Ainsi que lʼannonce son titre général, lʼambition de ce travail est modeste : il sʼagira de jeter un regard nouveau sur la notion de koto en japonais archaïque, et ceci à travers lʼanalyse du Kojiki et du Nihon shoki, ces deux Chroniques impériales qui combinent des récits mythologiques et des narrations d’événements historiques, et dont le contenu, les circonstances de rédaction et d’autres, seront décrites le moment venu. Un certain nombre d’épisodes issus de ces textes seront examinés afin dʼexplorer, de manière concrète, le champ sémantique de notre concept. Puisque ces Chroniques racontent bien souvent les mêmes événements, nous disposerons la plupart du temps de deux versions différentes dʼun même épisode (et même de variantes additionnelles pour le Nihon shoki), ce qui nous permettra dʼélucider d’éventuelles divergences dʼutilisation et de compréhension de notre concept entre ces deux textes.
Il serait tentant de rejeter cet objet d’étude sous prétexte que ce seul concept ne mérite pas à lui seul un travail de cette dimension, mais ce serait occulter son omniprésence tout au long de nos textes sources. Ce terme était, dʼaprès les sources écrites, prononcé koto, et sa récurrence dans nos textes est telle qu’une analyse exhaustive de ses apparitions représenterait un travail colossal. Une simple recherche informatique nous donnerait, en incluant toutes les graphies possibles (man.yō gana 万葉仮名 inclus), plus de 2500 entrées pour le Kojiki et presque 20.000 pour le Nihon shoki. Il convient également de rappeler que le mot « koto » peut agir comme lexème invariable pour nominaliser une phrase, ce qui fait de lui un élément indispensable à la rédaction en japonais archaïque (et moderne). Ainsi, cette étude devra inévitablement établir au préalable des critères de sélection fondés sur la prégnance explicative de tel ou tel exemple. D’autres cas devront être simplement exclus de lʼanalyse pour des raisons qui seront expliquées dans les chapitres correspondant.
Méthodologie
Le tournant évoqué dans l’avant-propos ouvrit dans notre parcours de doctorant un paysage nouveau de possibilités, mais l’enthousiasme d’avoir enfin ciblé notre objet de recherche entraîna en revanche un étrange aveuglement méthodologique. Sans nous créer un plan de travail défini, encore moins nous soucier de situer notre recherche dans la géographie disciplinaire des sciences humaines, nous commençâmes à travailler sur la matière brute, en plongeant avidement nos mains dans cet immense volume de glaise que le concept japonais archaïque de koto nous donnait à brasser. Ce que nous perdions en méthode et structure, nous le gagnions en méticulosité, puisquʼil fut question, au tout début, dʼexaminer en détail le contenu des deux grandes Chroniques impériales du Japon, le Kojiki 古事記 et le Nihon shoki 日本書紀, en vue d’identifier les épisodes où notre concept pouvait apparaître. Notre rudimentaire première méthode consista en une prospection à tout hasard des innombrables cas de figure de notre terme, et puis, après confirmation de la lecture koto par les différentes éditions, en une analyse contextuelle visant à comprendre le rôle quʼil jouait dans chaque épisode. Se succédèrent alors de longues journées (et nuitées) passées à feuilleter nos deux textes sources à la recherche des deux principaux sinogrammes, shì 事 et yán 言, par le biais desquels notre terme vernaculaire pouvait se présenter. A ces graphies se rajoutèrent bien dʼautres qui furent analysées au fur et à mesure, en nous arrêtant longtemps sur chaque exemple concret afin d’en déceler sa spécificité. Ce fut sans doute la relative stérilité des premières années de recherche qui nous poussa plus tard à parcourir avidement tous les recoins de ce nouveau pays de cocagne que le concept de koto vint représenter pour nous.
Or, force fut de constater que le nombre dʼexemples était tellement important quʼil aurait été insensé de continuer ainsi. C’est pourquoi nous commençâmes à cibler, à comparer, à identifier des catégories et sous-catégories, et puis, par-dessus tout, à réfléchir sérieusement au but réel de notre démarche. Même si derrière cette façon de procéder transparaissait une certaine méthode, la nécessité de la dégrossir et de l’encadrer devint évidente, et ce ne fut que par le biais de ce perfectionnement que notre travail commença finalement à donner des fruits réels. En y réfléchissant, il se peut que nous n’ayons pas suivi le processus idéal, mais quand bien même nous aurions mis quelque part la charrue avant les bœufs, notre avidité première aura au moins eu le mérite non négligeable de nous gratifier de toute une panoplie dʼexemples concrets, qui se révélèrent le sol concret où cette étude vint sʼenraciner.
le concept de koto-dama
Nous avons estimé nécessaire dʼentamer ce travail dʼune manière quʼon pourrait appeler restrictive. Ceci tient au fait que dans les études des textes japonais de l’époque Nara, le motobjet de cette étude peut se voir jouer le rôle de morphème dans un terme composé qui, malgré le nombre peu élevé de ses apparitions dans ces textes, jouit d’une telle notoriété quʼil réussit en général à subsumer notre objet dans son océan de surdéterminations. Effectivement, dans le monde de la japonologie, qui dit « koto » (de la langue archaïque) dit très fréquemment « koto dama », et cʼest cette généralisation simpliste qui nous a poussé à effectuer dʼabord une analyse de ce dernier binôme afin de dresser les balises qui nous permettront de le séparer de notre réel objet de recherche.
Définitions et graphies possibles
Ce koto-dama, si lʼon doit se fier à sa graphie la plus habituelle, yán líng [ɧɪʌn leŋ] 霊, pourrait être défini sommairement comme lʼ« esprit des mots », et il sʼagit dʼun concept qui a fait couler quantité dʼencre non seulement dans le monde de la japonologie en Occident, mais aussi et surtout parmi les chercheurs Japonais. Son analyse est loin dʼêtre une mince affaire puisque contrairement à dʼautres concepts similaires de l’époque, il nʼa pas péri avec lʼhistoire, et s’est vu de ce fait subir une grande « inflation de sens. » En effet, lʼhistoire a laissé sur lui, tel que la marée le fait en se retirant, des résidus de la pensée dominante à chaque époque. Si lʼon se centre à lʼépoque archaïque, il est souvent associé à ce que beaucoup de chercheurs se plaisent à appeler « la croyance dans lʼesprit des mots » ou kotodama shinkō 言霊信仰. Cette expression fait appel à lʼexistence supposée au Japon archaïque dʼune croyance selon laquelle les paroles (koto 言) seraient porteuses dʼun esprit ou d’une entité de force subtile (tama 霊) qui était censée agir sur le réel en matérialisant le contenu de l’énoncé. Cette croyance s’exprimerait notamment sous la forme d’un tabou, en ce sens que la prononciation de certaines paroles mènerait à des résultats néfastes dans le monde des phénomènes. Pour reprendre les mots de Toyoda Kunio 豊田国夫, « kaku ieba, kaku naru node, iu bekarazu » か いえば、かくなるので、いうべからず (« Ainsi dit, ainsi se fait, [donc] mieux vaut ne pas le dire ») . Cet esprit tama 霊 agirait donc sur la réalité selon une logique de causalité performative de type : « telle parole, tel fait. ».
Tout d’abord, concernant cet esprit tama 霊, il est important de souligner qu’il ne se rattache pas à une idée statique dʼâme. Toyoda Kunio lui attribue un caractère plus concret en y incluant l’idée de « force de vie » (seimei-ryoku 生命力) . Dans cette même perspective, Roy A. Miller affirme qu’il sʼagirait dʼun concept actif, englobant divers éléments dʼénergie créatrice qui infuseraient une puissance vitale neuve et vigoureuse à son réceptacle, les mots en lʼoccurrence. Bien que nous soyons loin d’adhérer aux postulats généraux de son argumentaire sur le koto-dama, nous trouvons que Miller se révèle particulièrement éclairant pour fournir une traduction en langue occidentale de ce terme tama, en affirmant très justement que des termes comme « âme » ou « esprit » ne feraient que nous écarter du sens originel. Si aucun vocable en langue anglaise ne ferait justice au tama japonais nous dit-il, il existerait en revanche des mots comme Geist en allemand ou « élan » en français qui sʼen rapprocheraient beaucoup plus, ce dernier étant, pour lui, le plus approprié de tous, de par lʼidée de force motrice quʼil implique . Nous croyons que le mot latin anima, pris dans son sens original, pourrait être approprié également.
Les occurrences du mot koto-dama dans la poésie japonaise ancienne
Un « pays divin où l’on est aidé par l’esprit des mots. »
Dans les nombreuses études sur le koto-dama, c’est sûrement le poème 3254 du Man.yōshū, composé par Kakinomoto no Hitomaro 柿本人麻呂 (ca 660 – ca 720), qui a fait l’objet des examens les plus attentifs, ce qui n’est pas étonnant vu que ledit poème fait du binôme koto-dama un concept de portée « nationale. » Il s’agit d’un chant que le poète entonne pour souhaiter bonne chance à un personnage que les éditeurs du SNKBZ identifient comme un ambassadeur ou un fonctionnaire local, avant l’embarquement de celui-ci pour une mission en Chine. Voici le poème dans son intégralité :
志貴島 倭国者 事霊之 所佐国叙 真福在与具。 Sikisima nö / yamatö nö kuni pa / kötödama nö / tasukuru kuni zö / masakiku ari kösö.
Le pays de Yamato, à Shiki-shima, est un pays où [l’on est aidé] par lʼesprit des mots. Soyez ainsi vraiment heureux [dans votre voyage] !
Ce que le poète Hitomaro semble suggérer ici est que, le Yamato étant un pays béni par le pouvoir du koto-dama, un éventuel voyageur n’aurait rien à craindre pendant ses déplacements pourvu que les mots appropriés soient prononcés en sa faveur. Cependant, pour être compris correctement, ce poème doit être situé dans son contexte, car il s’agit d’un poème court (hanka 反歌) qui sert de prolongement naturel du poème précédant, le 3253, aussi de la main de Hitomaro :
葦原 水穗国者 神在隨 事挙手為国 雖然 辞挙叙吾為 言幸 真福座跡 恙無 福座者 荒礒浪 有毛見登 百重波千重浪尓敷 言上為吾 言上為吾35。 Asipara nö midupö nö kuni pa / kamu na gara / kötöagë senu kuni / sikaredömö / kötöagë zö a ga suru / kötö sakiku masakikumase tö / tutumi naku / sakiku imaseba / arisönami / arite mö mimu tö / momope nami / tipe nami ni siki / kötöagë su are pa / kötöagë su are pa.
Le Pays de la Plaine Fertile des Roseaux est un pays divin où l’on n’élève pas les mots (kotoage). Pourtant, je le fais, j’élève les mots [et dit] « heureux ! » pour que vous ayez en vérité un voyage heureux et sans contrainte. Si la fortune vous accompagne (litt. « si vous êtes heureux »), même s’il y a de violentes vagues, nous nous reverrons bientôt. C’est pourquoi, à l’image de cent vagues, à l’image de mille vagues, [cent fois] j’élève les mots, [mille fois] je les élève…
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Table des matières
Introduction générale
Objectif et problématique
Méthodologie
a) Cadre théorique
b) Aspects pratiques
Structure de la thèse
Première partie : le concept de koto-dama
1.1) Introduction
1.2 Définitions et graphies possibles
1.3) Les occurrences du mot koto-dama dans la poésie japonaise ancienne
1.3.1) Un « pays divin où l’on est aidé par l’esprit des mots. »
1.3.2) Sakihahu ou tasukuru ? Dilemmes de lecture
1.3.3) La « divination du soir »
1.4) Koto-dama et langue japonaise
1.4.1) Une nouvelle conscience du langage au VIIIe siècle naissant
1.4.2) Vérité, bonheur et exaltation nationale
1.4.3) L’antinomie entre le koto-dama et le koto-age
1.4.4) Questions de nomenclature
1.4.5) Paroles « légères » et paroles authentiques
1.5) Le koto-dama et les classiques japonais
1.5.1) Bref historique du concept de koto-dama après sa création
1.5.2) Des apories exégétiques
1.5.2.1) La flèche meurtrière
1.5.2.2) L’averse de grêle
1.6) Conclusion. La nécessité d’une nouvelle approche
Deuxième partie : faits et paroles
2.1) Introduction
2.2) Différents aspects du terme koto
2.2.1) Les définitions des dictionnaires de langue ancienne
2.2.2) Une grande variété de graphies
2.3) Précautions contextuelles
2.3.1) Mythe et société archaïque
2.3.2) Les divergences dʼécriture entre les textes sources
2.3.3) Les lectures des différentes collections
2.4) Précautions méthodologiques
2.4.1) La méthode « graphie – lecture ancienne »
2.4.2) Les koto inclus par besoin syntactique
2.4.3) Les autres koto
2.4.3.1) La cithare
2.4.3.2) Les koto « différents »
2.4.4) Les possibles renvois à des concepts étrangers à lʼarchipel
2.4.4.1) La maxime savante
2.4.4.2) Le binôme « étranger »
2.5) Les cas douteux
2.5.1) L’incertitude graphique des koto « grammaticaux »
2.5.2) Les faits de type « vérité objective »
2.6) La correspondance fait-parole
2.6.1) Explication graphique
2.6.2) Lʼimpératrice jalouse
2.6.3) La chanson de la jeune fille
2.6.4) La force immanente du koto
2.7) Conclusion
Troisième partie : essence et injonction
3.1) Introduction
3.2) Le concept de mono
3.2.1) Définition et précisions du sens
3.2.2) Exemples du concept de mono en tant que « substance »
3.3) Les rapports entre koto et mono
3.3.1) Lʼalliance efficace entre la matière et la parole
3.3.1.1) Parole et « substitut matériel »
3.3.1.2) Les paroles de ressuscitation
3.3.1.3) Les formules « résonnantes »
3.3.1.4) Koto et mono en tant que noms génériques
3.3.2) Parler « koto » ou parler « mono » ?
3.3.2.1) Les affinités avec le verbe « ihu »
3.3.2.2) Les affinités avec le verbe « kataru »
3.3.2.3) Les affinités avec le verbe « tohu »
3.3.3) Nature parlante
3.3.3.1) Considérations théoriques
3.3.3.2) Les exemples tirés des textes sources
3.3.3.3) Koto et mots de salutation. Une exception au concept K ?
3.3.3.4) Lʼinstauration de lʼordre dans le monde
3.4) Essence et koto
3.4.1) Le koto apposé à un nom selon la formule « N + no + koto »
3.4.1.1) Précautions sémantiques
3.4.1.2) Étranges déclarations dʼamour
3.4.1.3) Bref excursus à l’époque Heian. Lʼancienne nourrice du prince Genji
3.4.1.4) Exemples de la structure « N + no + koto » dans les textes archaïques
3.4.1.5) Un autre opérateur véhiculant le koto « essence »
3.4.2) Le nom
3.4.2.1) Nom et tabou
3.4.2.2) L’acte de nommer. Généralités
3.4.2.3) Nom et essence au Japon archaïque
3.4.2.4) Nom et parole
3.4.2.5) Des cas atypiques
3.4.3) Le concept de koto-muke
3.4.3.1) Première approche. Quelques exemples
3.4.3.2) Histoire de la recherche et précisions sémantiques
3.4.3.3) Qui est l’émetteur du koto-muke ? Deux écoles opposées
3.4.3.4) Koto-muke et civilisation
3.4.3.5) Des nouvelles perspectives pour l’étude du koto-muke
Conclusion générale
