ENTRE LE SENSIBLE ET LE DISCONTINU
ENTRE L’ÉCOULEMENT DU TEMPS ET LA FRAGMENTATION LINÉAIRE : UNE DICHOTOMIE
Paradoxalement, la seule chose à laquelle il soit possible de se fier est Fimpermanence des choses. – Sogyal Rimpoche.Dans la première partie de ce chapitre, nous avons situé le corps comme le lieu des perceptions, où se rencontre la conscience intérieure et le monde extérieur. Le corps est une image-mouvement immanente à l’écoulement du temps. La conscience, bien qu’étant elle aussi dans cette évolution, procède d’une manière différente du corps pour habiter le réel, c’est ce qu’explique Didi-Huberman en se référant au livre L’évolution créatrice de Bergson :Nous concentrons une période de cette évolution en une vue stable que nous appelons une forme, et, quand le changement est devenu assez considérable pour vaincre l’heureuse inertie de notre perception, nous disons que le corps a changé de forme. Mais, en réalité, le corps change de forme à tout instant. Ou plutôt il n’a pas de forme, puisque la forme est de l’immobile et que la réalité est en mouvement. Ce qui est réel, c’est le changement continuel de la forme : la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition. Donc, ici encore, notre perception s’arrange pour solidifier en images discontinues la continuité fluide du réel.Bergson octroie au mouvement continu une antériorité au discontinu. Ce continu serait inscrit dans le fonctionnement même de notre organisme et de la vie. Nous pourrions donc remonter à une sorte de perception cellulaire du monde, voire atomique, qui précède la fragmentation du monde par le langage. Cette perception n’est pas divisible, elle fait partie du flux, elle est le flux. Est-ce à dire que la durée serait directement liée à la matière? C’est ce que laisse entendre Gilles Deleuze quand il dit que « l’étendu est dans la matière et non la matière dans l’étendu ». Sans matière, il n’y aurait pas de mouvement et donc pas de durée. L’écoulement du temps existe à travers la transformation de la matière. Et, cette matière en mouvement induit à la conscience la sensation de durée, c’est ce que Deleuze appel l’univers des images-mouvement, ajoutant de surcroît que même la conscience est une image-mouvement25. C’est d’ailleurs cette idée selon laquelle la conscience est elle aussi une image-mouvement, c’est-à-dire une forme mobile en transformation qui est redéfinie à chaque instant par le mouvement du tout et vice-versa, donc que la conscience ne peut se soustraire au mouvement, au caractère continu de la durée. En ce sens, penser que la conscience crée une cohérence illusoire entre les multiples du réel – ce multiple pourrait d’ailleurs être associé à l’idée de Deleuze des coupes mobiles qu’opère le cinéma, en opposition aux coupes immobiles sur la pellicule matérielle – donc que cette cohérence du continu serait une invention de la conscience, est une idée inquiétante qui place à nouveau l’homme au centre de l’univers, générateur de la matière et du mouvement par les illusions créées par sa conscience. Effectivement, une illusion pourrait être nommée dans cette cohérence du tout, et c’est de penser que la conscience peut se représenter le tout par l’addition linéaire d’ensembles fermés. Bien que la spécificité humaine soit d’avoir pris en charge son propre devenir, comme le dit Albert Jacquard27, il ne faudrait pas penser que ce devenir puisse se soustraire à l’enchevêtrement de la durée du tout; durée qui, rappelons-le, est contenue dans la matière de Bergson et dans les images-mouvement de Deleuze. Nous pourrions ainsi dire que l’illusion de surface est de penser que l’univers est un tout constitué par l’addition linéaire des choses, car en effet, l’univers est multiple et est plusque la somme de ses parties. Il y aurait une deuxième illusion, qui elle, une fois la première surmontée, nous laisserait croire que les objets sont ponctuels et isolés, chacun dans son univers et isolé des autres multiples. N’oublions pas que la linéarité apparente qui constitue chacun de nous ne s’inscrit pas dans notre conscience comme une ligne claire, franche et droite, cette linéarité n’existe que dans la conscience de nous-même, mais n’est pas tangible comme une expérience linéaire. Elle est en elle-même enchevêtrée dans la prégnance des expériences, dans les souvenirs vifs ou inconsistants, et encore dans les images-mouvement des autres vies que nous nous sommes appropriées comme referents ou expériences. Bref, la linéarité de nos vies n’est pas decomposable comme une étude physiologique d’Étienne Jules Marey.
LE CINÉMA DE PRISE DE VUE RÉELLE
Ce chapitre se divise en deux sections. La deuxième section sera consacrée au cinéma d’animation. Mais commençons par regarder de plus près le cinéma en prise de vue réelle.Par prise de vue réelle, nous entendons le cinéma qui utilise un mécanisme automatique d’enregistrement des images, à une cadence de 24 images par seconde (30 i/sec en vidéo). La caméra filme en temps réel le mouvement, contrairement au cinéma d’animation qui fabrique ce mouvement une image à la fois. Ce temps réel pourrait déjà être remis en question puisqu’en fait, il s’agit là aussi d’une fabrication du mouvement une image à la fois, mais à un rythme beaucoup plus rapide qui permet de reproduire assez fidèlement la fluidité du mouvement réel telle que perçue par l’œil. Ce qui fait dire au cinéaste Pierre Hébert, enrichit des lectures des textes d’André Martin écrits dans les années 1950, « qu’il n’y a qu’un cinéma dont l’animation est le centre avec son principe image par image. »
Le cinéma : un symbole de la pensée du discontinu
Comme nous l’avons vu précédemment, Bergson, déjà au début du XXe siècle, donc au début de l’histoire du cinéma, proposât que le temps de la science fût enfermé dans un mode de pensée cinématographique. Un système du discontinu qui empêche de voir le tout, c’est-à-dire d’avoir une vision d’ensemble permettant d’unifier les choses dans un mouvement continuel, toujours en création de nouvelles formes toutes unifiées par des liens visibles ou invisibles. Nous répétons l’importance de l’idée que le tout est plus que l’addition d’ensembles fermés ; c’est-à-dire des formes contenues dans des limites physiques, conceptuelles ou temporelles. C’est dans ce tout que, par une pratique artistique, nous voulons situer le questionnement de la durée de nos vies, vies qui pourraient apparaître comme des fragments isolés, mais qui sont, dans une vision globalisante, immanente à l’enchevêtrement du mouvant.
L’objet cinéma est beaucoup plus qu’une machine à se représenter le monde en mouvement, il est une métaphore, voire un symbole du paradigme du discontinu tel que nous l’avons défini. Mais à bien y regarder, le cinéma est un paradoxe intrigant, puisqu’il nous place en même temps face à un objet qui fabrique le mouvement par la succession linéaire de pictogrammes, mais également il nous met face à la nécessité d’une continuité sensible. Car même si la succession des images projetées est saccadée, le regardeur cherchera à créer la constance dans cet enchaînement. En effet, même lorsque les images ne se suivent pas directement dans la logique d’un mouvement fluide, que le mouvement projeté est saccadé pour l’œil, ces soubresauts existent tout de même dans une continuité; c’est simplement que le rythme du mouvement ne sera pas fluide, mais plutôt construit de ruptures et de vibrations.
Une machine à fabriquer du temps?
Une fois que nous acceptons le cinéma comme un acte de reproduction du mouvement par une succession d’images fixes, il est légitime de se demander si le cinéma febrique du temps. C’est le caractère reproductible et répétitif d’un instant capté sur la durée du flux réel qui ouvre la porte à cette question. Mais, si nous acceptons que ce n’est pas le mouvement qui est capté par la caméra, mais bien une succession d’images fixes, comment ces images pourraient posséder en elles-mêmes une durée? Même la durée de la projection est variable, selon que nous projetterons les images plus ou moins rapidement. Il est vrai que, si nous avions affaire aux photographies toutes seules, nous aurions beau les regarder, nous ne les verrions pas s’animer […]. Pour que les images s’animent, il faut qu’il y ait du mouvement quelque part. Le mouvement existe bien ici, en effet, il est dans l’appareil. C’est parce que la bande cinématographique se déroule, amenant, tour à tour, les diverses photographies de la scène à se continuer les unes les autres, que chaque acteur de cette scène reconquiert sa mobilité : il enfile toutes ses attitudes successives sur l’invisible mouvement de la bande cinématographique. […] Tel est l’artifice du cinématographe. Tel est aussi celui de notre connaissance. Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement.
Le temps de la matière
Le théoricien André Habib, dans l’article « Le temps décomposé, ruines et cinéma » propose une réflexion fort intéressante sur la matérialité de la pellicule, matériau en voix d’extinction, qui devient en lui-même porteur d’une temporalité poétique et mélancolique. À la fin du XIXe siècle, on a introduit le mot « pellicule » dans le vocabulaire technique de la photographie pour l’opposer à la «plaque» (elle-même très fragile puisqu’elle était en verre). Il est extraordinaire que des hommes aient confié tant d’images, tant d’affects, tant de constructions, tant de beauté, à un support si proche, ontologiquement, de sa propre ruine.
II ne faut pas penser que le numérique ait changé tant de choses à l’égard de la durabilité de notre mémoire archivée, « dans la mesure où les standards de stockage numérique d’aujourd’hui seront obsolètes demain. » Entre les différents formats vidéo, puis numériques, et la dégradation plus rapide que prévue des supports de stockage numériques, l’information n’est pas plus en sécurité qu’avant : l’image n’existe plus, elle est dans une virtualité composée de séries de codes; si le lecteur CD ne veut plus lire le disque, ce n’est plus une image délavée que nous avons, mais l’absence de l’image. Qu’arriverait-il à la connaissance humaine si le réseau Internet, pour une raison ou une autre, cessait d’exister du jour au lendemain? Fermons ici la parenthèse sur la virtualité du numérique, qui serait le sujet d’un autre travail, et revenons plutôt à la matérialité de la pellicule. Le cinéma matérialise et rend perceptible le temps, non seulement parce qu’il capte, stocke et imprime des durées, qu’il dégage l’entrelacs de temps historiques amalgamés dans chaque image, qu’il périme ce qu’il filme en inscrivant son passage dans des « objets temporels », mais aussi parce qu’il le traduit, dans le corps même du support, sous la forme d’un lent processus de destruction. Le temps rend visibles les marques, inscrites sur la pellicule, de son passage et de sa survivance?*
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Table des matières
RÉSUMÉ
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES FIGURES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : ENTRE LE SENSIBLE ET LE DISCONTINU
1.1 Entre le corps sensible et le discontinu
1.2 Entre l’écoulement du temps et la fragmentation linéaire
1.3 L’enchevêtrement de la mémoire
1.4 L’expérience du temps : Conclusion
CHAPITRE 2 : LE TEMPS ET LE CINÉMA
2.1 Le cinéma de prise de vue réelle „
2.1.1 Le cinéma : un symbole de ia pensée du discontinu
2.1.2 Une machine à fabriquer du temps?
2.1.3 Le temps de la matière
2.1.4 Une manipulation de la durée
2.2 Le cinéma d’animation : Un mouvement décomposé
2.2.1 Le temps du faire
2.2.2 Une fluidité de la rupture
2.2.3 La pixillation
CHAPITRE 3 : SUSPENDU ENTRE DEUX NÉANTS, UNE EXPOSITION
3.1 Introduction
3.2 Mémoires animées, un Him de collage
3.2.1 Mise en contexte
3.2.2 La démarche
3.2.3 Quelques observations sur le film
33 La mise en espace
3.3.1 La danseuse
3.3.2 Don Quichotte contre la fragmentation du monde ou La durée sur sa longueur
3.4 Conclusion
CONCLUSION FINALE
BIBLIOGRAPHIE
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