Entre décembre 1998 et décembre 1999, l’actualité des services publics marchands se trouve marquée par une série d’événements qui interrogent l’évolution de la place et du statut de l’usager. Dans le secteur de l’eau, la ville de Grenoble décide en décembre 1999 de rompre son contrat de concession avec Lyonnaise des eaux suite à huit ans de procédures judiciaires engagées par une association contestataire en faveur du retour à la gestion publique. En avril de la même année, d’autres usagers de l’eau bloquent des routes dans le sud de l’Ardèche ; le distributeur d’eau, la Saur, vient de couper le service à une vingtaine d’entre eux qui refusaient de payer des factures jugées prohibitives. Dans le secteur des télécommunications, les usagers s’adonnent aux joies de la concurrence et profitent des dynamiques d’un marché nouveau et en pleine croissance. En décembre 1999, deux millions de personnes s’achètent ou offrent un téléphone mobile. L’escalade de la concurrence apporte des bénéfices auparavant inimaginables à l’usager qui peut choisir entre différents téléphones pour le prix symbolique d’un franc. Cependant, le consommateur ne se contente pas de choisir, il revendique. Le 13 décembre 1998, des internautes lancent une grève pour protester contre les tarifs de France Télécom et renoncent à se connecter pendant 24 heures. Puis au cours de l’année 1999, des consommateurs font appel à la nouvelle Autorité de régulation des télécommunications (ART) et obtiennent une baisse de 20% des prix des appels de téléphones fixes vers des mobiles ainsi que la correction des contrats des opérateurs qui comportaient de nombreuses clauses abusives. Enfin, dans le secteur électrique, décembre 1999 reste marqué par les tempêtes et les coupures d’électricité de grande ampleur. Sans électricité pendant parfois plus de trois semaines, les usagers reprennent conscience à leur dépend, du caractère essentiel du service.
Ces exemples montrent que l’usager se trouve dans des positions multiples, à la fois consommateur, client et citoyen . Consommateur, puisque l’usager bénéficie progressivement de la capacité de choisir entre plusieurs offres et de droits individuels renforcés à l’égard des opérateurs de réseaux. Client, puisque l’ouverture à la concurrence et plus encore les progrès techniques offrent des produits de plus en plus différenciés ; avec l’essor du management par la demande, le client devient la cible de démarches nouvelles de marketing de la part des entreprises. Citoyen, enfin, car la production de services publics soulève des enjeux collectifs tels que la cohésion sociale, l’aménagement du territoire ou la protection de l’environnement. Ainsi, les services de réseaux apparaissent plus que jamais dans leur dimension hybride : à la fois services marchands et services publics, gérés par des entreprises mais dont la maîtrise et la réglementation relèvent de l’autorité publique. Cette particularité conditionne largement les modalités de gestion des réseaux selon des processus de nature à la fois marchande (par le jeu de l’ajustement de l’offre et de la demande) et non marchande (par la prise en compte d’enjeux collectifs) .
DES ENJEUX DE RECOMPOSTION DU ROLE DES AUTORITES PUBLIQUES ET DE RENFORCEMENT DE LA DEMOCRATIE LOCALE
Le sujet de la thèse s’inscrit dans des enjeux plus larges liés à la recomposition des compétences des collectivités locales dans le champ des services urbains, à l’ouverture du système démocratique local à la participation des habitants et des citoyens, et aux réformes des modalités de régulation des services publics marchands.
Depuis le début des années 1990, les enjeux territoriaux des services de réseaux reviennent au premier plan. En 1998, Henri Coing avait mis en exergue plusieurs enjeux locaux auxquels sont confrontés tant les opérateurs de réseaux que les collectivités locales : le changement de statut de l’usager qui tend à devenir client et impose aux producteurs d’introduire une gestion commerciale de proximité ; les enjeux environnementaux qui supposent des politiques publiques intersectorielles et décloisonnées, en particulier au plan local ; le développement local qui peut être lié à la planification d’infrastructures de réseaux ; et la politique de la ville qui, après les actions de rénovations lourdes des années 1980, accorde la priorité à la proximité et à l’accessibilité sociale au service. Les enjeux locaux mettent en exergue la dimension politique inhérente à la gestion et au développement des services de réseaux. Pour Jean-Marc Offner , le politique est à l’œuvre parce que l’accès au réseaux est construit comme un problème politique – c’est le cas aujourd’hui de l’accès au haut-débit, il en était de même pour l’accès à l’eau potable dans les années 1920 – ; parce que les logiques technico-économiques ne suffisent pas expliquer leurs formes de développement ; et parce que les autorités disposent des outils de régulation des interactions entre réseaux et territoires.
Dans un contexte de libéralisation pourtant peu propice à la relance de l’engagement des collectivités locales – et de l’intervention publique en général –, les autorités publiques ont conservé les compétences obtenues avec les lois de décentralisation. Elles en ont même acquis ou pris en charge de nouvelles dans des secteurs jusqu’alors fortement centralisés tels que l’électricité et les télécommunications. A la faveur de cadres réglementaires plus ouverts aux initiatives locales, le renforcement de la responsabilité des collectivités dans les secteurs de l’eau et de l’assainissement, les marges de manœuvre nouvelles offertes par les renégociations de concessions avec EDF (Poupeau, 2000) ou le développement de politiques locales de télécommunications (Barré-Vinchon, 2001) concrétisent et élargissent le principe d’autonomie des autorités publiques locales, dans des secteurs qui, depuis l’après-guerre, fonctionnaient selon des modes opératoires largement centralisés . Au plan réglementaire, et pour l’ensemble des services de réseaux, les collectivités bénéficient depuis près de vingt ans de responsabilités élargies.
ETAT DE L’ART : UN GLISSEMENT PROGRESSIF DE L’ANALYSE DU TRAVAIL DES AGENTS A L’ETUDE DU STATUT DE L’USAGER
Si les procédures de concertation et de participation des usagers ont été peu étudiées, la question de la relation des organisations publiques aux usagers individuels a en revanche fait l’objet d’une littérature académique foisonnante. Au cours de la décennie 1980, ces recherches ont largement été relayées par les praticiens et ont suscité des évolutions concrètes des conditions d’accueil et de traitement des demandes (Plan Urbain et RATP, 1992). Comme le souligne Jean Marc Weller, ces divers travaux ont été engagés par de nombreux courants et disciplines tels que la sociologie des interactions, l’éthnométhodologie, l’économie et la gestion des services ou la sociologie des organisations. Ces recherches mettent en relief la problématique centrale de la modernisation des services publics par l’usager, en examinant les relations entre les organisations et leur publics. En conclusion de son article de revue de la littérature, JeanMarc Weller distingue quatre types de travaux sur le thème de la modernisation par l’usager, en fonction de deux tensions méthodologiques : entre production et organisation, d’une part, et entre visible et invisible, d’autre part. Le premier faisceau de tensions qui traverse les travaux sur l’usager concerne les modalités de description de l’intervention publique, selon que les chercheurs s’intéressent à la production d’un service – analyse du travail concret d’un guichetier, des différents éléments techniques et administratifs qui peuplent la production du service, des formes d’adaptations des normes et des codes par les agents – ou à l’organisation dans son ensemble, à ses règles et ses hiérarchies – considérant le processus de modernisation par l’usager comme le résultat d’un jeu social bien arrêté. Le second faisceau de tensions porte sur le niveau d’interprétation des pratiques administratives en distinguant les travaux qui s’intéressent principalement à l’action visible, pour rendre compte de l’action publique à travers les activités pratiques de ses membres – grâce à des descriptions minutieuses des actes, de l’environnement immédiat et des conversations – de ceux qui traitent davantage de l’invisible, c’est-à-dire des normes, des intentions, des valeurs qui encadrent le travail des agents publics.
A partir de ces deux axes de distinction, Jean-Marc Weller (ib. p. 379) propose une typologie des différents travaux de recherches construite à partir des quatre combinaisons possibles entre production et organisation d’une part, visible et invisible, d’autre part :
♦ L’approche pragmatique qui adopte une méthode de description du travail visible des agents en se centrant sur la production du service et les interactions de guichet. Cette approche s’appuie sur la microsociologie ou l’éthnométhodologie et considère l’usager dans une position de coproducteur.
♦ L’analyse des régulations organisationnelles se concentre quant-à-elle sur l’évolution de la conduite des bureaucrates à l’égard des usagers (invisible) en s’attachant à rapprocher le sens de cette évolution de celle de l’organisation dans son ensemble et des régulations sociales internes. Les tenants de cette approche montrent comment le rapport à l’usager est investi stratégiquement par les différents acteurs de l’organisation. Dans ce cas, l’usager est approché en acteur qui intervient sur la scène de l’organisation, au sein du jeu d’acteur.
♦ L’économie et la gestion des services restitue l’activité visible des agents telle qu’elle apparaît au vu du cadre juridique et technique de l’organisation, qui permet (ou pas) aux personnels de s’ajuster aux besoins des usagers. La relation administrative est dans ce cas, définie comme une relation de service qui innerve l’ensemble de la chaîne production, distribution, consommation. Cette relation, autrement définie sous le nom de servuction, doit être rationalisée. De fait, l’économie et la gestion des services s’intéressent aux formes de coordination entre professionnels et clientèles, aux routines, aux contraintes, aux innovations, en envisageant les modalités de rationalisation de la relation de service, du point de vue de l’organisation (Gadrey, 1994). Ici,l’usager est approché en consommateur ou en client dont on cherche à ajuster les besoins et pratiques à l’organisation.
♦ Enfin, les études dérivées de la sociologie politique se préoccupent de la production des politiques publiques en présupposant que l’analyse du rapport à l’usager ne peut se réduire à l’apparente relation de service, mais nécessite de prendre en compte la dimension politique qui lui est sous-jacente, ou invisible. Dans son rapport aux institutions publiques, l’usager est considéré comme un citoyen-évaluateur .
De cet état des lieux des recherches sur l’usager et la modernisation des services publics, Jean-Marc Weller tire un bilan du dosage entre ces différentes approches. Il note qu’au début de la période étudiée, 1986-1996, l’essentiel des travaux a porté sur l’étude du travail visible des agents devant et derrière le guichet, en se focalisant sur la relation de service, du point de vue de l’organisation (économie et gestion des services) et du point de vue du travail des agents (approche pragmatique et interactionniste). La limite du centrage sur la dimension visible de la relation de service s’illustre dans la difficulté à traiter du sens des transformations observées et à négliger la dimension politique du rapport à l’usager. De plus, réduits aux interactions de guichet ou aux mutations des organisations, ces travaux contribuent à surestimer le fait que l’usager soit la finalité des réformes, alors qu’il ne constitue souvent qu’un élément parmi des objectifs beaucoup plus larges d’augmentation des performances des entreprises et des administrations, de décentralisation, de libéralisation ou de construction d’un marché européen des services d’intérêt général.
Partant de ce constat, Jean-Marc Weller prédit en 1996 que les recherches à venir sur le thème de l’usager s’orienteront davantage vers le pôle de la sociologie politique pour sortir du travail des agents et comprendre les articulations ou les glissements entre les différentes formes d’engagements des usagers (entre producteur, acteur, consommateur et citoyen) ou encore pour saisir les relations entre des projets politiques plus larges et des techniques juridiques ou comptables, des réformes organisationnelles ou des procédures institutionnelles.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE I. MUTATIONS DE LA RÉGULATION ET NOUVELLES PLACES DE L’USAGER
INTRODUCTION DE LA PREMIERE PARTIE
CHAPITRE 1. LES MUTATIONS DE LA RÉGULATION : CONCURRENCE ET NOUVEAUX SYSTEMES DE PILOTAGE
CHAPITRE 2. LES MUTATIONS GESTIONNAIRES ET COMMERCIALES DES ENTREPRISES
CHAPITRE 3. LES MUTATIONS DE LA REPRÉSENTATION DES USAGERS
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
PARTIE II. NOUVEAUX STATUTS DE L’USAGER : DOMINATION DU CONSOMMATEUR, RÉSISTANCE DU CITOYEN
INTRODUCTION DE LA DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE 4. CONSOMMATEUR, CLIENT, CITOYEN : TROIS CANDIDATS A LA SUCCESSION DE L’USAGER
CHAPITRE 5. LA PRÉGNANCE DU RÉFÉRENTIEL CONSUMÉRISTE
CHAPITRE 6. LA PERSISTANCE D’ENJEUX DE CITOYENNETÉ
CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
LEXIQUE
ANNEXES
TABLES DES FIGURES, TABLEAUX ET ENCADRÉS
TABLE DES MATIÈRES
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