La fission nucléaire est l’une des principales sources de production d’électricité dans le monde. Bien qu’utilisée quotidiennement, elle reste en partie mal comprise de par la complexité des phénomènes mis en jeu. Afin de parvenir à une meilleure compréhension de ce processus, de nouvelles données nucléaires, plus précises, sont nécessaires. Celles-ci permettront également l’amélioration des modèles prédictifs utilisés par les codes de simulation des applications nucléaires (réacteurs conventionnels et de nouvelle génération, applications de non-prolifération, etc.). Certaines données, comme la section efficace de fission ou encore le nombre moyen de neutrons émis (ν), sont connus avec une très bonne précision. En revanche, d’autres observables clés, telles que le spectre en énergie des neutrons prompts de fission (PFNS (1)), sont bien moins connues. Ces derniers figurent sur la liste de requête prioritaire de l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique) [1] et font l’objet d’un programme international de recherche, mis en place en 2009 [2]. Ce travail de thèse s’inscrit dans le cadre de cette dynamique internationale visant à améliorer les données sur les spectres de neutrons de fission.
Peu de données relatives aux mesures de PFNS sont actuellement disponibles. Celles ci sont généralement précises mais peuvent, dans certains cas, présenter des divergences significatives.
Des désaccords entre les données expérimentales et les librairies peuvent être observés dans les domaines d’énergies du spectre des neutrons prompts inférieur à 1 MeV et supérieur à 8 MeV . Ces caractéristiques se retrouvent sur un certain nombre d’actinides tels l’235U, l’238U, le 239Pu ou encore le 237Np.
Ces désaccords entre les données et, a fortiori, entre les librairies sont d’autant plus problématiques que l’énergie des neutrons prompts est l’un des facteurs essentiels pour assurer la précision des calculs de criticité servant à la modélisation des cœurs de réacteurs nucléaires actuels, mais aussi de ceux des concepts innovants de la nouvelle génération. Selon le jeu de valeurs choisi, des variations du paramètre de criticité (kef f ) de l’ordre de 300 pcm (3) sont observées (notamment sur les combustibles de type MOX (4)) [2].
Pour ces diverses raisons, l’AIEA recommande dans un rapport de 2009 [2] une évaluation précise des PFNS pour des énergies neutrons incidentes allant du thermique (25 meV) jusqu’à plusieurs centaines de MeV. La priorité est bien sûr donnée à l’235,238U, au 239Pu, mais aussi à l’233U, au 232Th ainsi qu’à certains actinides mineurs comme le 237Np ou encore l’241Am. Ces travaux ont vocation à permettre une meilleure compréhension du phénomène de fission et à améliorer la précision des bases de données nucléaires.
Fission nucléaire et émission de neutrons prompts par les fragments de fission
Fission nucléaire et émission des neutrons prompts
La fission nucléaire est un processus au cours duquel un noyau atomique lourd se divise en au moins deux fragments de tailles variables. Ce phénomène s’accompagne d’une libération d’énergie d’environ 180-240 MeV. Entre 75 et 85% de cette énergie se retrouve sous forme d’énergie cinétique des fragments de fission. Le reste se répartit en émission de neutrons prompts (environ 10%) et de γ-prompts (environ 4%) par les fragments et sous forme de décroissances β− et d’émission de neutrons retardés par les produits de fission (environ 8%).
Désexcitation du noyau composé et fission nucléaire
Entre 1934 et 1938, à Rome, Enrico Fermi étudie le bombardement de noyaux d’uranium par des neutrons, pensant obtenir des noyaux transuraniens. Ce n’est qu’en 1938 que Otto Hahn et Fritz Strassmann réalisent une identification chimique précise des produits de cette réaction, mettant en évidence le fait qu’un noyau d’uranium ainsi bombardé par des neutrons se scinde en deux noyaux, plus légers. Ce phénomène fut nommé « fission nucléaire » par Lise Meitner et son neveu Otto Frisch, en 1939. Certains noyaux lourds (A > 230), comme par exemple le 252Cf, peuvent fissionner sans apport d’énergie par une particule extérieure. Cette fission est qualifiée de « spontanée ». D’autres noyaux, comme l’235U, l’238U ou encore le 239Pu, ne peuvent fissionner qu’après avoir capturé une autre particule. On parle alors de fission « induite ». Par la suite, nous nous intéresserons essentiellement au processus de fission induite par neutron.
Réactions nucléaires induites par neutron et noyau composé
Considérons un neutron d’énergie cinétique En en interaction avec un noyau de masse A dont les nucléons sont répartis sur différentes orbites dans le puits de potentiel. Alors le neutron peut :
• être réfléchi par le potentiel du noyau A. Il conserve son énergie dans le référentiel du centre de masse et le noyau A reste dans son état fondamental. Ce processus est appelé « diffusion élastique potentielle » et survient essentiellement pour des énergies En > 20 MeV.
• être capturé par le noyau A pour former le noyau A+1. Ce phénomène est le plus probable pour des énergies En < 20 MeV.
C’est ce dernier processus qui va essentiellement nous intéresser. Le noyau A+1 formé est dans un état excité. Si l’on note Bn l’énergie de liaison du neutron au noyau A+1, alors l’énergie d’excitation E∗ du noyau A+1 est donnée par E∗=En+Bn. Ce noyau a une durée de vie de l’ordre de 10⁻¹⁵ s, durée assez longue à l’échelle nucléaire pour que l’énergie d’excitation se distribue sur les degrés de liberté, en prenant en compte les lois de conservation de l’énergie et de spin. Le noyau A+1 est alors appelé noyau composé, selon le modèle présenté par N. Bohr en 1936 [3], et son mode de formation n’influence pas son mode de désexcitation. Cette dernière peut s’effectuer selon plusieurs processus :
• la diffusion élastique résonnante : ré-émission d’un neutron emportant toute l’énergie excédentaire ;
• la diffusion inélastique : ré-émission d’un neutron emportant une partie de l’énergie. Le noyau reste dans un état excité mais à un niveau moindre et reviendra au fondamental par émission de γ ;
• la capture radiative : émission d’un ou plusieurs γ ;
• la fission : si la barrière de fission du noyau A+1 est notée Bf (A + 1) alors, le phénomène de fission peut se produire lorsque E∗ > Bf (A + 1) ;
• d’autres réactions (plus rares) : émission de particules chargées ou de plusieurs neutrons.
Les probabilités relatives à ces divers processus sont données par leurs sections efficaces. Celles-ci dépendent de l’énergie de la particule incidente mais également de la nature de l’actinide A .
Neutrons prompts de fission
Lors de la fission nucléaire, induite ou spontanée, des neutrons sont émis. Lorsque cette émission survient dans un temps très court (moins de quelques nanosecondes) après la scission du noyau initial, les neutrons sont qualifiés de prompts par opposition aux neutrons retardés, émis après désintégration β− des produits de fission .
Sources de neutrons prompts
Lors du processus de fission, il existe trois épisodes de libération de neutrons : (1) l’émission par le noyau composé de neutrons de scission ou ternaires ; (2) une émission par les fragments durant leur phase d’accélération ; (3) et enfin une évaporation par les fragments de fission accélérés.
Les travaux ici présentés portent sur la fission induite par des neutrons de basse énergie (< 20 MeV). Les neutrons prompts sont essentiellement émis par les fragments de fission complètement accélérés. Ces derniers atteignent 90% de leur vitesse maximale en environ 5×10⁻²¹ s. Les neutrons, eux, sont émis à des temps de l’ordre de 10⁻¹⁵ s après la formation du noyau composé . Dans le référentiel du laboratoire, leur énergie cinétique moyenne est d’environ 2 MeV pour une énergie d’émission la plus probable d’environ 700 keV. Ces valeurs varient peu dans la région des actinides [4].
Distribution angulaire et de vitesse des neutrons prompts
Des études ont été menées, dès les années 1960 [5], afin de déterminer les distributions angulaires et de vitesse des neutrons de fission. Les expériences alors menées ont permis d’établir que ces distributions sont fortement piquées selon l’axe de fission (ie : la direction des fragments de fission). Ce phénomène est bien reproduit en supposant une émission isotrope des neutrons dans le référentiel du centre de masse par les fragments de fission complètement accélérés.
Lors du passage dans le référentiel du laboratoire, la vitesse des neutrons combinée à celle des fragments de fission donne des distributions angulaires et de vitesse anisotrope, piquées selon l’axe de fission.
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Table des matières
Introduction
A Fission nucléaire et émission de neutrons prompts par les fragments de fission
I Fission nucléaire et émission des neutrons prompts
1 Désexcitation du noyau composé et fission nucléaire
1.1 Réactions nucléaires induites par neutron et noyau composé
1.2 Fission nucléaire induite par neutron
2 Neutrons prompts de fission
2.1 Sources de neutrons prompts
2.2 Distribution angulaire et de vitesse des neutrons prompts
II Modèles
1 Modèles phénoménologiques
1.1 Spectre de Maxwell
1.2 Spectre de Watt
2 Modèle semi-empirique de Madland-Nix
2.1 Spectre d’évaporation des neutrons par le noyau composé
2.2 Distribution en température des fragments de fission
2.3 Spectre en énergie des neutrons prompts
3 Outils de simulation
3.1 Le code FIFRELIN
3.2 Le code GEF
4 Les différents modèles appliqués au cas de la fission spontanée du 252Cf
B Outils expérimentaux
I Technique du temps de vol
1 Technique du temps de vol appliquée aux mesures de PFNS
2 Deux méthodes pour la mesure des PFNS
2.1 Technique de mesure avec une cible passive
2.2 Technique de mesure avec une cible active
II Chambres à fission
1 Principe de fonctionnement d’une chambre à fission
1.1 Principe de fonctionnement d’une chambre d’ionisation
1.1.1 Création de paires électron-ion
1.1.2 Mouvement des particules chargées et charge induite
1.2 Discrimination α-fission
1.2.1 Principe de la discrimination α-fission
1.2.2 Facteurs limitant la discrimination α-fission
2 Signal électrique en sortie d’une chambre à fission
2.1 Formation du signal électrique
2.1.1 Vitesse de dérive des porteurs de charge
2.1.2 Conversion de la charge induite en amplitude
2.1.3 Les quatre composantes du signal électrique
2.2 Réponse temporelle des chambres à fission
2.3 Traitement du signal
3 Développement et étude de la réponse de nouvelles chambres à fission multi-plateaux
3.1 Développement de nouvelles chambres à fission
3.2 Évaluation des performances des nouvelles chambres
3.2.1 Temps de réponse et résolution temporelle des chambres à fission
3.2.2 Mesure de la qualité de la discrimination α-fission
3.2.3 Distorsions sur le spectre en énergie des neutrons prompts
3.2.4 Synthèse des performances et axes d’amélioration
III Détecteurs de neutrons
1 Généralités sur les scintillateurs
1.1 Principe de détection d’un neutron
1.2 Réponse en lumière d’un scintillateur
1.3 Efficacité de détection neutron d’un scintillateur
2 Scintillateurs inorganiques : verres au lithium
2.1 Principe de fonctionnement
2.1.1 Mécanisme de scintillation
2.1.2 Réactions parasites et discrimination neutron-γ
2.1.3 Méthode des verres au lithium
2.2 Étude de la réponse aux neutrons des verres au lithium
2.2.1 Dispositif expérimental
2.2.2 Reconstruction du spectre temps de vol neutron
2.2.3 Efficacité intrinsèque de détection
3 Scintillateurs organiques
3.1 Généralités
3.1.1 Mécanisme de scintillation
3.1.2 Caractéristiques de l’émission lumineuse et discrimination neutron-γ
3.2 Optimisation de la discrimination neutron-γ sur les scintillateurs organiques
3.2.1 Utilisation d’un écran en plomb pour atténuer les γ de basse énergie
3.2.2 Optimisation des portes d’intégrations utilisées pour la discrimination neutron-γ
3.3 Comparaison des performances de scintillateurs liquides de type BC501A et de scintillateurs cristallins de type pterphenyle
3.3.1 Résolution en temps des scintillateurs
3.3.2 Résolution en énergie
3.3.3 Étalonnage en énergie des scintillateurs avec le code GRESP
3.3.4 Étude de la réponse aux neutrons et courbe de réponse en lumière
3.3.5 Comparaison entre scintillateurs liquides de type BC501A et scintillateurs cristallins de type pterphenyle
IV Système d’acquisition numérique FASTER
1 Généralités sur le système FASTER
2 Fonctionnement du module QDC de FASTER
3 Configuration de l’acquisition FASTER lors des mesures de PFNS
V Production de flux de neutrons monocinétiques
1 Réactions de production de neutrons monoénergétiques
2 Principe de fonctionnement des accélérateurs électrostatiques de type Van de Graaff
3 Présentation des installations utilisées
3.1 Installations produisant des neutrons en cinématique directe : Van de Graaff 4 MV du CEA, DAM, DIF et Van de Graaff 7 MV du JRC-IRMM
3.2 Installation produisant des neutrons en cinématique inverse : source LICORNE de l’IPN Orsay
C Mesures de spectres en énergie des neutrons prompts de fission
Conclusion
