transition énergétique : un concept flou et ambigu
L’utilisation à profusion du concept de transition énergétique n’empêche pas pour autant des débats autour de sa définition. La transition énergétique recouvre différentes significations qui varient beaucoup suivant les interlocuteurs. Par exemple, la vision d’un futur système énergétique reposant sur des nouvelles technologies révolutionnaires associé à une forte consommation d’énergie est incompatible avec celle d’un futur plus low-tech et sobre en énergie. Pour reprendre l’expression de de Perthuis (2017), la transition est un « concept à géométrie variable ». Cette ambigüité permet à chaque pays de proclamer qu’il est sur la bonne voie en matière de transition énergétique ou aux optimistes de penser que « la transition énergétique mondiale est en marche » (Canfin, 2016). Cette absence de définition explicite pose problème car les objectifs auxquels la transition fait référence diffèrent. Elle peut ainsi prôner successivement la réduction des coûts des énergies pour favoriser la croissance économique, la décarbonation de l’énergie, un système énergétique plus résilient ou encore un changement complet de modèle social. Le consensus devient difficile à trouver même si pour certains il semble atteint. Evrard (2014) parle ainsi de « consensus ambigu » en reprenant l’expression de Bruno Palier. Chavance (1990) qui étudie la transition vers l’économie de marché note que « la notion de transition est à la fois indispensable et ambiguë pour penser le changement systémique », indispensable car elle permet de réfléchir à la recomposition du système mais ambigüe car elle suppose l’existence et la définition a priori d’un état final qui occulte les incertitudes.
Bien que l’on évoque généralement la transition énergétique à réaliser pour lutter contre le réchauffement climatique et bien qu’elle renvoie à des définitions différentes, nous pouvons dans un premier temps l’identifier simplement à un changement entre deux systèmes énergétiques. La transition énergétique ne signifie donc pas forcément décarboner un système énergétique mais simplement passer d’un système reposant majoritairement sur une source d’énergie primaire à une autre source d’énergie primaire. Avec la popularisation de cette expression, des évènements qui auparavant n’étaient pas désignés comme tels ont été associés à cette notion. Ainsi, la révolution industrielle avec le développement de l’utilisation du charbon est devenue une transition énergétique entre un système fonctionnant majoritairement à partir de biomasse vers un système reposant en grande partie sur le charbon. Pourtant, le concept de révolution est différent de celui de transition comme l’a analysé Chabot (2015). D’une part, la transition s’attache d’abord à modifier les moyens tandis que la révolution donne de l’importance aux objectifs finaux. D’autre part, le rapport au temps diffère : si la révolution cherche à revenir aux origines (temps cyclique), le temps de la transition correspond à une spirale, « cyclique [mais] sans aucun retour à l’origine » (De Meyer, 2015). Pour Smil (2013) cependant, il est tout à fait pertinent de parler de transition et non pas de révolution, car la transition est un processus continu de changement : « Energy transitions are not sudden revolutionary advances that follow periods of prolonged stagnation, but rather continuously unfolding processes that gradually change the composition of sources used to generate heat, motion and light ». En France, l’absence d’accord sur une définition précise de la transition énergétique a conduit à la poursuite d’objectif incohérents comme la réduction de la part du nucléaire en 2025 concomitant avec la baisse des émissions de GES. Les débats autour de la question de la transition énergétique alimentent des visions contrastées du futur système énergétique, les principaux échanges se structurant autour de l’abandon de l’utilisation d’énergies fossiles et de la pertinence du passage à un système basé uniquement sur des énergies renouvelables. La question la plus conflictuelle est soulevée par la place à accorder à l’énergie nucléaire qui émet peu de CO2 si on considère ses émissions en analyse de cycle de vie (Bruckner, Bashmakov et Mulugetta, 2014) voire pas de CO2 si on considère les émissions instantanées. Dans chaque vision du futur système énergétique, des variantes peuvent être explorées. Par exemple, les bioénergies sont considérées plus ou moins neutre en carbone en fonction de leur provenance et de leur gestion. Ainsi, leur utilisation à grande échelle ne serait pas forcément bénéfique en matière de bilan CO2 (Cherubini et al., 2011) sans mentionner les conflits autour des ressources alimentaires (terres, produits agricoles, etc.) qui pourraient s’exacerber. Enfin, les fonctionnaires de l’administration française du ministère de l’Écologie se réfèrent souvent à la LTECV adoptée en août 2015 pour définir le concept. Du côté institutionnel, la transition énergétique est donc une notion claire dans la mesure où la loi et les différentes stratégies nationales la déclinant le sont.
Souvent associé à la transition énergétique, le concept de transition écologique a émergé ces dernières années et est également de plus en plus utilisé. En témoigne le changement de nom du ministère français de l’écologie qui est devenu le ministère de la Transition écologique et solidaire en 2017 lors de l’arrivée de Nicolas Hulot au sein du gouvernement. Il n’est alors plus question uniquement de l’énergie mais de l’ensemble des êtres vivants et donc des écosystèmes de la planète. Cette notion globale propose de redéfinir les liens entre les différentes sphères de la société : sphère socio-économique et sphère du vivant. Des objectifs d’équité et de justice sociale viennent compléter l’objectif de décarbonation (Jasanoff, 2018). Cette transition recherche une transformation plus globale des sociétés humaines et non pas uniquement du système énergétique. Cette approche de la transition, appréhendée dans une vision systémique se retrouve dans le mouvement des villes en transition, développé par Rob Hopkins. La transition est alors associée à l’idée de résilience et d’économie circulaire. En cherchant à proposer un changement aussi bien du système économique que de la société pour préserver l’environnement, le projet de transition écologique se rapproche de celui du développement durable, même si pour certains (Jacques Theys par exemple, voir Barré, Lavoux et Piveteau, 2015b) la dimension sociale est moins présente dans la transition écologique. Celle-ci tend d’ailleurs à remplacer le développement durable bien que les deux concepts soient tout aussi ambigus. Si avec cette notion, on souhaitait sortir de la confusion entourant le développement durable, elle a déjà été vidée de son sens et est « devenue une auberge espagnole » (Bourg et Schmid, 2018).
Les concepts de transition énergétique ou de transition écologique n’ont pas de définition précise et, de la même façon que pour le développement durable (Hopwood, Mellor et O’Brien, 2005), chacun peut y associer sa vision du système énergétique futur ou de la société dans son ensemble. Le flou entourant la transition énergétique a donc l’avantage, pour de nombreux promoteurs du concept, de faire passer implicitement l’idée qu’il n’y aura pas besoin de changer de modèle de société (Bourg et Schmid, 2018). Pour Rumpala (2010), l’énonciation de la transition alimente un « discours de conviction » qui prétend ainsi faire exister cette transformation. Aykut, Evrard et Topçu (2017) soulignent également l’ambivalence de l’utilisation de la notion de transition énergétique, vu plutôt comme un « outil de maintien » du régime de l’existant. En effet, en évitant d’expliciter sa définition, on ne discute pas des implications d’une transition énergétique aussi bien du point de vue technique que social. Pour reprendre Audet (2015), les débats actuels « font une place croissante à l’idée de transition à laquelle on accole un grand nombre de suffixes qui renvoient à des projets politiques variés et potentiellement contradictoires : transition vers l’économie verte ou vers l’économie sobre en carbone, transition énergétique ou transition écologique, transition juste, etc. ». Un « imaginaire de la transition » se met ainsi en place (Fressoz, 2014), au service de différents discours programmatiques visant à « convaincre les acteurs socio-économiques et les entrepreneurs que la transition est en cours, qu’elle est facile, qu’on sait la conduire » (Dahan, 2018), que c’est un chemin inéluctable.
délimitation du concept de transition énergétique bas-carbone
Au-delà de la transition énergétique, les objectifs de la transition énergétique bas carbone ne sont pas non plus clairement définis et cette absence de définition pose problème. Les acteurs ont l’impression d’atteindre un consensus : les tribunes médiatiques appelant à un sursaut dans la lutte contre le changement climatique (Collectif, 2018), ou proclamant que la transition énergétique a déjà lieu (Roger et Barroux, 2016) sont légions. Mais sans définition précise, il est facile de s’accorder sur la nécessité de faire une transition énergétique. D’autant plus que tout devient prétexte à mener la transition énergétique : nombre de projets de recherche sont menés au nom de la transition énergétique même si le lien est parfois ténu. Le concept serait presque devenu un objet marketing à invoquer pour obtenir des financements ou susciter l’intérêt, illustrant ainsi le phénomène abondamment commenté de greenwashing.
Les derniers rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) (IPCC, 2007, 2014, 2018b) ont montré que la réduction des émissions de GES devait commencer le plus rapidement possible. Une transition énergétique bas-carbone consiste donc a minima à diminuer ces émissions du système énergétique. Afin de faciliter cette transition, il est possible de l’inclure dans un projet plus vaste, celui de la transition écologique qui inclut d’autres objectifs environnementaux et socio-économiques. Ces autres objectifs ne sont pas obligatoirement subordonnés à la réduction des émissions . Ils peuvent ainsi consister en une amélioration de l’emploi, de la richesse, du bien-être, de l’acceptabilité sociale, etc., et peuvent s’appuyer sur les co-bénéfices qu’apporteraient cette transition énergétique. Toutefois, la plupart des autres objectifs résultent de compromis politique (démocratie, équité, diminution de la précarité énergétique, inégalités, etc.) qui ne sont pas l’objet de notre analyse. Pour parvenir à réduire les émissions, il est légitime de se demander si une transformation plus profonde des structures sociales est nécessaire et donc de considérer qu’il est nécessaire d’inclure d’autres objectifs pour réaliser une transition énergétique. Mais si on se limite aux exigences de la lutte contre le réchauffement climatique, l’objectif principal reste la diminution des émissions de GES. Des objectifs comme le maintien de la biodiversité ou socio-économiques comme les Sustainable Development Goals peuvent offrir des synergies intéressantes pour s’adapter et/ou lutter contre le réchauffement climatique. Cependant, nous faisons le choix de nous limiter dans un premier temps à cet objectif de diminution des émissions de GES pour la transition énergétique bas-carbone.
Si l’on s’accorde sur un objectif de réduction des émissions, les questions suivantes se posent alors : jusqu’où les réduire ? Et à quelle vitesse ? Avant l’accord de Paris, l’objectif discuté dans les instances internationales était celui de 2◦C . Le grand changement apporté par l’accord de Paris est le nouvel enjeu associé à la valeur de 1,5◦C car l’article 2 stipule de contenir « l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2◦C par rapport aux niveaux préindustriels » et de s’efforcer de « limiter l’élévation de la température à 1,5◦C par rapport aux niveaux préindustriels ». Le dernier rapport du GIEC sur le Global warming of 1,5◦C (IPCC, 2018a) a montré que la vitesse de la transition du système énergétique doit être particulièrement rapide pour pouvoir espérer respecter cet objectif puisque les émissions mondiales doivent atteindre la neutralité en 2050, en général grâce à l’aide d’émissions négatives . Cet objectif semble bien compliqué à réaliser (Raftery et al., 2017), pour ne pas dire irréaliste, et s’inscrit dans la veine des objectifs annoncés toujours plus ambitieux mais jamais respectés. Ce point de vue rejoint celui d’Oliver Geden et son analyse du targetism des politiques climatiques actuelles (Geden, 2015). Depuis la montée des préoccupations envers le climat dans les années 1990, il a toujours été « minuit moins cinq » pour agir. La fenêtre d’action toujours réduite s’est décalée dans le temps au fur et à mesure des années pour laisser une marge de manœuvre au politique. Pour améliorer la lisibilité de l’action politique, Oliver Geden propose de se limiter à un objectif d’atteinte de la neutralité carbone pour chaque pays (Geden, 2016). Le choix de l’objectif est donc finalement lui aussi sujet à discussion : objectif de température, objectif traduit en concentration de CO2 ppm, objectif de budgets carbone, objectif sur le niveau des émissions comme le propose Oliver Geden ou encore objectif sur l’empreinte écologique comme le suggère Dominique Bourg. L’objectif d’une transition énergétique visant une réduction des émissions peut donc avoir plusieurs modalités. En pratique, la plupart des pays s’accordent aujourd’hui sur des cibles de réduction des émissions de GES par rapport à une année de référence ou à un scénario de référence.
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Table des matières
Introduction
i état des lieux de la transition énergétique
1 retour sur le concept de transition énergétique
1.1 Apparition de la notion
1.2 Transition énergétique : un concept flou et ambigu
1.3 Délimitation du concept de transition énergétique bascarbone
1.4 Les transitions énergétiques vues par les Sustainability Transitions
1.4.1 Les Sustainability Transitions : une approche pluridisciplinaire de la transition
1.4.2 Un cadre théorique d’analyse de la transition
1.4.3 Les chemins de transition
1.4.4 Spécificité de la transition bas-carbone
1.5 Problématique générale de la thèse
2 que nous enseigne l’histoire ?
2.1 Retour historique sur les transitions énergétiques
2.1.1 Une rétrospective de long terme
2.1.2 La révolution industrielle
2.1.3 Florilège de transitions énergétiques remarquables
2.2 Caractériser les moteurs des transitions énergétiques
2.2.1 La temporalité des transitions
2.2.2 Le rôle essentiel de l’innovation technologique
2.2.3 Des services nouveaux et moins chers
2.2.4 L’augmentation de la consommation d’énergie
2.2.5 La géographie des ressources
2.2.6 Le soutien institutionnel
2.3 Les défis de la transition énergétique bas-carbone
2.3.1 Une transition dirigée et pas spontanée
2.3.2 Le risque de carbon lock-in
2.3.3 Une fenêtre d’action étroite
2.3.4 Retour à une économie organique ?
2.3.5 Le rôle incertain de l’innovation technologique
2.3.6 L’acceptabilité sociale
2.4 Conclusion
ii les tentatives de contrôle de la transition énergétique en france
3 la transition énergétique française dominée par des intérêts économiques
3.1 Une politique énergétique française marquée par le nucléaire
3.1.1 Nucléaire : un programme technocratique
3.1.2 Remettre en cause le nucléaire ?
3.1.3 Les énergies renouvelables électriques
3.1.4 La biomasse, une énergie au potentiel sous-exploité
3.1.5 Le chauffage urbain, un développement limité au profit du chauffage électrique
3.2 Une convergence progressive des thématiques de l’environnement et de l’énergie
3.2.1 L’État face à la croissance énergétique
3.2.2 Un État soucieux de l’indépendance énergétique
3.2.3 L’institutionnalisation du changement climatique
3.3 Objectifs et gouvernance de la transition énergétique en France
3.3.1 Évolution des objectifs de la transition énergétique
3.3.2 Processus de fabrication des scénarios de la DGEC
3.3.3 Gouvernance et suivi de la transition
3.3.4 Les autres gouvernances de la transition énergétique
3.4 Insuffisance de l’évolution du système énergétique visà-vis des objectifs climatiques
3.4.1 L’évolution des demandes de service énergétique 107
3.4.2 L’évolution du mix énergétique
3.4.3 L’évolution des émissions de GES et CO2
3.5 Conclusion
4 quel futur pour la transition énergétique bascarbone en france ?
4.1 Le contrôle par la taxe carbone
4.1.1 Déclinaison française de la taxe carbone
4.1.2 Les résultats de la commission Quinet 2019
4.1.3 Une taxe carbone difficile à mettre en œuvre
4.2 Conflits entre trajectoire neutralité et LTECV
4.2.1 Hypothèses de l’exercice prospectif
4.2.2 Les difficultés pour atteindre la neutralité carbone
4.2.3 Les différences entre un scénario Neutralité et un scénario LTECV
4.2.4 Discussion et conclusion
4.3 Le poids des décisions passées : enseignement d’une analyse comparative avec la Suède
4.3.1 La politique énergétique en Suède
4.3.2 Les futures trajectoires des systèmes énergétiques
4.3.3 Une disparité des orientations
4.4 Conclusion
iii comment piloter une transition énergétique ?
5 la gouvernance issue des sustainability transitions
5.1 Le Transition Management
5.2 Les critiques du mouvement
5.3 Conclusion
6 quels apports du phénomène de transition de phase en physique ?
6.1 Éléments de la physique des transitions de phase
6.1.1 Équilibre thermodynamique
6.1.2 Classification des transitions
6.2 Analogie inspirée d’Ehrenfest
6.2.1 Déclinaison de l’analogie
6.2.2 Détermination du profil de taxes et subventions
6.2.3 Résultats avec un modèle simplifié à 3 années et
3 technologies
6.2.4 Résultats avec un modèle simplifié à 3 années et
6 technologies
6.2.5 Résultats avec un modèles TIMES
6.2.6 Conclusion
6.3 Analogie inspirée de Landau
6.3.1 De la classification de Landau aux phénomènes critiques : lois d’universalité
6.3.2 Déclinaison de l’analogie
6.3.3 Élaboration de chemins de transition dans deux cas simplifiés
6.4 Conclusion
Conclusion
Annexes
