Un cheminement déterminant vers une singularité artistique

Formation d’un projet de voyage

Maria Lassnig rencontre Arnulf Rainer en 1948 en Carinthie. « Il était alors étudiant en architecture et ne peignait pas encore. Je l’ai encouragé à devenir peintre », rapporte notre artiste. Une liaison amoureuse se développe rapidement entre Lassnig, qui a alors presque trente ans, et Rainer, de dix ans son cadet. Cette différence d’âge n’empêche néanmoins en rien l’influence mutuelle des deux jeunes artistes. Ainsi, est-ce tout d’abord Rainer qui attire l’attention de sa compagne sur le surréalisme. En outre, la confrontation qu’ils entameront bientôt avec l’avant-garde parisienne devient, du fait d’un partage de cette expérience, d’autant plus fructueuse83. Nous verrons qu’après le retour de Paris, Lassnig et Rainer mèneront à bout des projets d’expositions communs qui attestent de l’impact qu’ont eu ces voyages sur leur réflexion et leur création artistiques. Le fait d’avoir vécu et affronté cette aventure à deux a évidemment aussi donné une force de résistance contre les critiques à ces deux jeunes prodigieux. Car, comme le souligne Rainer rétrospectivement, « mon amitié avec Maria Lassnig […] nous immunisait, elle et moi, contre toutes les polémiques ».
Nous avons déjà vu que Lassnig et Rainer étaient fortement intégrés au sein des cercles des poètes du surréalisme tardif à Klagenfurt. Rien d’étonnant donc que le contact avec la scène parisienne a pu être établi grâce à ces littéraires avant-gardistes. En effet, Max Hölzer – « il entretenait une relation personnelle avec Breton ; l’amitié le liait à Paul Celan »-connaît bien le poète Paul Celan, installé depuis 1948 à Paris, qui traduit pour ses Publications surréalistes de nombreux essais et poèmes des surréalistes français en allemand. Le lien de Lassnig et Rainer avec Paul Celan et sa femme Gisèle a ainsi dû être aisément établi lors de leur premier voyage à Paris en 1951, d’autant plus que les deux voyageurs étaient munis de recommandations, l’une de la part d’Edgar Jené adressée à Paul Celan, l’autre de la part du directeur du centre d’information français à Klagenfurt. Celan deviendra alors leur point de référence à Paris et les mettra directement en contact avec les surréalistes, comme le relate une courte biographie de Lassnig vraisemblablement rédigée par ses propres soins pour un catalogue d’exposition en 1971 : « A travers Paul Celan, connaissance faite avec André Breton et Benjamin Péret.»
Les circonstances dans lesquelles se forme la décision de partir en voyage demeurent en partie inconnues. Sans doute, après autant de confrontations avec la réflexion surréaliste uniquement par le biais d’écrits et de reproductions d’oeuvres, l’envie de rencontrer en personne ses représentants depuis longtemps établis dans la capitale artistique mondiale autour d’André Breton, devait venir assez naturellement aux deux jeunes curieux. Une autre occurrence peut également expliquer la décision de Lassnig de partir. L’exposition estivale de l’association artistique de Carinthie [Sommerausstellung des Kunstvereins Kärtnen] qui se tient autour de 1946 à Klagenfurt, où certaines oeuvres de Lassnig sont accrochées, devient la scène d’un véritable scandale. Le public s’émeut devant Le portrait nu de Michael Guttenbrunner [Aktstudie Michael Guttenbrunners], peint en 194691, qu’il traite d’oeuvre pornographique selon les mots de Lassnig. Cet excès de conservatisme, de pudeur de la part du public, blesse Lassnig dont les intentions n’étaient autres qu’innocentes…et la pousse sans doute davantage à vouloir quitter sa patrie, à la recherche d’ouverture et de liberté artistique. Rainer le confirme bien lorsqu’il décrit l’ambiance générale à Klagenfurt : « Il y avait une grande résistance. Evidemment qu’on ne pouvait supporter de rester là-bas plus longtemps. La pensée était beaucoup trop étroite et régionaliste.» Et alors, où trouver cette liberté, si ce n’est à Paris, foyer de l’avant-garde moderne depuis le début du siècle ?
Enfin, il est important de mentionner la personnalité de Heimo Kuchling, l’un des premiers à tenter d’ouvrir le regard artistique autrichien sur la scène internationale. Comme Maria Lassnig, Kuchling apprend en autodidacte la leçon de l’avant-garde grâce à la lecture de revues. Il décide de partir sur place, à Paris, puis à Londres et New York. On peut donc supposer qu’il incite Lassnig, dont il a toujours été un mentor, à entamer le voyage pour Paris.
Peu avant le départ en 1951, Lassnig s’installe à Vienne dans un atelier dans la Bräuhausgasse 49 où elle vit dans des conditions précaires. En effet, ses moyens sont si limités qu’elle se voit obligée de « détruire » certains tableaux afin de pouvoir repeindre par-dessus. Cette précarité a-t-elle également pu être un moteur dans la décision de partir pour Paris ? Rainer et Lassnig s’attendaient-ils véritablement à trouver mieux là-bas ? Si cette réflexion a pu leur traverser l’esprit en amont du séjour, cela paraît presque ironique au vue de leurs conditions de vie somme toute déplorables à Paris, que nous étayerons dans un instant.
Ce qui est sûr, c’est que Lassnig a pu obtenir une bourse de financement pour ce voyage. A ce sujet, elle demeure cependant très vague. Dans une courte biographie pour un catalogue d’exposition, elle écrit non sans une pointe d’humour en 1971: « Premier voyage à Paris rendu possible grâce à une bourse. Apporté Arnulf Rainer et un grand salami. »96 De quelle institution, de quel voire quels pays – la France ou l’Autriche – provenait la fameuse bourse pour le voyage ? Lassnig, décrivant le processus de candidature à la bourse, demeure, comme bien souvent, approximative dans ses réponses : « Les Français m’ont évidemment aidée. J’avais indiqué au moment de postuler que j’avais été amie avec un Français, Louis, pendant la guerre. Il vivait alors chez nous à Klagenfurt. »Mais qui sont au juste ces « Français » ? S’agit-il du gouvernement français ? De délégations ou d’instituts culturels français installés après la guerre en Autriche ?
Selon Christa Murken, c’est la société franco-autrichienne [österreichisch-französische Gesellschaft] qui lui accorde une bourse pour deux mois de voyage à Paris. On peut supposer que cette société était liée au service d’information français à Klagenfurt, celui dont Lassnig et Rainer reçoivent une lettre de recommandation pour leur voyage. Un autre indice sur l’origine de la bourse peut provenir de la comparaison avec d’autres cas similaires. En effet, Lassnig et Rainer n’ont pas été les seuls à bénéficier d’un tel « bénévolat culturel et intellectuel » de la part des forces alliées. D’autres artistes, ainsi que certains historiens de l’art autrichiens, avaient eu l’opportunité d’approfondir leurs connaissances et recherches à Paris. Ainsi, Oswald Oberhuber, selon Wolfgang Drechsler le premier peintre de l’art informel en Autriche, évoque-t-il des « séjours à Cologne et Paris avec l’aide d’une bourse de l’Etat français » en 1951. A aucun moment, on ne trouve des indications sur une éventuelle rencontre de nos deux voyageurs avec Oberhuber à Paris. Il n’en reste pas moins qu’une information précieuse peut être déduite du témoignage d’Oberhuber au sujet de la provenance de la bourse obtenue par Lassnig et Rainer : l’Etat français. La société franco-autrichienne évoquée par Christa Murken aurait-elle été subventionnée par le gouvernement français ? Drechsler souligne en tout cas à plusieurs reprises l’importance des forces alliées en tant que vecteurs d’une « aide au développement intellectuel », que nous avons déjà pu constater.

A Paris : du surréalisme à l’informel

Le(s) séjour(s)

Pourquoi, au fait, savons-nous si peu de choses sur les voyages de Lassnig à Paris au début des années 1950 ? Pourquoi demeurent-ils autant d’incertitudes, de contradictions ou en tout cas, d’incohérences ? Une petite anecdote rapportée par l’historien de l’art autrichien, Wolfgang Drechsler109 décrit ses tentatives d’obtenir des informations de la part de Maria Lassnig au sujet de ses premières expériences parisiennes. La réaction est aussi immédiate qu’inattendue : Lassnig est trop fatiguée pour poursuivre la conversation téléphonique avec Drechsler. Lors d’un prochain entretien, l’interlocuteur insiste, cherche à savoir de quelle source provenait la bourse pour les voyages. Lassnig rétorque qu’elle ne le sait plus. Sa conclusion est simple : « On connaît déjà ces histoires, je n’ai plus beaucoup de forces, donc je ne m’occupe plus du passé, au contraire, je préfère dessiner ou peindre de nouvelles choses. »
De même, Arnulf Rainer – bien qu’il s’exprime de façon moins cryptée que Lassnig – est toujours resté vague ou du moins pas assez clair pour permettre une reconstitution historique limpide des voyages à Paris. Cela est évidemment lié au fait que l’intérêt de l’histoire de l’art pour ces voyages parisiens a été reconnu trop tardivement–exception faite d’Otto Breicha. Au moment où on a donc voulu en savoir plus de la part des artistes, leur mémoire faisait bien souvent défaut, si ce n’était leur envie d’en parler tout simplement. Les sources premières se taisent ou n’en disent pas assez, et les témoignages font défaut. Cependant, les historiens de l’art s’accordent bien sur le fait que ce voyage a été tout à fait décisif dans le parcours des deux jeunes artistes. L’historien de l’art Otto Breicha est le premier à souligner toute l’importance de cette première expérience à l’étranger dans le catalogue de l’exposition Débuts de l’informel en Autriche [Anfänge des Informel in Österreich], 1949-1953.
Les hypothèses émises par l’historiographie et les récits de Maria Lassnig et d’Arnulf Rainer divergent clairement sur le nombre de séjours passés à Paris. Les moments précis de l’arrivée et du départ, qui permettraient de valider ce qui a pu ou n’a pas pu être vu à Paris dans le même temps, nous sont également inconnus, tandis que la durée des séjours varie selon les sources. Christa Murken affirme que Lassnig aurait décidé de répartir l’argent de la bourse sur deux séjours d’un mois respectivement. Première incohérence, car Rainer rapporte qu’ « il s’agissait de deux ou trois voyages d’une ou de maximum deux semaines respectivement ».
Deux ou trois séjours donc… ? Alors que la plupart des sources historiographiques n’en comptent que deux ou préfèrent ne pas s’attarder sur ces détails, quelle n’est donc la surprise lorsque sur le brouillon d’un discours sans doute rédigé pour l’exposition Maria Lassnig. Dessins et aquarelles 1946-1995 au Centre Pompidou en 1995, l’artiste évoque trois voyages :
D’abord j’avais reçue [sic] en 1951 une des premières bourses quand j’ai rencontré André Breton et Benjamin Péret en 1952, je suis revenue et j’ai rencontré les successeurs des surréalistes, qui s’appellent les automatistes, en 1953, je suis revenue et j’ai rencontré les informelles [sic].
Pour ce qui est de la chronologie des faits que Lassnig mélange quelque peu ici, nous aurons bientôt l’occasion d’y revenir. Dans ses notes, Lassnig énumère également trois voyages sans pour autant les dater, en précisant que lors du troisième, elle aurait déjà eu une opportunité pour exposer ses oeuvres à Paris, chance qu’elle décide de sacrifier pour un retour à Vienne. Aucune autre source historiographique ne mentionne cependant ce projet d’exposition avorté, à l’exception d’Otto Breicha. Il relate que Lassnig emporte avec elle à Paris certaines de ses Méditations statiques, oeuvre exposées à la Art Club Galerie en novembre 1952 et qui, selon Lassnig, auraient alors mérité d’être exposées. Enfin, il est également fait mention de trois voyages dans la biographie que Lassnig rédige pour le catalogue d’exposition dirigé par Breicha en 1971.
Mais peut-on se fier aux informations indiquées par Lassnig ? Il s’avère qu’elle manque cruellement de cohérence dans son propre discours. Ainsi, dans la biographie qu’elle rédige au début des années 1970, c’est-à-dire peu après son arrivée à New York, elle ne mentionne que deux voyages. Le troisième voyage ne lui semblait-il plus assez significatif pour en parler, alors que presque à la même époque, elle le mentionne dans le catalogue de Breicha?
Peu de choses sont également connues sur les circonstances dans lesquelles les deux Autrichiens passent leur séjour dans la capitale artistique qu’ils auraient rejoint, selon les souvenirs de Rainer, en train. Rainer dépeint qu’ils vivaient dans un petit hôtel dans des conditions extrêmement précaires.

Les rencontres

Heimo Kuchling décrit le Paris des années 1950 comme une ville véritablement divisée sur le plan artistique : rive droite règne le cubisme tandis que la rive gauche est le bastion des surréalistes. Braque et Picasso étant alors inatteignables, il semble logique que Lassnig se soit concentrée dans un premier temps sur sa rencontre avec les surréalistes.
Deux moments-clés marquent les séjours dans ce qui est alors encore la capitale de l’art moderne. D’abord la rencontre avec les surréalistes. Grâce à l’intervention de Paul Celan, Arnulf Rainer et Maria Lassnig sont invités « dans ce café pour [se] joindre aux réunions des surréalistes ». Les deux Autrichiens s’y rendent avec leurs portfolios. Ils font visiblement bonne impression sur les surréalistes, qui apprécient leurs dessins. « Ensuite il fut décidé que Julien Gracq devait écrire un texte sur moi, et Benjamin Péret sur Lassnig », raconte Rainer. En effet, « Péret rédige l’avant-propos pour un projet de portfolio contenant des représentations automatistes-surréalistes », sorte d’ekphrasis sous forme de court essai surréaliste. Le portfolio même est intitulé Le Jardin des passions [Garten der Leidenschaften]. Visiblement, Péret et Lassnig gardent contact après cette expérience et entretiennent une bonne relation. Péret offre deux ouvrages dédicacés à Lassnig : La parole est à Péret avec une dédicace − « A Maria Lassnig aux dessins et ruisseau dans le forêt » − datée du 22 mai 1951 ainsi qu’un exemplaire de Révolte sur mesure, La Rue, présent également agrémenté d’un petit mot − « A Maria Lassnig. Le pli chante dans les cours » − et signé par une deuxième personne non identifiée. Il est probable que Péret ait offert les ouvrages en mains propres à Lassnig plutôt que l’hypothèse qu’il les lui ait envoyés par voie postale après son retour en Autriche. Dans ce cas, la première dédicace indiquerait que Lassnig est à Paris fin mai 1951. Reste à savoir de quel séjour il s’agit précisément.
En tout cas, une fois la première étape des rencontres avec les surréalistes franchie, la première épreuve surmontée, c’est à André Breton, le grand chef craint pour son despostisme, d’examiner les portfolios, les dossiers de ces deux jeunes nouveaux amateurs. Il semble également satisfait puisqu’il décide d’inviter chez lui les deux voyageurs. Dans ses notes, Lassnig marque « le chef de file du surréalisme André Breton me baisa la main » et Rainer rapporte s’être « rendu chez André Breton avec les héliographies de ses grands travaux », ce qui avait été l’occasion pour le jeune artiste d’admirer la collection d’art de Breton accrochée sur les murs de l’appartement. Ont-ils revu Breton plusieurs fois ? La rencontre en tête-à-tête n’est mentionnée qu’à titre unique. Cependant, il y aurait notamment eu un dîner anecdotique où Lassnig et Rainer auraient invité Breton et les surréalistes chez eux, même si cela paraît en contradiction avec le fait qu’ils vivaient dans des chambres d’hôtels minuscules, sans même la place pour mettre une table.
Par ailleurs, se trouve dans les archives de Lassnig à Vienne une feuille manuscrite intitulée « Les Manifestes du surréalisme » probablement à dater entre 1951 et 1952. Bien que celle-ci soit quasiment illisible, nous avons pu déchiffrer une évocation de Paris ainsi que des noms d’artistes surréalistes tels que Aragon, Soupault, Eluard, Desnos, Roger Vitrac, Georg Auric, Jean Paulhan, Max Morise, Péret, Pierre Naville, Boiffard, Jaques Baron, Picabia, Duchamp et Picasso. Ce document serait-il un indice sur les relations que l’artiste entretenait avec le mouvement des surréalistes en général, sur son degré d’intégration dans ce cercle?

Assimilation et dépassement de la leçon parisienne

Application de la leçon : expositions et activités

A leur retour à Klagenfurt en 1951, Lassnig et Rainer mettent quasiment directement en oeuvre les impressions recueillies au cours de cette leçon parisienne. En effet, Lassnig indique qu’elle organise en concertation avec Rainer au mois de novembre « la confrontation “Peinture non figurative” [Unfigurative Malerei] au Klagenfurter Künstlerhaus ». Rainer étaye le propos de sa compagne: « “une première confrontation des tendances” de la jeune peinture autrichienne » en remployant l’expression qui apparaissait déjà sur de dépliant de l’exposition Véhémences confrontées. Lassnig et Rainer s’inspirent en outre du schéma établi par Mathieu pour le dépliant de Véhémences confrontées qui énumère les différentes tendances artistiques au sein de l’informel, et appliquent cette tentative de catégorisation aux jeunes peintres autrichiens. Aduatz, Bischoffshausen, Hollegha, Fruhmann, Schidlo et Riedl s’inscrivent dans la tendance de « l’abstraction libre et géométrique », Mikl dans la « construction imaginaire » tandis que Rainer présente de la « peinture atomique, de la peinture aveugle, de l’expression élémentaire » et sous le pseudonyme « Zuzlu » de la « peinture nada ». Quant à Lassnig, ses oeuvres sont qualifiées de « métamorphiques », à l’instar de celles de Bryen dans le schéma de Véhémences confrontées. Une simple confrontation visuelle et formelle des reproductions des oeuvres apparaissant sur le fameux dépliant de la Galerie Nina Dausset avec les oeuvres informelles de Lassnig fait d’ailleurs mois avant l’exposition Peinture non figurative. La concordance de ces deux discours pourrait indiquer que Lassnig ait véritablement lu l’ouvrage du critique d’art. En effet, Tapié affirme.
Au-delà, le retournement de situation lié à la confrontation avec l’art informel doit être mis en lien avec la décision de Maria Lassnig de quitter la Hundsgruppe en 1952, ce qui marque donc sa distanciation définitive par rapport au surréalisme. S’en suit son retour au Art Club, fief de l’abstraction, où elle expose en 1952, après son second séjour parisien, ses Méditations statiques, caractérisées par une concentration de la forme. Ses nouvelles oeuvres sont cependant sujettes à des critiques négatives.
Un autre indice d’une appropriation de l’informel est la contribution de Lassnig à la revue Meta. Revue mensuelle pour l’art et la poésie expérimentaux contemporains [Monatszeitschrift für zeitgenössische experimentelle Kunst und Poesie]publiée par l’artiste allemand Karl Otto Götz à Francfort. Cette occurrence n’est point anodine puisque Götz, lui-même un artiste de l’art informel et seul membre allemand du groupe Cobra – que Lassnig admirera plus tard-, était fortement impliqué dans la scène artistique parisienne dans les années 1950 et 1960 et entretenait des liens forts avec Hans Hartung, Georges Mathieu, Jean Fautrier, Wols et Sam Francis.
Pour ce qui est de la contribution de Lassnig, les informations dont nous disposons ne sont encore une fois pas suffisamment claires ou cohérentes. Selon Murken, deux reproductions respectivement d’une oeuvre surréelle et d’une oeuvre informelle de Lassnig auraient été publiées dans Meta 3, le troisième numéro de la revue en 1951, sans précision sur le mois de parution. Néanmoins, dans la biographie vraisemblablement rédigée par Lassnig elle-même pour le catalogue de l’exposition Débuts de l’informel en Autriche en 1971, l’artiste mentionne une contribution dans Meta 8, huitième numéro de parution, en 1952. Or, le seul exemplaire de la revue dont nous disposons grâce aux archives de Lassnig à Vienne, est Meta 5 paru en mars 1951. Etant donné que la revue est décrite par son éditeur comme mensuelle, Meta 3, le numéro évoqué par Murken, aurait logiquement dû paraître deux mois auparavant, donc en janvier 1951. Or, il s’agit d’un moment antérieur à l’exposition Véhémences confrontées. L’hypothèse de Murken d’une contribution à Meta 3 est donc invalidée dans la mesure où il est improbable que Lassnig ait réalisé une oeuvre informelle avant d’avoir vu la fameuse exposition à Paris en mars 1951. D’autre part, Meta 8, le numéro évoqué par Lassnig en 1971, aurait dû paraître en juin 1951, d’après nos calculs, et non en 1952, comme l’indique Lassnig. Nous optons donc pour une contribution de Lassnig à Meta 8 autour de juin 1951, donc à un moment postérieur au premier voyage à Paris et à l’exposition Véhémences confrontées. Lassnig se situe encore à la croisée des tendances artistiques, à mi-chemin entre le surréalisme automatique qu’elle pratiquait déjà et l’art informel qu’elle vient de découvrir, et ne semble en tout cas pas encore revendiquer de mouvance en particulier. Dans tous les cas, la publication des dessins de Lassnig dans Meta a lieu avant l’organisation de l’exposition Peinture non figurative qui marque le véritable point de rupture avec le surréalisme.
Toutefois, Breicha souligne que l’informel n’a jamais représenté plus qu’une étape –pourtant essentielle- pour ses représentants autrichiens et qu’à partir de 1952 voire 1953 leurs préoccupations artistiques traduisent dorénavant un dépassement du tachisme.

Des « expériences introspectives » aux Méditations statiques

Il s’agit à ce stade de notre recherche de retracer en détails l’évolution artistique de Lassnig depuis ses débuts marqués par les « expériences » ou « événements introspectifs » jusqu’à la maîtrise de l’art informel qui la conduit à la formulation de ses Méditations statiques, elle-même au fondement de sa recherche sur les sensations corporelles. Ce processus s’étend sur un laps de temps restreint, entre 1949 et 1952.
Tout d’abord, pourquoi se tourne-t-elle vers le surréalisme ? « Parce que je voulais enfin faire quelque chose qui n’avait rien à voir avec le monde visible », répond Lassnig en 1965. Elle se dit également mue par « la curiosité de tester les sensations surréelles comme “l’automatisme”, l’absurde, etc ». Il s’avère rapidement que Lassnig s’intéresse peu à une influence formelle, stylistique – la citation ci-dessus montre son rejet du « style »- mais bien davantage aux concepts surréalistes, et avant tout à l’automatisme. En effet, elle constate en décrivant sa création artistique que « ce n’était alors pas du surréalisme habituellement pratiqué à l’époque mais des formes végétatives qui s’enfilaient les unes à côté des autres de façon automatique ». Le surréalisme révèle une chose essentielle pour la jeune artiste : la conscience d’une réalité au-delà de la pure vision optique.
Cependant, il convient de préciser que l’automatisme « pur », celui qui découle du hasard, est bien trop superficiel pour elle. Nous avons déjà vu qu’à l’instar des artistes de l’art informel, elle rejette le hasard. Elle ne se sert que de l’automatisme dans la mesure où il s’agit pour elle d’un moyen pour pratiquer l’introspection, l’observation et l’analyse de son intérieur. Cet exercice se veut conscient, précis, maîtrisé, et donc par définition, opposé au hasard. Ainsi écrit-elle en 1968, « je me distingue de mes origines surréalistes, de l’écriture automatique (dans laquelle j’expérimentais en 1951) par une concentration non-surréelle ». Pour autant, ce qui l’intéresse dans l’automatisme, c’est qu’il permet d’évacuer toute forme d’intention car dans sa volonté d’introspection, Lassnig souhaite travailler sans a priori, sans idées préconçues. Elle cherche à être surprise par son inconscient.
Bien que Maria Lassnig dépasse rapidement le surréalisme, elle revendiquera toujours certaines « qualités surréalistes » [« surreale Qualitäten »]dans son oeuvre, à savoir « l’obsession de l’objet, l’obsession de l’activité, la révolte contre le style, la révolte contre le monde et son imperfection, l’éternel provisoire, le sérieux non-sérieux, l’anti-style et [son] éternelle fidélité à l’illusionnisme idéaliste ». Au-delà, elle voit également dans les métamorphoses, les mythologies qu’elle développera dans son oeuvre à partir des années 1960, une réminiscence constante du surréalisme. Ainsi explique-t-elle dans une interview: « les transformations sont ma partie surréelle. »Enfin, ce qui la rapproche du surréalisme, est l’interdisciplinarité de son oeuvre entre l’art, la réflexion philosophique et la recherche scientifique sur le corps. En effet, Breton met en avant « l‘importance d’une conception multidimensionnelle dans le surréalisme » et « l’expérience de plusieurs mondes en simultané ».
Les « expériences introspectives »- c’est ainsi que Lassnig désigne plus globalement ses oeuvres de la période surréaliste- naissent, selon les indications de l’artiste, en 1949. Marquée dans sa formation par la tradition d’un réalisme exacerbé, « purifié » prôné par l’idéologie nazie, Lassnig n’opère dans sa pratique de l’introspection au fond qu’un décalage de l’extérieur vers l’intérieur de cette capacité d’observation de la nature. Selon les mots de Lassnig, ce « simple » déplacement de son regard constitue déjà toute sa radicalité. Lassnig est-elle alors véritablement à l’origine de ce concept introspectif ? Il est intéressant de remarquer qu’Oswald Oberhuber appelle en 1949, donc à peu près au même moment que Lassnig, certains de ses tableaux des Paysages introspectifs [Introspektive Landschaften].
La question se pose donc de savoir qui est à l’origine de cette formulation. Etant donné que les titres et dénominations ne naissent qu’a posteriori chez Lassnig, il semble toutefois difficile d’établir une chronologie des faits.
Cependant, elle souligne avoir dû rejeter rapidement l’expression « expériences introspectives » car celle-ci décrivait un stade où l’artiste, au lieu d’observer ce qui se passait dans l’enceinte de sa corporalité, de décrire des sensations organiques, ne faisait qu’évoquer des expériences ressenties. Mais la fin des « événements introspectifs », fleuron logique de l’automatisme et, par extension, du surréalisme, ne signifie guère l’abandon de l’introspection. Au contraire, toute l’oeuvre de Lassnig repose sur le regard tourné vers l‘intérieur. Dans les « expériences introspectives », il s’agit encore d’un intérieur psychologique ou psychanalytique. Mais ce regard vers l’intérieur se décale ensuite encore d’un cran, vers la dimension somatique, physiologique, ce qui lui permet d’aboutir à la prise de conscience de ses sensations corporelles.
Comme nous avons pu le démontrer, le désintérêt du surréalisme – qui ne signifie pas l’abandon total de toutes ses implications- va de pair avec le choc de l’informel subi vraisemblablement en 1951 à Paris. Or, l’historien de l’art et directeur du Stedelijk Museu’Amsterdam dans les années 1990, Rudi Fuchs, définit l’art informel comme un mélange de surréalisme et d’expressionisme qui naît à Paris au lendemain de la guerre. Cette définition résume donc parfaitement l’évolution parcourue par Lassnig, de l’expressionisme influencé par le colorisme carinthien qui marque ses premières années post-académiques, à l’art informel, en passant par le surréalisme. Lassnig s’inscrit donc dans un cheminement presque naturel jusqu’à l’aboutissement à l’art informel. Elle affirmera d’ailleurs elle-même que « des dessins automatistes végétatifs à l’informel, ce n’était qu’un pas logique ». L’expérience-clé à Paris représente donc l’élément essentiel, sans lequel elle n’aurait pu parfaire le processus de transformation entamé à la fin des années 1940.
L’assimilation de la leçon de l’art informel devient alors l’étape indispensable pour se rapprocher de ce qui deviendra l’objet de sa recherche : de représenter « l’originaire-immédiat » [« dieses Ursprungshaft-Unmittelbare »]qui aboutira à une forme corporelle. Elle s’approprie d’abord le tachisme d’un point de vue purement formel. Dans un projet manuscrit pour un catalogue d’exposition, Lassnig décrit le tachisme comme une « percée vers une création amorphe et dynamique ». Elle dépeint un processus de propulsion de taches de couleurs sur un support, suivant une dynamique centripète ou centrifuge.
Mais cet « Amorphe, comme l’informe, le flou s’agglomèrent plus tard pour former des centres quelconques». Après la dissolution, la remise en question de la forme, Lassnig affirme une nouvelle volonté d’une concentration formelle, telle qu’on la perçoit déjà dans des oeuvres comme Informel et Un peu de masse dans l’espace [Etwas Masse im Raum] réalisées en 1951. C’est le point de départ de la recherche de « la grande forme, qui implique la variété de toutes les formes possibles». Cette recherche est alors à l’origine de ses Méditations statiques, qu’elle considère comme un « tachisme purifié » [« verpurisierter Tachismus »]. Knödelform, forme de quenelle ou de boulette, est un titre récurrent de ses dessin  de l’époque. Or, on comprend très vite que cette grande forme devient la métaphore du corps et symbolise ainsi le passage d’une introspection plus psychologique, celles des « expériences introspectives », à une introspection physiologique, somatique.
Afin d’opérer le passage de la simple « grande forme » aux Méditations statiques, il suffit, selon les mots de Lassnig, d’opérer le « passage de la forme à la figure [Gestalt]». La figure se distingue de la forme dans la mesure où elle admet une multitude de solutions formelles, et dépasse donc celle, originelle, du cercle, de la rondeur. Elle prend son sens non pas de manière autonome mais en relation avec la surface de la peinture. Ainsi Méditation statique I et Méditation statique III [Statische Meditation I et III] peintes autour de 1951/1952 prennent en compte les limites de la toile, se construisent par rapport à cette surface qui leur est imposée par le support. Ceci n’était effectivement pas encore le cas avec les formes plus simples réalisées en 1951 telles que Forme au cordon ombilical coupé [Abgenabelte Form] ou Sans titre, Informel [Ohne Titel, Informell]qui se déploient totalement indépendamment de l’espace qui les entoure, qui n’existent que pour elle-même et pourraient donc apparaître de la même façon sur n’importe quel autre support. Les Méditations statiques permettent donc de mettre en scène les « simples » formes. Par ailleurs, ce qui distingue les Méditations statiques du tachisme dynamique pratiqué par Lassnig dans un dessin comme Le dégoût actif [Der aktive Ekel] de 1951 est également la méthode de travail, la nature du processus de création. Ainsi expliquera Lassnig.

De la découverte de la sensation corporelle

Avec la grande forme, le contour, le contenant étant défini, sa recherche pousse Lassnig à observer et analyser dans un second temps le contenu, autrement dit ce qui se passe à l’intérieur de son corps. Elle notera dans son journal : « Mon art est celui qui se développe dans l’être humain et qui part des sensations humaines (et non des sentiments). »Lassnig se trouve donc bien dans la continuité de sa pratique introspective. Mais ce regard retourné sur elle-même ne cherche plus à discerner l’inconscient ou des ressentis émotionnels comme ce fut encore le cas avec les « expériences introspectives », mais à retracer les sensations organiques et physiologiques qu’elle détecte dans son corps. Le dépistage se fait, comme nous l’avons vu, au prix d’un effort de concentration et de méditation. La sensation identifiée, captée est transposée de manière instantanée sur le support – papier ou toile- et donne lieu à des formations étranges, parfois déconcertantes. L’immédiateté de la démarche suppose une capacité de choisir la représentation formelle la plus adéquate parmi un choix infini de possibilités.
De quelle nature est alors au juste cette « Körperempfindung », cette sensation corporelle? Déjà en 1948, elle en a le pressentiment mais, à ce moment-là, elle ne dispose pas encore des outils formels, de la méthode nécessaires pour y aboutir. Elle note alors dans son journal.

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Table des matières

Introduction
Une artiste hors du commun, une recherche singulière
Maria Lassnig et Paris
Etat de la recherche
Méthodologie
Chapitre I – Premières expériences parisiennes : vers l’avant-garde
1. Les antécédents
1.1. « Tâter le cercle artistique français »
1.2. Formation d’un projet de voyage
2. A Paris : du surréalisme à l’informel
2.1. Le(s) séjour(s)
2.2. Les rencontres
3. Assimilation et dépassement de la leçon parisienne
3.1. Application de la leçon : expositions et activités
3.2. Des « expériences introspectives » aux Méditations statiques
3.3. De la découverte de la sensation corporelle
Chapitre II – 1961 à 1968: archéologie d’une période charnière
1. Entre Vienne et New York: pourquoi Paris?
1.1. Le contexte artistique en Autriche
1.2. Paris, un environnement artistique propice
1.3. 1968 : les motifs du départ
1.4. Hypothèses sur l’installation
2. Entre intégration et exclusion, succès et échecs : relations, projets et activités à Paris
2.1. Des amitiés ? De la relation ambivalente avec les artistes
2.2. Vie professionnelle : succès ou échecs ?
2.3. Maria Lassnig, journaliste et ambassadrice des arts
Chapitre III – Un cheminement déterminant vers une singularité artistique
1. L’affranchissment des « -ismes » et le passage à la Nouvelle Figuration, aboutissement d’une recherche
1.1. Les Strichbilder, entre continuité et transition
1.2. Une figuration bien singulière
1.3. Sensation corporelle et mise en scène du regard
2. Paris, vecteur d’une conscience artistique accrue
2.1. Une artiste s’affirme
2.2. La menace et la solitude
2.3. Le voyant
3. Ebauche d’une ouverture: postérité et réception
3.1. La postérité des fondements parisiens (1951/1952 et 1961-1968)
3.2. La réception des années 1960
Conclusion 
Bibliographie
Annexes (tome II)

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