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Racine de l’iconicité
La pantomime est une pratique artistique qui consiste à reproduire des situations réelles ou imaginées d’interactions avec des personnes ou des objets. Ces personnes ou objets sont absents, mais semblent perceptibles grâce à la gestuelle de l’artiste. Pour cela, le corps du mime est mis intégralement au service de la représentation : une montée d’escalier fictive présente des caractéristiques physiques que l’art du mime rend manifestes de la tête jusqu’aux pieds. Exprimer les effets que le monde physique a sur le corps nécessite une appropriation de l’espace dans une étendue temporelle suffisamment longue pour que le spectateur accumule les indices visuels lui permettant de reconstruire pleinement l’invisible.
Pour les LS, le fonctionnement est tout autre. Le signeur n’utilise pas l’intégralité de son corps pour communiquer. Seule la partie haute du corps – comprenant les membres supérieurs, le torse et la tête – est sollicitée. De plus, l’intercompréhension doit être et est immédiate, la fluidité de la communication est donc primordiale. L’espace dans lequel les signes émergent et se déploient est restreint et conditionné par la zone physique atteignable par les mains. Néanmoins, si la confusion entre le discours signé et la création gestuelle pantomimique reste forte, cela est dû au fait que les LS utilisent des formes renvoyant de manière iconique aux référents représentés par ces signes (Cuxac 2000, Cuxac & Sallandre 2007, Fusellier-Souza 2006).
Au sein des langues vocales (LV), prenons ici le français, il n’y a pas de rapport direct entre une réalisation acoustique telle que [vwatyʁ] et le signifié auquel il renvoie. Mais pour la langue des signes française (LSF), le signifiant [VOITURE] (fig. 1.1.) recourt à la manière dont on se représente un conducteur qui manipule le volant d’une voiture. Il y a un lien motivé entre signifiant et signifié.
Cela est dû à la capacité du corps à imiter l’environnement, ou en tout cas les parties jugées pertinentes de cet environnement. Dans notre exemple, il n’y a aucune reproduction de la forme de la carrosserie ou de l’intérieur de la voiture. Par un procédé de synecdoque – figure rhétorique par laquelle le tout est exprimé par une de ses parties – le volant suffit à représenter l’ensemble de la voiture. Pour exprimer une action comme [monter dans le métro], un type de structure spécifique est utilisé, les proformes. Un proforme est un « signe linguistique dont le signifiant est une configuration manuelle conventionnelle (et donc arbitraire, au sens de Saussure (1967), même si elle est généralement motivée et iconique), représentant une entité déjà mentionnée ou non dans le discours. Le proforme ne prend donc pleinement son sens qu’en contexte et s’apparente de ce point de vue aux pronoms des langues vocales. » (Collomb et al. 2018 : 2). Donnons un exemple. La fig. 1.2 présente un signeur dont l’index et le majeur de la main droite sont crochetés tandis que la main gauche oppose le pouce aux autres doigts. Un mouvement permet de qualifier l’interaction entre ces deux éléments : l’index et le majeur de la main droite se posent sur le pouce de la main gauche.
Les chronophotographies et vidéos des signes de LSF au sein de ce manuscrit sont tirées de notre corpus de thèse (présenté chapitre 5).
Ce signe est considéré comme un transfert de situation (Cuxac 2000), c’est-à-dire une réalisation qui donne à voir une action de déplacement d’un agent, soit l’animé qui exécute l’action, par rapport à un locatif, soit le lieu impliqué par le procès. La main droite indique qu’il s’agit d’une personne dont les jambes sont courbées ; la main gauche décrit un espace rectangulaire ; le mouvement relie ces deux entités en spécifiant l’action « entrer dans ». Cependant, selon la définition de proforme donnée ci-dessus, pour obtenir des précisions sur l’identité de l’actant et sur le lieu où il se trouve, il faut remonter le fil du discours. Parmi les signes précédant celui reproduit à la fig. 1.2, nous trouvons un déictique indiquant [JE] (signe 229) et le signe standard de [MÉTRO] (signe 244). Ces indications sémantiques sont ici présupposées à travers les proformes, équivalents au syntagme verbal signifiant « je m’assois dans le métro ». Nul besoin de mimer l’entrée dans la rame ou l’installation sur le siège : un seul et unique mouvement suffit à représenter l’ensemble de ces actions. Cela rappelle que les LS se sont développées en suivant un principe de « démembrement symbolique » (Boutet et al. 2010 : 64) du corps qui s’oppose au « maintien d’une globalité » corporelle caractérisant la pantomime (ibid. : 67).
Des règles rigoureuses et partagées unissent le corps du signeur et son espace. Ce lien fort affecte jusqu’à la syntaxe de ces langues. En LS, elle relève principalement d’un agencement des signes « Sujet Objet Verbe » comme c’est le cas pour le turc ou le latin. Le fait que l’action trouve sa place à la fin de la proposition et que les données spatio-temporelles se retrouvent au début marque l’importance de l’aspect visuel des LS (Le Corre 2007), mais pas seulement. Il semble en effet que si un signeur précise d’abord le contexte et les acteurs de l’action avant de la décrire, c’est parce que les LS se structurent dans l’espace. La spatialité propre aux LS doit être comprise dans la logique relationnelle qui est la leur. Cette logique n’admet pas de liens entre deux entités si ces deux entités ne sont pas, au préalable, identifiées et situées. En d’autres mots, il n’est pas possible en LS de placer un objet sans avoir défini le support sur lequel il repose. On sait que tout système informatique fonctionne de cette manière-là : ce n’est qu’une fois que la machine sait que A = 2 et B = 4 qu’elle a la capacité de résoudre le calcul A + B. Ce serait le schéma rationnel logique que suivent les LS, combiné avec une modalité de productions langagières gestuo-visuelles.
Espace de signation
L’utilisation de la partie supérieure de son corps par le signeur scinde l’espace en deux : une partie de cet espace se trouve à la portée des mains sans que le signeur n’ait à se déplacer ou à exercer un quelconque allongement forcé de ses membres.
La portion d’espace accessible au signeur constitue « l’espace de signation ». Pour Millet (2019), cet espace permet de construire un discours linguistiquement pertinent au travers de zones « pré-sémantisées » (ibid. : 95) (fig. 1.3). Selon la zone dans laquelle se déploie le signe, ce dernier génère d’emblée des informations sur ses fonctions sémantiques.
L’espace neutre (N) est le seul à ne pas être sémantiquement chargé. Cet espace a plusieurs usages, comme la réalisation des signes sous leurs formes de citation (forme hors contexte des verbes). L’espace frontal en contact ou proche du corps (1) est lié à la 1ère personne [JE], agent ou bénéficiaire de l’action. Les espaces latéraux (3(a) et 3(b)) sont liés à la 3e personne [IL] ou [ELLE], agent ou bénéficiaire de l’action. L’espace lié à la 2e personne [TU] n’apparaît pas dans ce schéma, car il dépend de la localisation de l’interlocuteur dans l’espace réel du signeur. Ces trois zones servent à la flexion des verbes directionnels. Un verbe comme [DONNER] a, dans sa forme de citation, un mouvement qui part de l’espace neutre. Pour signifier le syntagme [JE TE DONNE], si le bénéficiaire est présent, le mouvement – doublé d’un investissement du regard – part de l’espace (1) pour rejoindre la position de ce bénéficiaire. Si le bénéficiaire n’est pas présent ou s’il s’agit du syntagme [JE LUI DONNE], le mouvement part de l’espace 1 pour atteindre l’espace 3(a) ou 3(b). C’est le cas de la fig. 1.4 qui met en jeu un agent actant et deux bénéficiaires absents. Le premier bénéficiaire est situé dans l’espace 3(b) et le second dans l’espace 3(a).
Base d’un système phonologique
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1. PHONOLOGIES DU MOUVEMENT
1.1. Spécificités de la linguistique des langues signées
1.1.1. Le corps
1.1.1.1. Racine de l’iconicité
1.1.1.2. Espace de signation
1.1.1.3. Base d’un système phonologique
1.1.2. Le mouvement
1.1.2.1. Caractéristiques linguistiques principales
1.1.2.2. Rôle prosodique
1.1.2.3. Observations et réflexions actuelles
1.1.3. Réflexions phonologiques
1.1.3.1. Séquentialité et bornage
1.1.3.2. Autonomie des postures
1.1.3.3. À la recherche du mouvement disparu
1.2. L’approche kinésiologique
1.2.1. Description des articulations du membre supérieur
1.2.1.1. Structure de l’analyse descriptive
1.2.1.2. Articulation du bras
1.2.1.3. Articulation de l’avant-bras
1.2.1.4. Articulation de la main
1.2.2. Changement de géométrie
1.2.2.1. Contraintes d’amplitude
1.2.2.2. Mouvement conjoint involontaire
1.2.2.3. Géométrie non euclidienne sphérique
1.2.3. Restructuration des paramètres « manuels »
1.3. Il court, il court, le mouvement
1.3.1. Distinguer les différents types de mouvement
1.3.1.1. Transferts de mouvement
1.3.1.2. Déplacement ou transfert total ?
1.3.2. Flux du mouvement
1.3.2.1. Types de flux
1.3.2.2. Règles de transfert de mouvement
1.3.2.3. Catégorisation sémantique
CHAPITRE 2. SCRIPTURALITÉS ET MOUVEMENT
2.1. Représenter graphiquement le corps en mouvement
2.1.1. Nécessités linguistiques
2.1.2. Présentation des différents systèmes dédiés aux langues signées
2.1.2.1. Représentations picturales
2.1.2.2. Système d’écriture
2.1.2.3. Systèmes de transcription
2.1.3. Une autre perspective : le mouvement dansé
2.1.3.1. Pas après pas
2.1.3.2. Individuer le geste dansé
2.1.3.3. Modèle géométrique
2.1.4. Synthèse
2.2. Proposition de renouvellement, le projet Typannot
2.2.1. Du point de vue au cadre de référence
2.2.1.1. Types de cadres de référence
2.2.1.2. Pour un cadre de référence intrinsèque et multiple
2.2.2. Typannot : principes et méthodes de construction
2.2.2.1. Glyphes génériques et composés
2.2.2.2. Perspectives du projet Typannot : le clavier virtuel
2.2.3. Caractéristiques compositionnelles du mouvement
2.2.3.1. Flux, emprise et portée
2.2.3.2. Impulsion et amplitude
2.2.3.3. Figures perspectives et dynamique
CHAPITRE 3. TECHNOLOGIE EN MOUVEMENT
3.1. Évolution des outils de capture du mouvement
3.1.1. À la conquête du mouvement
3.1.1.1. Objectivité de l’appareil photographique
3.1.1.2. Rendre perceptible l’invisible
3.1.1.3. Individualiser le mouvement
3.1.2. Bases théoriques de la cinématique articulaire
3.2. Descriptif des systèmes de capture du mouvement
3.2.1. Capture de mouvement sans marqueur
3.2.1.1. Leap Motion Controller
3.2.1.2. Kinect
3.2.2. Capture de mouvement optoélectronique
3.2.2.1. Marqueurs actifs et marqueurs passifs
3.2.2.2. Vicon et Optitrack
3.2.3. Capture de mouvement embarquée
3.2.3.1. Capteur magnétique et exosquelette
3.2.3.2. Unité de mesure inertielle
3.2.4. Synthèse
3.3. Apports de la technologie
3.3.1. Évolutions paradigmatiques
3.3.1.1. Vidéo et outils computationnels
3.3.1.2. Accès aux données tridimensionnelles
3.3.2. Revue des corpus de Langue des Signes Française
3.3.2.1. Corpus vidéo
3.3.2.2. Corpus couplés avec de la capture de mouvement
3.3.2.3. Problématiques liées au traitement des corpus
3.3.3. Analyses basées sur le mouvement : bornage des réalisations signées et gestuelles
3.3.3.1. Cinématique et (a)télicité
3.3.3.2. Kinésiologie et imperfectivité
CHAPITRE 4. THÉORIES DYNAMIQUES DU CONTRÔLE MOTEUR
4.1. Production du mouvement corporel
4.1.1. Approche cognitiviste
4.1.1.1. Dualisme corps/esprit
4.1.1.2. Système en boucle fermée
4.1.1.3. Théorie du schéma
4.1.2. Approche dynamique
4.1.2.1. Individu et environnement
4.1.2.2. Systèmes complexes : auto-organisation et émergence
4.1.2.3. Contraintes régulatrices du comportement moteur
4.2. Optimisation du mouvement corporel
4.2.1. Récurrence et stabilité motrices
4.2.1.1. Mouvements morphocinétiques
4.2.1.2. Mouvements topocinétiques
4.2.2. Acte moteur : un travail d’équipe
4.2.2.1. Forces physiques
4.2.2.2. Synergies préférentielles
4.2.3. Optimisation du mouvement en langue des signes française
4.2.3.1. Économie linguistique
4.2.3.2. Localisation initiale (LOCini) et mouvement (MOUV)
4.2.3.3. Pour une simplification motrice de la forme des signes
CHAPITRE 5. MISE EN PLACE ET EXPLOITATION D’UN CORPUS DE LANGUE DES SIGNES FRANÇAISE
5.1. Structure et organisation
5.1.1. Matériel utilisé
5.1.1.1. Description du système de capture mouvement
5.1.1.2. Critères de sélection
5.1.2. Protocole d’enregistrement
5.1.2.1. Contenu et métadonnées du corpus
5.1.2.2. Déroulé de l’enregistrement
5.2. Corpus vidéo CLM-MOCAP
5.2.1. Exploitation sur ELAN
5.2.1.1. Contenu du template
5.2.1.2. Mise en pratique
5.2.1.3. Durée du travail de transcription
5.2.2. Traitement par script Python
5.2.2.1. Format des bases de données de référence
5.2.2.2. Traitement de la LOCini
5.2.2.3. Traitement du MOUV
5.2.2.4. Traitement conjoint de la LOCini et du MOUV
5.3. Exploitation du corpus de capture de mouvement CLM-MOCAP
5.3.1. Export et synchronisation des données
5.3.1.1. Fichier de sortie : BVH Biovision
5.3.1.2. Synchronisation des enregistreurs
5.3.2. Pré-traitement des données 3D
CHAPITRE 6. DU CORPS AU SIGNE
6.1. Relations entre LOCini et MOUV : le dénouement
6.1.1. Retours sur le travail effectué
6.1.1.1. Objets de l’analyse
6.1.1.2. Méthodologie de recherche
6.1.2. Résultats tirés du traitement sous Python
6.1.2.1. Hétérogénéité des placements initiaux (LOCini)
6.1.2.2. Quantité et temporalité des degrés de liberté actifs (MOUV)
6.1.2.3. Relation entre les degrés de liberté actifs (LOCini et MOUV)
6.1.3. Caractérisation d’une économie structurelle
6.1.3.1. Tout est une question d’organisation
6.1.3.2. Entre simplicité et économie
6.2. Vers une reconnaissance automatique des DDLs
6.2.1. Traitement des données
6.2.1.1. Exposition de la méthodologie utilisée
6.2.1.2. Système de référence
6.2.1.3. Applications théoriques aux DDLs
6.2.2. Exploitation des scripts et exportation des résultats
6.2.2.1. Utilisation des scripts MATLAB
6.2.2.2. Résultats DDLs du bras
6.2.2.3. Résultats DDLs de l’avant-bras
6.2.3. Limites et ouvertures
6.2.3.1. Retour sur le système de MoCap employé
6.2.3.2. Retour sur la méthode employée
6.3. Pour une kinésio-linguistique
6.3.1.1. Inconstance phonologique
6.3.1.2. Synergie et sémantique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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