Neuropsychologie de la MA
L’examen neuropsychologique permet d’explorer de façon détaillée les fonctions préservées et altérées au moyen d’épreuves standardisées. Les tableaux cliniques obtenus sont une contribution au diagnostic différentiel des pathologies et permettent de poser des axes de prise en charge thérapeutique.
La mémoire
L’évaluation des capacités mnésiques est primordiale pour poser le diagnostic de MA. Il existe différents systèmes mnésiques décrit par Tulving (1985) .
Commençons par la mémoire épisodique, elle correspond à la mémoire des évènements associés à leur contexte temporo-spatial d’acquisition. La plainte mnésique typique d’un patient atteint de MA débutante concerne fréquemment l’oubli d’évènements récents, d’objets ou de rendez-vous. Cette incapacité à apprendre ou à se rappeler d’informations nouvellement apprises indique une altération des processus d’encodage de l’information, aussi appelée amnésie antérograde. Il est admis que les processus de stockage et de récupération sont également altérés en début de maladie (Eustache et Desgranges, 2015). Les troubles de la mémoire, qualifiés d’« authentiques » dans la MA (Grober et Buschke, 1987), font apparaître l’altération des processus d’encodage et de stockage au premier plan. L’étude de la mémoire épisodique est déterminante pour diagnostiquer précocement la MA car cette pathologie se singularise, dès les premiers stades d’évolution, par de nombreux troubles épisodiques inexistants dans le vieillissement normal ou dans d’autres démences dégénératives. Ces troubles épisodiques se traduisent par le déficit marqué du rappel libre différé avec un taux d’oubli important, la présence de fausses reconnaissances, la supériorité de l’effet de récence sur l’effet de primauté, la sensibilité accrue à l’interférence proactive qui constitue une source de nombreuses intrusions dans la MA (Gainotti et al., 1998). Les intrusions sont plus nombreuses en rappel indicé qu’en rappel libre. Elles reflèteraient, en rappel libre, des perturbations liées à un dysfonctionnement frontal et, en rappel indicé, les intrusions traduiraient une évocation automatique d’items prototypiques des catégories proposées en indice (Desgranges et al., 2002). La prise en compte des informations liées au contexte spatio-temporel et au niveau de conscience du souvenir apporte un supplément d’information utile à l’évaluation diagnostique. L’étude de la conscience autonoétique, associée à la mémoire épisodique, est réalisable grâce au paradigme R/K (Remember/Know : je me souviens/je sais) associé aux tâches de reconnaissance classiques ou à des questionnaires autobiographiques. Après production de sa réponse, le sujet est invité à préciser s’il se souvient véritablement de l’item ou de l’évènement ou s’il sait seulement que l’item était présent ou que l’évènement s’est produit. Les patients avec MA fournissent moins de réponses R et ont surtout des difficultés à les justifier, c’est-àdire à apporter des détails contextuels précisant leurs réponses (Piolino et al., 2003 ; Rauchs et al., 2007).
La mémoire sémantique correspond à la mémoire des mots, des concepts, des connaissances que nous avons sur le monde et sur soi. Leur acquisition ne peut être contextualisée ni dans le temps ni dans l’espace. La mémoire sémantique est précocement perturbée dans la MA (Giffard et al., 2005). Ces troubles se traduisent par un discours spontané vague, composé de mots imprécis et de circonlocutions, mais aussi par des difficultés à identifier et à retrouver le nom des personnes ou encore par des déficits concernant la connaissance des personnes célèbres (Estevez-Gonzalez et al., 2004). La MA provoquerait une dégradation partielle et progressive de la mémoire sémantique, affectant d’abord les attributs spécifiques et épargnant les connaissances catégorielles, au moins au début de la maladie. Les représentations sémantiques deviendraient alors de moins en moins spécifiques et les concepts appartenant à la même catégorie sémantique et proches sémantiquement (comme tigre et lion) deviendraient de plus en plus difficiles à différencier pour le patient, puisque leurs attributs spécifiques (crinières, rayures…) sont perdus (Desgranges et al., 1996). C’est cette dégradation de bas en haut de la mémoire sémantique qui entraînerait la production de paraphasies sémantiques, des erreurs dans les tâches de désignation et de définition et une réduction du nombre d’items cités en fluence verbale (Eustache et Desgranges, 1997).
La mémoire procédurale permet l’apprentissage et le rappel de procédures, qui correspondent à des actions organisées et dirigées vers un but. Ce type de mémoire est rarement évaluée en pratique clinique. Les recherches vont dans le sens d’une préservation de la mémoire procédurale dans les premiers stades de la maladie, les procédures automatisées y étant résistantes. Les études reprenant des épreuves d’acquisition d’habiletés perceptivo-motrices témoignent d’une acquisition et d’une rétention des procédures à long terme (rotor test, Dick et al., 2003 ; labyrinthe, Sabe et al., 1995 ; dessin en miroir, Gabrieli et al., 1993). Concernant la mémoire procédurale cognitive, les études conduites auprès de patients atteints de MA ne présentent pas de résultats consensuels. Grafman et al. (1990) montrent une altération de cette mémoire dans une tâche de résolution de puzzles. En revanche, Perani et al. (1993) et Hirono et al. (1997) rapportent une préservation de l’apprentissage procédural cognitif dans la MA. Les méthodologies des travaux diffèrent dans la complexité et le nombre d’essais proposés pour la résolution des tâches. Cela peut expliquer les divergences de conclusions. Malgré cela, les résultats relevés convergent vers une relative préservation de cette mémoire. Cependant, les épreuves qui impliquent des processus perceptifs et/ou moteurs simples sont mieux réussies que les tâches qui impliquent des traitements cognitifs complexes.
Nous avons, pour finir, la mémoire autobiographique sur laquelle nous nous attarderons davantage au regard des travaux que nous présentons. La mémoire autobiographique est fondamentale pour différentes formes de cognitions et de comportements. Elle joue un rôle primordial dans l’identité personnelle, le maintien du sentiment de continuité et la poursuite des buts personnels. Elle participe à la construction du self et des interactions familiales et sociales. Elle joue ainsi un rôle important dans la régulation des émotions et les processus d’adaptation (Alea et Bluck, 2003). Ce sont nos souvenirs, nos connaissances sémantiques relatives à notre vie personnelle qui nous permettent de savoir qui nous sommes, d’où nous venons, quelles sont nos qualités, nos défauts, nos goûts, nos réussites, nos échecs, etc. William James (1980) écrivait dans ses « Principles of Psychology » : « Un souvenir est plus qu’un fait qui a sa date dans le passé : c’est un fait qui a sa date dans mon passé. […] Il faut qu’il m’apparaisse enveloppé de cette « chaleur » et de cette « intimité » […] qui sont les critères grâce auxquels la conscience reconnaît et s’approprie comme sienne n’importe quelle expérience. » Cet auteur fut le premier à définir la conscience de soi par ses liens avec la mémoire autobiographique. La mémoire autobiographique est une mémoire explicite avec deux composantes, épisodique pure et sémantique personnelle. Elle est définie comme la mémoire des connaissances relatives à la vie personnelle et des évènements personnellement vécus. La composante épisodique correspond à la conscience autonoétique (se souvenir), s’accompagnant d’un sentiment de réminiscence, prenant en compte le contexte spatio-temporel d’encodage. La composante sémantique correspond, quant à elle, à la conscience noétique (savoir), qui considère l’information sans le rappel du contexte d’encodage (Tulving, 2003) .
Régulièrement, nous faisons appel aux souvenirs du passé. Ce retour aux événements passés peut se produire spontanément ou volontairement, en privé ou en public, et peut impliquer le souvenir d’épisodes heureux et/ou tristes. La réminiscence renvoie à l’évocation de souvenirs d’événements personnels passés. Elle advient généralement dans un contexte relationnel en vue de communiquer et partager ses souvenirs (Rosenblatt et Elde, 1990). Les travaux menés dans le cadre de la gérontologie ont montré que la réminiscence peut avoir une certaine vertu thérapeutique (Cook, 1998 ; Chiang et al., 2010). En effet, parler des événements passés aide souvent la communication, favorise l’interaction et la socialisation et améliore l’humeur (Serrano et al., 2004). Pasupathi et Carstensen (2003) évoquent que, plus on avance en âge, plus le fait d’échanger au sujet d’événements passés génère une augmentation des émotions positives. Les études menées sur la réminiscence peuvent être classées en deux catégories complémentaires (Webster, 1995) : descriptive et explicative. Les études descriptives montrent le degré d’implication des sujets ainsi que le contenu de leurs souvenirs. Ces études définissent six types de réminiscence : (1) la réminiscence intégrative utilisée pour assurer la cohérence et l’estime de soi, (2) la réminiscence instrumentale utilisée pour faire face à une détresse émotionnelle, (3) la réminiscence éducative utilisée pour transmettre l’héritage culturel et personnel, (4) la réminiscence échappatoire utilisée pour fuir une situation présente difficile à gérer, (5) la réminiscence obsessionnelle utilisée de façon compulsive sous l’effet de la culpabilité liée aux regrets des expériences passées, et enfin (6) la réminiscence narrative qui est un souvenir du passé purement descriptif. Ensuite, les études explicatives présentent les liens entre le type de réminiscence et le développement de l’ego, l’actualisation de soi (Havighurst et Glasser, 1972 ; Boylin, Gordon et Nehrke, 1976 ; Sherman et Peak, 1991) et la compréhension de soi (Merriam, Cross, 1982 ; Buechel, 1986 ; Puentes, 2001 ; Wang, Hsu, et Cheng, 2005). Les réminiscences intégrative, instrumentale et éducative sont reliées à une meilleure santé mentale chez les personnes âgées. Elles permettent au sujet de revoir sa vie comme un tout cohérent et de se percevoir comme étant le même malgré les transformations physiques dont il est l’objet. Les réminiscences échappatoire, obsessionnelle et narrative s’apparentent plutôt à une sorte de réminiscence-survivance dans le sens où elles s’apparentent à une fuite dans le passé afin de protéger une image de soi menacée par les événements présents (Laforest, 1992). Des recherches récentes ont montré que s’engager dans la récupération des souvenirs personnels apporte des bénéfices sur l’humeur, sur l’estime de soi, sur le sentiment d’appartenance et de sens dans la vie, contribuant ainsi à la santé psychologique et au bien-être (Routledge et al., 2013 ; Sedikides et al., 2008).
Évaluation de la mémoire autobiographique
La méthode des mots indices
En se basant sur le travail princeps de Galton (1879), Crovitz et Schiffman (1974) ont élaboré une méthode de mots-indices dans le but d’évaluer des performances en mémoire autobiographique. Des mots (par exemple : bébé, chat, etc.) sont présentés successivement au sujet. Ce dernier doit évoquer le premier souvenir personnel qui lui vient à l’esprit pour chaque mot, puis de le dater. Malgré des limites méthodologiques (caractère peu personnel des indices, tendance à rappeler des évènements récents), cette méthode d’évaluation reste la plus utilisée en psychologie cognitive et en neuropsychologie. De nombreuses variations et adaptations en ont été proposées (Graham et Hodges, 1997 ; Sagar et al., 1988). Par exemple, une version émotionnelle qui propose des mots positifs, négatifs et neutres, très couramment utilisée en psychiatrie dans la dépression (Moses et al., 2004).
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE THEORIQUE
Introduction générale
CHAPITRE I : La maladie d’Alzheimer
1 Définition de la Maladie d’Alzheimer
2 Description de la MA
2.1 Neuropsychologie de la MA
2.1.1 La mémoire
2.1.2 Les fonctions exécutives
2.1.3 La cognition sociale
2.1.4 Les fonctions instrumentales
2.1.5 Symptômes psycho-comportementaux
CHAPITRE II : Le cerveau et la musique
1 Le cerveau et la musique
1.1 Bases neuro-fonctionnelles des aptitudes musicales
1.2 La plasticité cérébrale et la musique
1.3 L’effet Mozart
1.4 Lien entre musique et langage
1.5 Lien entre musique et mémoire : le cas particulier des pathologies neurodégénératives
1.5.1 Mémoire musicale selon la dissociation explicite et implicite
1.5.2 La musique et la mémoire autobiographique
1.5.3 Les études sur la musique et la mémoire autobiographique dans la MA
1.6 Lien entre musique et émotions
1.7 Mémoire, émotion et musique
CHAPITRE III : La musicothérapie ou la musique comme outil de soin
1 Les thérapies non médicamenteuses
2 La musicothérapie et la musique comme outil de soin
2.1 Un point historique
2.2 La musique utilisée comme outil de médiation dans le soin psychique
2.3 Généralités sur l’utilisation de la musicothérapie
2.3.1 Le facteur attentionnel
2.3.2 Le facteur émotionnel
2.3.3 Le facteur cognitif
2.3.4 Le facteur comportemental
2.3.5 Le facteur de communication
2.4 La musicothérapie dans la prise en charge des symptômes liés aux pathologies neurodégénératives
2.4.1 Les effets de la musique et de la musicothérapie sur les symptômes comportementaux et psychologiques dans les démences
2.4.2 Les effets de la musique et de la musicothérapie sur les performances cognitives
2.4.3 Les effets de la musique et de la musicothérapie sur les performances motrices
2.4.4 Les effets de la musique et de la musicothérapie sur les paramètres physiologiques
2.4.5 Les effets de la musique et de la musicothérapie sur la cognition sociale
CHAPITRE IV : Objectifs de travail
PARTIE EXPERIMENTALE
1 Présentation générale : études 1 et 2
1.1 Méthodologie et protocole d’évaluation
1.1.1 Evaluation de la mémoire autobiographique
1.1.2 Evaluation neuropsychologique
1.2 Population
1.2.1 Critères d’inclusion communs aux sujets MA et contrôles
1.2.2 Critères d’inclusion spécifiques aux sujets MA
1.2.3 Critères d’inclusion spécifiques aux sujets contrôles
1.2.4 Critères généraux de non inclusion
1.3 Recrutement des participants
ETUDE I : Récupérer ses souvenirs grâce à la musique dans la Maladie d’Alzheimer
ETUDE 2 : Analyse psycho-linguistique des souvenirs
1 Introduction théorique
2 Problématique et hypothèses
3 Méthode
3.1 Le logiciel Tropes
3.2 L’analyse de textes
3.2.1 Découpage propositionnel
3.2.2 La levée d’ambiguïté sémantique
3.2.3 Les (méta) catégories de mots
3.2.4 Analyses statistiques, probabilistes et cognitives
3.2.5 Les styles de discours
3.2.6 Les mises en scène
3.2.7 Episodes et rafales
3.2.8 Classes d’équivalents sémantiques
3.2.9 Propositions remarquables
4 Résultats
4.1 Analyse quantitative des catégories de mots
4.2 Analyse des styles de discours
5 Discussion
6 Conclusion
ETUDE 3 : Etude de cas, les souvenirs de Madame O
1 Introduction
2 Méthode
3 Etude de cas
3.1 Analyses qualitatives des souvenirs de Madame O. dans la modalité verbale
3.2 Analyses qualitatives des souvenirs de Madame O. dans la modalité musicale
4 Discussion
5 Conclusion
ETUDE 4 : Remédiation musicale des troubles cognitifs et psycho-comportementaux dans la Maladie d’Alzheimer
1 Introduction théorique
2 Méthodologie
2.1 Procédure
2.2 Participants
3 Résultats
3.1 Comparaison des épreuves neuropsychologique entre LB et évaluation post-R
3.2 Analyse des discours évalués par la GECCO
3.3 Analyse en profils individuels
4 Discussion
4.1 Le domaine cognitif
4.2 Le domaine psycho-comportemental
4.3 Le domaine de la communication
4.4 Liens entre l’amélioration du domaine comportemental et de la communication grâce à la musique
5 Conclusion
DISCUSSION GENERALE
1 Introduction
2 Synthèse
3 Discussion théorique
3.1 Quelle influence de la musique sur la mémoire autobiographique ?
3.2 Quelle influence de la musique sur les narrations de souvenirs ?
3.3 La musique au carrefour de l’art, des sciences et de la psychologie
3.4 L’apport des études de cas dans la recherche en neuropsychologie de la musique
3.5 Quelle influence de la musique pour la remédiation dans la MA ? Quelles implications cliniques ?
4 Discussion méthodologique et perspectives de recherche
4.1 Critiques méthodologiques
4.2 Perspectives de recherche
CONCLUSION GENERALE
