Littérature de la montagne et littérature valaisanne
Le choc de la Modernité
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le canton du Valais entre dans une période de changements profonds. La conjoncture mondiale favorise l’économie suisse qui se fait, dès lors, de plus en plus gourmande en énergie. De cette demande naissent les nombreux projets de construction de barrages en Valais. Simultanément, le secteur primaire fait face à de nombreuses difficultés. Pilier important du « réduit national », l’agriculture locale est à nouveau confrontée à la concurrence mondiale. Une part significative des agriculteurs est donc attirée par ces vastes chantiers nécessitant une main d’œuvre abondante. En vingt ans, la part d’agriculteurs passe d’ailleurs de 42 à 15 % des travailleurs valaisans. La construction des barrages et l’urbanisation des zones d’altitude pour le tourisme de masse donnent à la montagne un nouveau rôle. Pour la première fois elle devient une zone de rentabilité économique. Le paysage est transformé, le travail évolue, tout comme les habitudes de la population. C’est bien tout un monde qui change. Aubaine ou danger ? Les attitudes sont bien sûr multiples et dépendent des intérêts et sensibilités de chacun. Celle de Maurice Zermatten est saisissante, car elle illustre la crainte et la tension de ce Valais qui hésite entre tradition et modernité.
Les romans du bouleversement
Le 19 novembre 1964, Maurice Zermatten est invité par le journaliste Maurice Huelin dans l’émission « A livre ouvert ». Leur discussion aborde notamment la modernisation du Valais et la place que doit occuper l’écrivain : Je pense que l’écrivain doit être effectivement le témoin de son temps et qu’il a aussi pour mission de rendre les gens attentifs à un certain nombre de déperditions de la valeur humaine, qui sont la conséquence d’une acceptation trop aveugle d’une civilisation comme celle que nous propose aujourd’hui l’industrie ou le monde de l’hôtellerie. Cet établissement de relations entre les hommes qui ne sont plus placées sur le plan véritablement humain.
« Être le témoin de son temps », une intention et une motivation qui nous en apprend beaucoup sur la vocation littéraire de Zermatten. Dans la première partie, nous avons décrit la façon avec laquelle il prête sa plume à une population qui n’écrit pas. Il donne une voix au Vieux Pays et le fait émerger dans ce qu’il a de meilleur et de pire. Cette orientation résolument réaliste ne disparaît pas dans la suite de sa vie d’écrivain. En voulant être « le témoin de son temps », Zermatten prend du recul sur son présent et lui donne des mots. C’est l’écriture qui permet de caractériser un monde totalement neuf et donc de le comprendre. Plusieurs romans de Maurice Zermatten témoignent du bouleversement causé par l’arrivée de la modernité. Nous avons retenu pour notre analyse les trois qui nous semblent les plus emblématiques de ces changements : Le Lierre et le Figuier, La Fontaine d’Aréthuse198 et Le Cancer des Solitudes.
La foi et le combat social
Dans la dernière partie du livre, lorsque le monstre semble avoir triomphé, la foi s’impose comme un recours face aux difficultés. Le roman introduit un nouveau personnage, un prêtre, qui devient l’aumônier du chantier et dont la principale préoccupation est de redonner du sens et un ordre à la vie des ouvriers. En effet, dès son arrivée, il postule l’existence de deux mondes. D’une part celui de l’argent, des machines, de M. Souterre et d’autre part celui des anciens paysans devenus, sans bien s’en rendre compte, des « instruments » au service des actionnaires215. Sa première mesure est d’ériger une chapelle à proximité du barrage :
Je l’ai voulue en pierre brute, dans ce royaume de béton et de baraquements provisoires. J’ai voulu marquer la permanence d’une idée : celle de l’Eglise, que ni la science ni l’argent ne sauraient entamer, toujours égale à elle-même, enracinée depuis bientôt deux mille ans dans ces montagnes.
Le discours sur la pierre brute fait écho aux écrits de Zermatten sur l’architecture et est un acte militant pour la permanence. Au contraire, le béton, dont le barrage représente une sorte d’overdose, devient métonymie de la modernité. Le choix des matériaux de construction est donc un point de discorde constant du débat opposant tradition et modernité. La construction de la chapelle doit aussi redonner du sens aux vies des ouvriers du chantier, car le sens donné par l’argent est perçu comme une voie sans issue : « Ils ne sont pas plus heureux. Leurs désirs croissent avec les moyens qu’ils ont de les satisfaire ».
Un moment de consécration
La cérémonie ainsi que tout ce qui l’entoure est un moment de grande importance tant pour le Valais que pour Maurice Zermatten. L’empreinte laissée par le drame du Mattmark étant encore forte, les célébrations sont quelque peu revues à la baisse. Elles sont néanmoins un véritable succès populaire. Tant sur la place de la Planta, que le long des rues durant le défilé ou pour le spectacle du soir la population valaisanne s’est déplacée en grand en nombre. Ces festivités sont l’occasion de célébrer un passé, de retracer l’histoire du canton, de la faire comprendre ainsi que de la transmettre. Une véritable émulation intellectuelle accompagne l’organisation de l’anniversaire. Le Conseil d’Etat souhaite que la communauté scientifique s’empare de l’événement et s’en serve comme d’une occasion privilégiée pour publier de nouveaux articles dans les revues valaisannes comme Les Annales, Vallesia ou Blätter. Le président de la Société d’Histoire du Valais Romand, Dupont-Lachenal, demande d’ailleurs à Zermatten un article d’histoire littéraire. Toutefois, la commémoration ne se limite jamais qu’au seul passé, elle permet également une prise de recul sur le présent. Cette actualisation conduit à une réflexion sur l’identité cantonale à la lumière de ce qu’elle a pu représenter pour les générations passées. Nous trouvons notamment cette actualisation dans les discours prononcés durant la partie officielle du dimanche 12 juin 1966.
La chute de la Défense spirituelle
L’année 1969 marque la fin de l’emprise prédominante de la Défense spirituelle. La rupture est associée à la publication d’un manuel sur la défense civile par le Département fédéral de justice et police. Ce petit livre valorise la Défense spirituelle et s’en prend aux pacifistes, militants de gauche, intellectuels et journalistes. La publication suscite de nombreuses réactions indignées. Le débat qui en découle met en lumière le caractère obsolète de la Défense spirituelle . La Société suisse des écrivains cristallise ces oppositions. Née en 1912, son activité consiste essentiellement à soutenir la littérature par des moyens financiers, juridiques ou médiatiques. Dès sa création, la société promeut le caractère suisse et spécifique de sa littérature. C’est ce qui lui permet d’obtenir une reconnaissance auprès du public helvétique. La société participe donc activement à la Défense spirituelle.
Maurice Zermatten est alors président de la Société suisse des écrivains. Il est choisi par le département fédéral pour adapter la traduction française du manuel de la défense civile.
Une survivance notable, Erni à Verbier
En 1971, la station de Verbier inaugure la nouvelle télécabine de Médran. L’artiste lucernois Hans Erni réalise la peinture murale en relief sur l’une des façades du bâtiment.
A cette occasion, l’entreprise Téléverbier demande à Zermatten l’écriture d’un petit livre sur l’œuvre d’Erni. Compte tenu de l’amitié qui le lie à l’artiste, Zermatten accepte la proposition et écrit Erni à Verbier, petit livret d’une centaine de pages publié en lien avec l’inauguration de la nouvelle télécabine. La réception du livre est difficile à estimer, car la presse se contente de citer le livre comme complément à la réalisation d’Erni. Un article plus tardif signale simplement que Zermatten « commente de façon très poétique le travail de l’artiste ». Il faut aussi constater que cette écriture poétique rend le texte parfois compliqué et le message difficile à décoder. L’ouvrage n’a donc pas fait grand bruit à sa parution, mais il nous paraît important de l’intégrer à notre analyse, car il constitue, d’une part, un parallèle intéressant avec Le Cancer des Solitudes, ce roman inspiré d’une visite à Verbier. Et d’autre part, la perspective différente, puisqu’il s’agit d’un essai historique et artistique réalisé dans le cadre d’une commande, nous invite à nous interroger sur le ton et les messages de l’auteur. Sont-ils si différents du roman ?
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Table des matières
Introduction
Le rapport entre tradition et modernité
Présentation des sources
Méthodologie et présentation du plan
Etat de la recherche sur Zermatten, commentaires et éléments théoriques
Les apports socio-historiques
Tschopp-Bessero – L’importance du contexte
Camille Follonier – Légitimation et consécration d’un intellectuel catholique
Les apports littéraires
Littérature de la montagne et littérature valaisanne
Jérôme Meizoz – La posture littéraire de Zermatten
Micha Grin – Le style de Zermatten
Partie I : Le Vieux Pays
Description thématique
Le milieu
Soleil et ciel
Montagne et vallée
Forêt et eau
Village et chemin
La population
Les us et coutumes
Le travail
La politique
La religion
Le surnaturel
Conclusions
Les premières critiques de la modernité
L’architecture de « l’entre-deux-ères »
Les réticences de Maurice Zermatten
L’engagement pour l’église de Saint-Martin
Partie II : Le choc de la Modernité
Les romans du bouleversement
Le Lierre et le Figuier
La nostalgie
Kevin Quinodoz 2019
L’argent
Le barrage
La foi et le combat social
La Fontaine d’Aréthuse
Le constat d’échec
La lutte contre le mal
La foi et l’exemple
Le Cancer des Solitudes
Le danger physique
Le péril moral
Le 150ème anniversaire de l’entrée du Valais dans la Confédération
Un moment de consécration
Valais, terre d’Helvétie : le jeu scénique
Valais : l’essai officiel
Un vecteur pour les critiques de la modernité ?
La fin de la période critique
La remise en question de la place de l’auteur
La chute de la Défense spirituelle
Une survivance notable, Erni à Verbier
Partie III : L’heure de la mémoire
Les romans de la disparition
L’Homme aux herbes
A l’est du Grand-Couloir
Une nouvelle vocation
Les dernières années
Vue panoramique sur l’histoire du Valais
Valais Jardin de Lumière, Valais Pays de Liberté
Conclusion
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