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Croiser les biographies
Le problème de l’anonymat et de la confidentialité
Dans le cas des monographies de familles qui composent le cœur de mon matériau, l’exigence de confidentialité est à la fois cruciale (la circulation de l’information dans la famille est, comme on le verra plus loin en détail,un enjeu très important et l’enquêteur n’a pas vocation à l’influencer) et très problématique puisque la confrontation des points de vue est essentielle à la réflexion. Plusieurs solutions peuvent être adoptées. Tout d’abord, on peut s’en tenir au maximum à l’exposé des résultats de ’analyse, aux conclusions théoriques et minimiser les citations d’extraits d’entretien et l ’exposé de cas particuliers. Cette solution comporte selon moi l’inconvénient majeur de briser pour le lecteur le lien étroit entre empirie et théorie et de rendre abstraite une réflexion ancrée dans des cas particuliers. Faire œuvre de science, en ethnographie comme ailleurs, c’est aussi mettre au jour les procédures par lesquelles les résultats sont produits et permettreaux lecteurs de refaire en pensée le chemin parcouru par l’auteur.
On peut ensuite, sans s’interdire de recourir à des cas concrets, choisir de donner un minimum de détails sur les caractéristiques de chaque protagoniste jusqu’à en faire des individus définis uniquement par leur position dansune configuration donnée et non par leurs diverses appartenances qui permettent de les identifier. Il devient alors difficile, même pour un lecteur impliqué dans le cas, d’attribuer à chacun les paroles éventuellement reproduites dans le texte final. L’adoption d’un tel procédé est, au-delà d’un choix déontologique, un choix scientifique qui oriente vers une forme particulière d’ethnographie, bien décrite par Isabelle Baszanger et Nicolas Dodier, qui la nomment « combinatoire » [Baszanger et Dodier, 1997]. Or ce type d’ethnographie suppose de mettre l’accent sur les observations plus que sur les entretiens, ce à quoi mon objet se prêtait mal .Je me suis donc plutôt dirigé, d’autant que ma formation au Laboratoire de sciences sociales (ENS/EHESS) m’y poussait, vers une ethnographie que Florence Weber appelle multi-intégrative [Weber F., 2001] et qui considère que le comportement d’un individu s’explique en gra nde partie par son appartenance à différentes sphères sociales. Les entretiens approfondis ont alors notamment pour but de mettre au jour ces appartenances25. De plus, restituer ces appartenances, c’est aussi faire apparaître au lecteur les enquêtés comme des personnes plus que comme des individus, lui permettre de les identifier socialement et ainsi attribuer, au fil de l’exposé, différents actes et discours à une même personne.
On n’en parle pas
Les parents que j’ai rencontrés sont tous en interaction avec des professionnels du secteur de l’enfance handicapée. Face aux diagnostics, aux explications, aux conseils, mais aussi aux silences, fournis par ces professionnels, ils ne sont pas dépourvus de toute marge de manœuvre et se construisent au contraire leur propr e façon de penser et de dire les problèmes de leurs enfants. Cette partie est consacrée à réfléchir au statut, aux significations et aux conséquences de ces manières de penser et de dire,qui sont liées à des façons de faire, par rapport aux discours professionnels. Les questions les plus évidentes qui se posent portent sur les interactions entre discours parentaux et discours professionnels : en quoi les premiers sont une reprise, une traduction ou au contraire manifestent une opposition aux discours professionnels ? Quelles formes de résistance aux discours professionnels peuvent exister de la part des parents, et de quels parents ? Quels sont les enjeux des relations entre parents et professionnels ? Bref, en quoi les discours profanes diffèrent-ils des discours professionnels ?
Cette façon de poser la question de l’opposition pr ofanes/professionnels n’est pourtant pas entièrement satisfaisante, et ceci pour au moins trois séries de raisons. La première concerne l’opposition sous-jacente entre discours et pratiques. Ainsi posée, la question semble en effet concerner le seul domaine discursif, qui renvoie aux stratégies argumentatives et aux représentations, inconscientes ou non, sur lesquelles elles s’appuient. Or, de même que les discours professionnels (en particulier dans le cas du diagnostic) sont tout entiers tournés vers une pratique médicale (à tel point qu’un diagnostic qui n’ouvre aucune possibilité thérapeutique est souvent tu), les discours parentaux sont d’emblée pris dans des décisions à la fois ponctuelles (le choix d’une forme de prise en charge institutionnelle, par exemple scolaire, qui fera l’objet de la troisième partie) et quotidiennes (les choix d’organisation domestique autour de l’enfant, qui feront l’objet d e la quatrième partie). Se pencher sur les discours parentaux et leurs relations avec les discours professionnels, ce n’est donc aucunement renoncer à une sociologie des pratiques, comme le fait remarquer Anne Paillet à propos d’autres discours, ceux des professionnels de la réanimation néonatale :
Les multiples sortes de discours, de catégories et de mots qui sont chaque jour mobilisés dans un service hospitalier font partie du tissu même des pratiques. ¼() C’est non seulement parce qu’elle est en soi une ‘pratiqu e’ que la ‘parole sur la pratique’ fait partie intégrante de mes matériaux, mais aussi parce qu’elle est une ‘parole sur la pratique’. » [Paillet, 2007, p. 110-111].
Et plutôt que de m’intéresser aux « représentations » des uns et des autres, comme si le stock d’images sociales utilisables par la pensée était donné en dehors de tout contexte, je préfère parler de « théories diagnostiques », qui mettent d’emblée l’accent sur le lien entre manières de penser, de dire et de faire. Ce sera l’objet de l’ensemble de la partie de préciser petit à petit ce que j’entends par « théories diagnostiques » et de décrire les grandes modalités des théories diagnostiques parentales.
En second lieu, l’idée d’une opposition entre discours professionnels et discours profanes me pose problème dans la mesure où elle réifie l’opposition entre ces deux vastes ensembles. Pour commencer, il n’est pas du tout sûr que le qualificatif de « profane » s’applique bien aux parents d’enfants dits handicap és mentaux. Les caractériser ainsi, c’est gommer la différence de position primordiale qui les sépare de tous ceux qui n’ont pas affaire directement au handicap, que l’on peut aussi qualifier de profanes et qui peuvent aussi tenir des discours sur le handicap. C’est finalement nier qu’en dehors du monde professionnel, il puisse exister des connaissances, des savoirs spécifiques, qui naissent par exemple d’une fréquentation quotidienne de l’enfant. Mais opposer profanes et professionnels, c’est aussi nier, ou en tout cas minimiser, l’extraordinaire hétérogénéité interne qui caractérise ces deux ensembles. D’un segment professionnel à l’autre com me d’une famille à l’autre (par exemple selon le milieu social d’appartenance), les discours sur des adolescents dits handicapés mentaux varient très fortement. Et au sein même d’un couple parental, il n’est pas rare que des divergences de vue importantes sur la façon de considérer les problèmes de l’enfant existent. Malgré ces réserves, je centrerai malgrétout le propos dans cette deuxième partie sur ce qui oppose, du fait de leurs positions différentes, parents et professionnels. Sans nier l’hétérogénéité de ces deux ensembles, ni ravalers lparents au rang de simples profanes, je m’attarderai dans cette partie sur les différences de point de vue entre parents et professionnels, en renvoyant aux parties suivantes une analyse plus fine des différences de point de vue entre parents.
Enfin, mettre l’accent sur l’opposition entre disco urs profanes et discours professionnels pousse souvent, dans une logique interactionniste au sens restrictif, à faire l’impasse sur la genèse de ces discours, sur les conditions historiques et sociales qui les ont modelés et qui expliquent en partie leur forme actuelle. C’est pourquoi je propose de faire, dès le prochain chapitre, un détour par l’histoire qui permette de saisir, dans le prolongement des analyses de la première partie, en quoi le handicap mental d’un enfant est quelque chose de fortement « problématique » (toujours au sens de Michel Foucault) pour ses parents, quelque chose qui inspire honte et culpabilité, en particulier pour les mères. Cette culpabilité peut être considérée comme l’une des racines, l’un des moteurs de la « quête diagnostique », pour reprendre l’expression d’Anselm Strauss et Juliet C orbin [1988], dans laquelle se sont lancés tous les parents que j’ai rencontrés, et qui fera l’objet du chapitre 5. Les deux derniers chapitres se centreront plus directement sur les relations entre parents et professionnels, d’abord vus en termes d’opposition (chapitre 6), pu is plus largement en termes d’interaction, ce qui permettra d’introduire la notion de théories diagnostiques (chapitre 7).
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE (INTRODUCTIVE) DES ENFANTS DONT ON PARLE ?
CHAPITRE I. ON EN PARLE
CHAPITRE II. COMMENT EN PARLER ?
CHAPITRE III. ON N’EN PARLE PAS
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE LES USAGES PRATIQUES DES DISCOURS PROFESSIONNELS
CHAPITRE IV. LA GENÈSE SOCIALE DE LA CULPABILITÉ
CHAPITRE V. LES ENJEUX DE LA QUÊTE DIAGNOSTIQUE
CHAPITRE VI. FACE AUX DISCOURS PROFESSIONNELS
CHAPITRE VII.DES DISCOURS PROFESSIONNELS AUX THÉORIES DIAGNOSTIQUES
CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE LES ENJEUX INSTITUTIONNELS DES THÉORIES DIAGNOSTIQUES
CHAPITRE VIII. À CHAQUE ENFANT SON ÉTABLISSEMENT ?
CHAPITRE IX. LA PRISE EN CHARGE INSTITUTIONNELLE VUE PAR LES PARENTS
CHAPITRE X. LES ENSEIGNEMENTS D’UN CHOIX ATYPIQUE
CHAPITRE XI. LE PARCOURS DU COMBATTANT POUR TOUS ?
CONCLUSION DE LA TROISIÈME PARTIE
QUATRIÈME PARTIE LES ENJEUX FAMILIAUX DES THÉORIES DIAGNOSTIQUES
CHAPITRE XII.LA FAMILLE À L’ÉPREUVE
CHAPITRE XIII. CONSTRUCTION ET FRONTIÈRES DE LA MAISONNÉE
CHAPITRE XIV. TROUVER SA PLACE DANS LA MAISONNÉE
CHAPITRE XV. DES FAMILLES EN RECOMPOSITION
CONCLUSION DE LA QUATRIÈME PARTIE
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE THÉMATIQUE
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