L’effet de l’irradiation : le modèle de mélange ionique
À la dynamique de retour à l’équilibre du modèle B, nous souhaitons ajouter les effets de l’irradiation. Dans cette optique, il convient de définir et de modéliser l’enchaînement de déplacements d’atomes induits par le ralentissement de particules incidentes dans la matière. Un tel ralentissement entraîne en effet la mise en mouvement par collisions des atomes du milieu, qui engendre à son tour une succession de collisions dans la matrice, appelée cascade de déplacements [63]. Une cascade de déplacements peut être initiée par le bombardement du matériau avec différentes particules : neutrons, ions et électrons. La majorité des simulations expérimentales est réalisée avec des ions, car ils évitent d’activer le matériau et permettent de surcroît d’atteindre rapidement un haut niveau de dommage [64]. C’est pourquoi dans notre étude, nous parlerons majoritairement d’irradiation aux ions. La physique d’un tel phénomène se décrit dans le cadre des collisions binaires à haute énergie, c’est-à-dire une énergie initiale E supérieure à 10 keV, et par des collisions multiples à plus basse énergie. Ce phénomène, observé sur des échelles de temps de l’ordre de la picoseconde, a pour premier effet de désordonner le milieu, c’est ce que l’on appelle le mélange balistique. Un autre effet de l’irradiation sur lequel nous reviendrons ultérieurement, est la création de défauts ponctuels qui favorisent la diffusion dans le cristal.
L’approche macroscopique pour les effets balistiques de l’irradiation
Prises séparément, les cascades de déplacements présentent une structure spatiale très hétérogène. En effet, comme nous l’illustrons figure 2.6, les collisions se localisent dans des zones précises appelées sous-cascades [65], dont l’existence introduit une échelle spatiale différente de celle de la cascade. Néanmoins, il n’est pas très pertinent de décrire les cascades de déplacements en sous-cascades sur des échelles de temps supérieures à 10⁻⁹ s. En effet, pour des flux d’irradiation et des temps d’irradiation suffisamment importants, ces zones hautement perturbées, réparties aléatoirement dans une cascade de déplacements, finissent par se recouvrir. Cette analyse est le fondement du modèle de « mélange ionique » introduit pour la première fois par Sigmund et Gras-Marti [21, 22, 66]. Cette hypothèse de recouvrement permet de modéliser les effets balistiques de l’irradiation par une cascade moyenne homogène sur tout le domaine spatial, qui se traduit uniquement par l’ajout d’un terme source dans les équations de champ de phase.
L’équation de Cahn-Hilliard-Cook avec prise en compte du mélange ionique
Hypothèses utilisées pour l’équation
Au cœur de l’étude réside l’hypothèse selon laquelle les différents mécanismes décrits dans le premier chapitre agissent en parallèle, et s’intègrent au formalisme de Landau sous la forme d’une équation en champ de phase. Nous supposons en effet que la microstructure d’un matériau peut se décrire en combinant l’équation de Cahn-Hilliard-Cook avec l’approche de Gras-Marti.
Il convient cependant de cibler les points délicats du modèle, et d’en fournir une première justification. En laissant dans un premier temps de coté le rôle des deux termes de bruit, nous avons déjà montré que les mécanismes de diffusion thermique et de mélange balistique opérant à des échelles de temps différentes, il était possible de modéliser le mélange par un terme source à l’échelle de la diffusion, et a fortiori à celle de la l’évolution de la microstructure. Ensuite, les deux termes de bruit sont eux aussi traités en parallèle, comme leurs variances ont été déterminées individuellement, à partir des effets chimiques et de mélange balistique.
L’argument fondé sur l’écart entre les échelles temporelles n’est pas pertinent pour justifier la décorrélation des bruits, comme la dérivation de θ irr repose sur un traitement diffusif des effets d’irradiation, inspiré du formalisme de Martin [68]. En réalité, ces deux bruits sont en toute rigueur effectivement corrélés. Cependant, leurs intensités ne sont le plus souvent pas équivalentes, et seul un bruit parmi les deux joue un rôle notable à une température donnée. que le bruit d’irradiation est largement dominant à basse température (T < 350 K), mais devient négligeable face aux fluctuations thermiques dès les températures intermédiaires (T > 500 K). Enfin, la gamme de température où les bruits sont équivalents sera associée à une faible amplitude des fluctuations. Négliger la corrélation de ces deux bruits aura donc peu d’impact sur la microstructure.
Le point le plus délicat du modèle concerne la possibilité d’intégrer un terme hors équilibre à un potentiel thermodynamique. Nous supposons en effet que le mélange balistique peut être ajouté au formalisme de Landau, alors que celui-ci n’est en toute rigueur valable qu’à proximité de l’équilibre thermodynamique. Cette hypothèse est difficilement justifiable a priori, car rien n’indique qu’il soit possible de décrire le comportement d’un matériau maintenu loin de l’équilibre thermodynamique via les effets d’irradiation, par une énergie libre de type Landau. Pour une irradiation faible, l’hypothèse semble cependant acceptable, le mélange balistique étant perçu par le système comme une perturbation qui l’écarte faiblement de l’équilibre. Le doute ne subsiste donc que sur la validité du modèle pour une forte intensité d’irradiation. D’un point de vue qualitatif, l’existence d’une énergie libre traduit une préférence du système (associée à un gradient de potentiel chimique dans le cas de l’alliage AgCu) pour certaines configurations d’équilibre, tandis que le mélange balistique joue un rôle purement « mécanique ». Ainsi, sans remettre en cause le caractère instantané du mélange balistique à l’échelle de la diffusion, il est légitime de considérer qu’entre l’initiation de deux cascades, le système tente d’évoluer selon la préférence de F par diffusion. Cet argument est en outre compatible avec l’existence d’une fonctionnelle de Lyapunov mimant le rôle d’un potentiel sous irradiation, qui sera mise en évidence dans le premier paragraphe du chapitre suivant. La dynamique procède alors de la minimisation de cette fonctionnelle, ce qui octroie au système une propriété évoquant la notion de consistance thermodynamique [13]. Notre modèle pour décrire la microstructure sous irradiation semble ainsi compatible avec une équation de champ de phase et le formalisme de Landau.
Avant d’étudier les propriétés de l’équation, il convient de noter que les effets d’irradiation conduisent non seulement à créer du mélange ionique modélisé par pR, mais aussi à augmenter le nombre de défauts ponctuels. Or, ces défauts ponctuels sont les principaux vecteurs de la diffusion dans les métaux, et leur recréation induit une augmentation de M sous irradiation . La dépendance de M vis-à-vis de la quantité de défauts ponctuels est très complexe, car elle fait intervenir la microstructure, qui régule les concentrations en défauts par un effet rétroactif . En revanche, nous laissons de côté l’effet rétroactif de la microstructure. Ce point constitue une importante limitation de notre étude.
Étude du vieillissement
Hors irradiation, lors du processus de démixtion, le système n’atteint jamais un état d’équilibre, contrairement au système irradié qui se fige dans un état stationnaire. Cette différence s’interprète en terme de vieillissement. Lors de la décomposition spinodale de l’alliage AB, il existe deux temps caractéristiques, l’un associé à la mise à l’équilibre des atomes composant les agrégats de A dans la matrice de B par exemple, et l’autre au grossissement de ces agrégats. Hors irradiation, le premier temps caractéristique contrôlé par la mobilité est de l’ordre de 10⁻⁶ secondes pour le système AgCu. Une fois ce temps atteint, les atomes A sont à l’équilibre dans leur agrégat, mais les parois d’interphase entre domaines continuent de se déplacer, tandis que le système évolue très lentement vers la séparation totale. C’est ce que nous avons déjà évoqué sous le nom de grossissement. Il est donc nécessaire pour étudier l’évolution d’un tel système de considérer non seulement le temps écoulé depuis le début de l’évolution du matériau (par exemple la trempe de l’alliage sous forme de solution solide) noté t, mais aussi de garder en mémoire le temps intermédiaire tw , entre la trempe et le début de l’observation du matériau, c’est-à-dire « l’âge » du matériau. Pour quantifier ce vieillissement, nous définissons la fonction de corrélation à deux temps :
G(t,tw ) =< φ(x,t)φ(x,tw ) > − < φ(x,t) >< φ(x,tw ) >
calculée à l’équilibre, c’est-à-dire sans perturbation extérieure se couplant avec φ. Cette fonction permet de mesurer la dépendance de l’état du système vis à vis des conditions initiales.
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Table des matières
1 Introduction
2 L’approche en champ de phase et les effets d’irradiation
2.1 L’approche de champ de phase : un saut d’échelles
2.1.1 Définition d’un paramètre d’ordre
2.1.2 Dérivation de l’énergie libre de Landau-Ginzburg
2.1.3 Le saut d’échelle spatiale : longueur de corrélation et épaisseur des interfaces
2.1.4 Formulation du champ de phase et mécanismes de diffusion
2.1.5 Les fluctuations thermiques
2.2 L’effet de l’irradiation : le modèle de mélange ionique
2.2.1 L’approche macroscopique pour les effets balistiques de l’irradiation
2.2.2 Fluctuations associées au mélange ionique
2.3 L’équation de Cahn-Hilliard-Cook avec prise en compte du mélange ionique
2.3.1 Hypothèses utilisées pour l’équation
2.3.2 Adimensionnalisation
3 Étude de l’équation adimensionnelle
3.1 Le schéma numérique déterministe
3.1.1 L’équation déterministe
3.1.2 Établissement du schéma numérique
3.1.3 Étude numérique de la stabilité et de la précision du schéma
3.1.4 Simulation de la microstructure
3.2 Le schéma numérique probabiliste
3.2.1 L’équation différentielle stochastique
3.2.2 Impact du bruit sur la microstructure
3.2.3 Étude du vieillissement
3.3 L’approche autocohérente
3.3.1 Calcul du facteur de structure
3.3.2 Limite de solubilité pour les précipités
3.4 Étude de la microstructure
3.4.1 Étude de la distribution des tailles d’agrégats en l’absence de bruit
3.4.2 Lien entre la taille < d > des nodules et la distance entre voisins 2π/k∞
3.4.3 Étude de la fonction de corrélation de paire des précipités
4 Étude du système AgCu
4.1 Détermination des paramètres thermodynamiques
4.1.1 Ajustement des coefficients de l’énergie libre homogène de Landau
4.1.2 Détermination de l’épaisseur des interfaces
4.2 Détermination des paramètres d’irradiation Γ et R
4.2.1 Présentation de la méthode
4.2.2 Simulation par MARLOWE de l’irradiation de AgCu par différents ions
4.3 Couplage du paramètre d’ordre avec le champ élastique
4.4 Calcul de la mobilité de AgCu
4.4.1 La mobilité hors irradiation
4.4.2 La mobilité sous irradiation
4.4.3 Les échelles spatiales et temporelles
5 De la simulation à l’expérience
5.1 La microstructure de l’alliage AgCu
5.1.1 Pseudo-diagramme de phase sous irradiation dans le plan (Φ,T )
5.1.2 Calcul de la fluence nécessaire pour atteindre l’état stationnaire
5.1.3 Limites de solubilité de AgCu sous irradiation
5.2 Analyse de la microstructure par diffraction
5.2.1 Principe de la méthode
5.2.2 Détermination de l’intensité du faisceau diffracté
5.2.3 Simulations GISAXS associées à deux microstructures
6 Conclusion
Bibliographie
Annexes
