Pour clore en classe de seconde la séquence de géographie sur « les mondes arctiques » avant les congés de printemps, on projette aux élèves un court reportage. Une jeune glaciologue suisse passionnée entreprend sa première expédition polaire . Le temps de la séance n’est pas contraint, le document est bien réalisé, le voyage de Tromso en Norvège à Barrow, aux confins de l’Alaska, dépaysant. La chercheuse est spécialiste des émissions de méthane en Arctique et collabore avec le GIEC pour évaluer le risque d’une émission majeure et soudaine dans l’atmosphère de ce puissant gaz à effet de serre du fait du réchauffement climatique. Sa conclusion est sans appel, elle l’expose dans son ancien lycée à son retour : le méthane s’échappe déjà du pergélisol sous-marin qui se réchauffe, dans des quantités qui pourraient devenir telles qu’elles rendraient les émissions humaines négligeables. À la fin de la projection, quelques applaudissements qui surprennent l’enseignant puis un court débat, de pure forme.
Une séance très satisfaisante qui a suscité, plus tard, des interrogations : quel effet de banalisation peut expliquer aussi peu de réaction de la part des élèves face à une telle annonce, d’apocalypse en réalité, dans une salle de classe ? Le film, parfaitement de bon ton et documenté, n’annonce-t-il pas une catastrophe globale, à un horizon incertain mais proche voire se rapprochant ? Des millions de réfugiés, un bouleversement de l’écosystème mondial qui pourrait perdre à jamais sa beauté…
La construction des savoirs scolaires remise en question
Le savoir scolaire est aujourd’hui relativement autonome des disciplines savantes et conçu comme un contenu intégrant sa transmission. En reprenant ici le très complet état des lieux réalisé au sujet de l’histoire scolaire par Nicole Lautier et Nicole Allieu-Mary (LAUTIER ALLIEU-MARY 2008), on peut évoquer ici le modèle des 4R construit par François Audigier qui « a étudié sur un siècle (1890-1988) les conceptions de l’institution (comme des enseignants) sur le cas de l’histoire et de la géographie scolaires. ».
(…) Prenant en compte, dans les contenus, la question des finalités, il montre que le « texte » de l’histoire-géographie fonctionne au Réalisme, aux Résultats, au Refus du politique dans l’objectif de fabriquer des Référents consensuels. Démonstration commodément mémorisée (et parfois réduite à la formule) du modèle dit des 4R.
Alors que Nicole Tutiaux-Guillon n’hésite pas à qualifier le savoir scolaire quotidiennement enseigné en France de « positiviste » (TUTIAUX-GUILLON 2008), certains didacticiens de l’histoire inspirés par le renouvellement relativement récent de l’histoire des sciences (LE MAREC, DOUSSOT, VÉZIER 2009) ont amorcé au sujet des pratiques ordinaires en histoiregéographie une réflexion que l’on peut sans risque qualifier de critique. Pour eux en effet, le décrochage entre savoir savant et contenu scolaire menace aujourd’hui les savoirs en général et même leur transmission. Il interroge le sens du savoir dans la nouvelle société de l’information, le lien d’un savoir scolaire « consolidé » (mais non figé) avec un champ intellectuel et scientifique fait de recherches renouvelées, de désaccords, d’écoles, de débats et de controverses. C’est ainsi le « savoir scolaire » dans son ensemble qui est l’enjeu : quel est le sens de ce savoir transmis si la déconnexion entre chercheur et enseignant devient trop complète ? Ces auteurs qui inspirent notre recherche envisagent de réintroduire du débat, du doute dans nos enseignements à la fois pour favoriser et améliorer l’apprentissage des élèves et aussi leur faire réaliser ce qu’est le champ scientifique. Il s’agit bien d’une nécessité à nos yeux concernant l’histoire qui apparaît comme une «science» à bien peu d’élèves. Les travaux de Sylvain Doussot (DOUSSOT 2011) sur la didactique de l’histoire et le lien à (re) construire entre savoir scolaire et monde académique sont de ce point de vue éclairants. L’histoire scolaire apparaît aujourd’hui comme une discipline essentiellement transmissive, gonflée de savoirs, figée. L’identification de certains sujets historiques comme « sujet à débat» est courante aujourd’hui et masque totalement le fait qu’en réalité tous les sujets historiques peuvent l’être. Doussot avance qu’ils « devraient » l’être, à la fois pour régénérer la « matière » aux yeux des élèves et pour placer résolument la discipline en tant que science du questionnement et de la critique.
Le géographe scolaire face à l’EDD, une question socialement vive
Mais la question est également posée de manière insistante à la géographie dont on peut comprendre les difficultés à se constituer aux yeux des élèves en une science capable « d’appréhender le monde contemporain dans sa complexité, en prenant en compte les interactions existant entre l’environnement, la société, l’économie et la culture ». Cette dernière ambition est celle des textes d’accompagnement officiels (Eduscol ) de l’EDD. Il s’agit en l’occurrence d’une partie singulière du programme de la géographie scolaire, mais qui illustre très bien les ambitions des programmes et leur décalage avec les représentations sociales attachées à nos disciplines.
Comme le rappellent Sylvie Considère et Nicole Tutiaux-Guillon (CONSIDÈRE, TUTIAUXGUILLON 2013), l’EDD « est entré progressivement [dès 2004] dans tous les curricula scolaires, d’abord sous le couvert d’une ‘’éducation à l’environnement pour un développement durable’’, puis en 2007 par une ‘’éducation au développement durable’’, enfin depuis 2008 dans les programmes du primaire et du secondaire révisés. » De nombreux auteurs français et étrangers ont travaillé sur l’intégration à l’école de ces nouveaux savoirs et sur l’urgence qui lui est associée. L’ouvrage collectif dirigé par Anne Legardez et Laurence Simonneaux (LEGARDEZ, SIMONNEAUX 2011) rassemble un certain nombre de contributions importantes sur le sujet en le replaçant dans le cadre émergeant en sciences de l’éducation des « questions socialement vives » (QSV). Selon les auteurs, le concept désigne « une question qui prend (ou est amenée à prendre) forme scolaire et qui possède les caractéristiques suivantes : elle est vive dans la société (…), elle est vive dans les savoirs de référence (…), elle est vive dans les savoirs scolaires » (LEGARDEZ, SIMONNEAUX 2011, p. 16). Les QSV leur apparaissent nombreuses au sein de l’éducation au développement durable telle qu’elle est développée en milieu scolaire et notamment en France. Elles précisent ses enjeux :
Les QSV ont une place de choix au cœur de l’éducation au développement durable (EDD) (…) du fait de la notion de développement durable (DD) qui, en soi, est une QSV. (…) La polémique au sujet du DD dénonce une démarche politique « pour continuer à produire en polluant moins vite mais plus longtemps », suivant une logique de capitalisme vert. Résumons rapidement la polémique à propos du DD. S’opposent en particulier les défenseurs de la croissance et ceux de la décroissance. En termes économiques, le paradigme dominant a longtemps été que le développement — considéré comme la poursuite du bien-être — était indissociable de la croissance. L’idée que le progrès est synonyme de développement ne va plus de soi après les crises environnementales et la persistance des inégalités sociales et économiques dans le monde.
Par le flou qui le caractérise et sa très forte connotation politique, le DD et donc l’EDD posent naturellement des difficultés aux enseignants. On voudrait ici se concentrer sur l’une de ses dimensions qui a des répercussions directes dans la classe.
Se projeter dans l’avenir avec les élèves : le secours de la prospective ?
La question du développement durable pose de manière décisive la question du temps. L’association courante dans les représentations « histoire-temps » et « géographie-espace » est dommageable à la pratique enseignante surtout dans un contexte de diffusion massive de la notion de compétence (voir AUDIGIER 2011b). Cette question du temps devient en particulier cruciale au moment où l’enseignant demande à ses élèves de se projeter dans l’avenir, d’imaginer, de penser la rupture ou l’innovation. La question de la temporalité (conçue comme rapport des individus à leur temps, voir KOSELLECK, 1991 ou les travaux de François Hartog) est au cœur de notre sujet. François Audigier (AUDIGIER, 2011a, p. 49) la formule en ces termes :
(…) placer les élèves dans la position où ils doivent se projeter dans l’avenir, construire des décisions, imaginer et parfois mettre en œuvre des décisions, modifient profondément la place des savoirs. En effet, l’avenir, le futur, ne découlent pas du présent, même enrichi du passé comme présent du passé. Le futur est ouvert à l’invention des citoyens. Cette invention, par les élèves comme par les adultes, résulte de facteurs complexes. (…) .
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Table des matières
INTRODUCTION
1. CADRAGE GÉNÉRAL
1.1 Démarche didactique
1.1.1 La construction des savoirs scolaires remise en question
1.1.2 Le géographe scolaire face à l’EDD, une question socialement vive
1.1.3 Se projeter dans l’avenir avec les élèves : le secours de la prospective ?
1.2 Contexte pédagogique
1.2.1 Public scolaire
1.2.2 Démarche pédagogique de l’enseignant
2. HYPOTHÈSES
2.1 Hypothèse 1 : La mise en situation permet mieux que la mise en activité la projection des élèves dans un champ d’apprentissage
2.1.1 la mise en activité (apprentissage-appropriation) rompt le lien entre savoir et objet de savoir et entre enseignant et enseigné
2.1.2 La mise en situation (appropriation-apprentissage) offre un nouveau rapport au savoir et aux savoirfaire
2.2. Hypothèse 2 : le jeu sérieux est un outil efficace de mise en situation
2.2.1 Un outil en vogue, forces et faiblesses connues
2.2.2 L’univers ludique source de motivation et d’apaisement face au contexte scolaire ?
2.3. Hypothèse 3 : le cadre didactique est indissociable de la simulation
2.3.1 La mise en situation amont et aval de la simulation fait l’efficacité didactique du jeu
2.3.2 Aborder la prospective par le pré-acquis de l’innovation et l’usage de la simulation
3. MISE EN ŒUVRE DES HYPOTHÈSES
3.1. Trois montées en généralité : du présent vers le futur (2050) et vers l’aléa
3.1.1 Cas 1 : mise en situation sans simulation : quelle agriculture pour 2050 ?
3.1.2 Cas 2 : mise en situation avec simulation : Plan climat et planification pour 2058
3.1.3 Cas 3 : la projection avec simulation : Simuler un aléa climatique avec et sans gestion des risques majeurs (jeu Halte aux Catastrophes)
3.2 Présentation des logiciels de simulation
3.2.1. Clim City (Cap Sciences, s.d.)
3.2.2. Halte aux Catastrophes (Playerthree, 2007)
4 RÉSULTATS DE LA RECHERCHE
4.1. CAS 1 : Quelle agriculture pour 2050 ?
4.1.1. Analyse des données
4.1.2. Retour critique : les modèles explicatifs entravent la formulation d’hypothèse et la projection
4.2 CAS 2 : Simuler la transition écologique d’une ville moyenne
4.2.1. Analyse des données
4.2.2. Retour critique : la planification et son utilité dans le rapport au temps et aux acteurs de la transition énergétique
4.3. CAS 3 : Simuler un aléa naturel dans deux territoires contrastés des Caraïbes
4.3.1. Analyse des données
4.3.2. Retour critique et conclusion : la simulation d’un futur possible n’induit pas une démarche prospective mais permet de l’introduire
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
