Télécharger le fichier pdf d’un mémoire de fin d’études
Une construction erronée du récit historique, l’exemple de l’ambassade de 1555
La correspondance entre les nouvelles dates et les dates issues du dīwān confirme que le « chirurgien esclave » a eu accès à des informations pertinentes. Cependant, l’intégration des informations sur le Borno dans le cadre général de l’histoire de Tripoli provoque plusieurs anachronismes. Le récit de l’ambassade de 1555, qui serait en réalité datée de 1525/1526, en est l’exemple le plus frappant. En 1551, les chevaliers de l’Ordre de Malte sont chassés de Tripoli par Dragud Pacha, un corsaire au service des Ottomans, qui y prend le pouvoir en 1553. Une ambassade est alors envoyée par le Borno pour rétablir les relations commerciales, perturbées par la présence chrétienne. Le « chirurgien esclave » associe l’ambassade bornouane de Mahomet/Muḥammad, datée de 1555, à cet événement, dont voici le texte intégral :
Mahomet ayant appris que Tripoly etoit tombé sous la domination d’un monarque Musulman, et la renomée lui ayant appris les exploits de Dragud Bassa cela l’incita de lui envoyer un Ambassadeur suivy de quinze hommes la plus part montez sur des dromadaires, qui fit son entrée à Tripoly au commancement de l’année 1555. Il fut reccu par Dragud avec toute la pompe et toute la magnificence possible, et régalé pendant son séjour d’une manieur éclatante. Cet ambassadeur etoit entièrement nègre, après avoir rendu sa lettre de créance qui étoit écrite en langue arabique il exposa le sujet de son Ambassade, dont le but étoit d’establir entre Dragud et le Roy son Maître une correspondance d’amitié et de commerce, afin de pouvoir par son moyen recouvrer diverses marchandises d’Europe dont ceux de Borno ont faut. Dragud parut satisfait au possible de se voir recherché d’alliance par un potentat si fameux et si éloigné de ses terres, il promit à l’ambassadeur, d’employer des soins pour faire plaisir à son maître. L’on demeura d’accord des marchandizes qu’il faudroit envoyer à Borno, et de celles qu’un envoyeroit de Borno en échange ; en sorte de quoy cet Ambassadeur très satisfait du procédé et des honnetetez de Dragud, prit congé de lui pour retourner en son pays, et à son départ il fut régallé d’armes, de chevaux, et de plusieurs galanteries d’Europe que le Roy de Borno receut avec beaucoup de satisfaction. Le commerce entre Borno & Tripoly a toujours été entretenu depuis ce tems la jusques à nôtre âge249.
Mahomet/Muḥammad ne peut avoir été à l’origine d’une ambassade en 1555, puisqu’il meurt en 1537250. La correction des dates avancées pour cette ambassade donne l’année 1525/1526, qui correspond bien au règne de Muḥammad ibn Idrīs. En fait, le « chirurgien esclave » mélange les informations issues de Tripoli et du Borno en créant un lien logique entre elles. Ainsi, puisque Dragud Pacha a libéré Tripoli en 1551, une ambassade bornouane datée de 1555 en est la suite logique. Cette façon de faire se retrouve dans les autres ambassades dont les dates sont erronées, à l’image de l’ambassade datée en 1589 dans le texte :
En peu de tems la nouvelle de la délivrance de Tripoli et la mort du chef Hiahia fut seue par toute la barbarie et en plusieurs autres endroits de l’Afrique et en particulier Mhay Abdalla Roy de Borno en fut satisfait car comme il avoit autrefois eu amitié aves les bassas de Tripoly251.
Cependant, contrairement aux autres ambassades dont les dates ont été corrigées, le récit de l’ambassade de 1555 comporte de nombreux détails sur son déroulement, ainsi que sur les cadeaux donnés à l’ambassadeur du Borno à son départ. Ce foisonnement d’informations aurait pu être le fruit d’une imagination puisant sa source dans la littérature européenne ou l’expérience personnelle de l’auteur. À titre d’exemple, la Cosmographie de Lorenzo d’Anania est exploitée pour l’ambassade de Mahomet/Muḥammad (1519-1538) ainsi que pour celle d’Abdalla/‘Abdallāh ibn Dūnama (1557-1564). Le « chirurgien esclave » dissocie les informations d’Anania, alors que celui-ci ne les attribue qu’à un seul prince. Ainsi, d’un côté Mahomet/Muḥammad a combattu le Kebbi252 et de l’autre, c’est Abdalla/‘Abdallāh ibn Dūnama, qui « se sert de la langue arabique253 ». Pourtant, dans le récit sur Tripoli, il est également fait référence à la langue arabique dans les lettres de Mahomet/Muḥammad pour l’ambassade de 1555254. Il devient difficile de discerner le vrai du faux dans les informations qu’il donne sur Tripoli. Il n’est pas à écarter que l’auteur ait pu écrire son récit à partir d’éléments qu’il a vus lors de sa captivité. Ainsi, les dromadaires qui accompagnent l’ambassade de Mahomet rappellent les « chameaux » utilisés par ‘Alī ibn ‘Umar lors de sa rencontre avec Mustafa Aga. L’utilisation de la langue arabique au Borno est bien connue du « chirurgien esclave » qui disposition d’une lettre du sultan ‘Alī ibn ‘Umar datée de 1653.
Malgré ces réserves, il est possible que les informations données par le « chirurgien esclave » pour l’ambassade en question attestent de l’existence d’une ambassade suivant la prise de Tripoli. Le luxe d’informations que l’auteur donne à propos de la réception d’une ambassade du Borno par Dragud Bassa peut laisser penser qu’il a eu connaissance d’une ambassade accueillie par le nouvel homme fort de Tripoli, peu après la prise de la ville. Deux ambassades bornouanes, dont les dates ont été corrigées, surviennent dans la décennie 1550, toutes deux attribuées à ‘Abdallāh ibn Dūnama (1557-1564) : l’ambassade de 1549/1550 et celle de 1558/1559. La première ambassade concorde à deux années près avec la prise de Tripoli255. La comparaison du récit des ambassades de Mahomet/Muḥammad et d’Abdalla/‘Abdallāh ibn Dūnama montre que les cadeaux des Tripolitains sont très similaires : [Ambassade de Mahomet] cet Ambassadeur […] fut régallé d’armes, de chevaux, et de plusieurs galanteries d’Europe256.
[Ambassade d’Abdallah] Pû de tems après, Giaffer envoya un de ses officiers à Mhaï Abdallah, pour réciproquer ses honnetetez ; il lui mena quelques chevaux ; et lui fit présent d’armes à feu257.
La nature des armes n’est pas précisée pour l’ambassade de Mahomet, mais la similitude des présents offerts par le souverain de Tripoli peut laisser penser que le récit auquel le « chirurgien esclave » a accès pour l’ambassade suivant la prise de Tripoli ne concerne pas celle de Mahomet/Muḥammad, mais en réalité l’ambassade d’Abdalla/‘Abdallāh ibn Dūnama258. De plus, pour la première fois dans le récit, il est précisé la nature des cadeaux que font les souverains de Tripoli au Borno. La présence d’armes à feu à ce moment de la chronologie n’est pas un fait anodin et tendrait à confirmer cette hypothèse. Le « chirurgien esclave » est le premier auteur à proposer une date précise pour l’arrivée des armes à feu au Borno, via l’ambassade d’Abdalla/‘Abdallāh ibn Dūnama qu’il date de 1579259 et que j’ai resitué vers les années 1549/1550. Or, le kitāb ġazawāt Barnū, écrit par Aḥmad ibn Furṭū en 1576, parle déjà de l’utilisation d’armes à feu par Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596). Dierk Lange affirme même à partir du texte .
L’auteur [Aḥmad Ibn Furṭū] n’attribue pas la « présence » des mousquetaires turcs à l’initiative de son Sultan Idrīs ibn ‘Alī. Et en effet l’usage intensif d’un large corps de mousquetaires durant la campagne qui eut lieu durant les premières années de son règne suggère que le corps de mousquetaires avait été constitué par l’un de ses prédécesseurs260.
En proposant la date de 1549/1550 au lieu de 1579, non seulement l’ambassade d’Abdalla/‘Abdallāh ibn Dūnama concorde peu ou prou avec la prise de Tripoli par Dragud, mais on peut aussi proposer une date pour l’introduction des armes à feu au Borno à partir des éléments fournis par Ibn Furṭū et du récit du « chirurgien esclave ». En effet, il est peu probable que les chrétiens aient vendu ou offert des armes à feu aux Bornouans. L’arrivée des Ottomans et l’évocation de ce don d’armes à feu semble être le signe d’une rupture radicale avec la période précédente.
La question des armes à feu n’est qu’un des nombreux exemples montrant qu’une relecture des dates proposées dans le Discours historique de l’estat du royaume de Borno apporte une nouvelle dimension dans la recherche sur l’histoire du sultanat du Borno à l’époque moderne. Pour revenir sur les débats autour de la chronologie des sultans sefuwa, l’application d’une nouvelle datation montre une corrélation entre les dates de règne données par Dierk Lange ainsi que celles du Discours historique de l’estat du royaume de Borno. Est-ce pour autant que cette étude tend à confirmer les travaux de Dierk Lange sur le dīwān ? Rien n’est moins sûr. En effet, la question des origines des Sefuwa ainsi que la transition entre le Kanem et le Borno au XIIIe-XIVe siècle, qui furent remises en cause par Augustin Holl, Anders Bjorkelo et Dierk Lange lui-même, reste toujours posée.
Au final, l’oeuvre du « chirurgien esclave » est une source majeure. Elle apporte un témoignage nouveau sur la production littéraire des captifs, ainsi qu’un regard original sur l’esclavage des Européens à Tripoli. De plus, la validation des dates du « chirurgien esclave » redonne une crédibilité au texte. Un autre exemple vient appuyer cette crédibilité. Durant son récit principal, le « chirurgien » rapporte qu’en 1675
mourent un grand nombre de pélerins de l’Estat de Tripoly au voyage qu’ils firent cette anne icy à La Mecque : ceux qui en retournèrent firent le récit d’y avoir veu un fils du roy d’Agadez quî estoit entièrement nègre, et avoit fait le mesme voyage avec une suitte de 400 personnes. Le Roy d’Agadez commande un vaste pays dans le coeur de l’Afrique261.
Durant la période coloniale, Yves Urvoy, capitaine de l’armée française et auteur de l’Histoire de l’empire du Bornou262, édita plusieurs manuscrits du sultanat de l’Aïr, dont la capitale est Agadès. Dans l’un d’eux, il est fait mention de ce pèlerinage à La Mecque, qui est daté exactement à la même année :
Après leur retour, le hadj Aknafaï, fils du sultan Mohammed-el-Mobarek, fit son deuxième pèlerinage, affaire bénie ! (car nous mettons notre espoir en Dieu avec Sa grâce, et en l’Emir des croyants) et il fit le pèlerinage au mois de rejeb, en l’année 1085 (octobre 1674) […] Et dans cette année l’assemblée des gens d’Agadès avec le susdit hadj Aknafaï, firent le pèlerinage […], et en outre une bande nombreuse263.
Histoire des manuscrits
J’ai identifié trois copies subsistantes de ces manuscrits, référencées pour la première fois dans le deuxième volume de la série Arabic Literature of Africa, dirigée par John Hunwick et Rex Sean O’Fahey13. Deux se trouvent à la Royal Asiatic Society (RAS) et à la School of Oriental and African Studies (SOAS), à Londres14. L’autre copie se trouve au Jos museum au Nigeria sous la cote JM/A.MS.12115. Ces copies de l’oeuvre d’Aḥmad ibn Furṭū ont une longue histoire. Le manuscrit entreposé à la RAS date de 1853. Il contient les deux textes d’Aḥmad ibn Furṭū, copiés par la même personne. Le manuscrit de la SOAS date des années 1920-1923 ; s’il réunit le K/K et le K/B ainsi qu’une copie du dīwān, ces textes ont été copiés par deux copistes sur deux types de papiers différents. Le manuscrit de Jos est difficilement datable. Il ne comporte qu’une partie du K/K. Enfin, la copie d’Ibadan est une photocopie du précédent qui fut réalisée au lendemain de la décolonisation, probablement dans les années 1960-1970. Il faut également compter avec le manuscrit d’Hambourg, aujourd’hui perdu16, et qui fut réalisé en 1853 à partir du même original que le manuscrit de la RAS (il contenait le K/B et le K/K). La copie conservée à la SOAS en est issue. À partir des commentaires d’H. Barth et de la copie de la SOAS, on peut dégager plusieurs informations à propos de cette copie. Les manuscrits bornouans : copies de Jos et d’al-ḥāǧǧ Bašīr
Le manuscrit qui sert d’original aux copies qu’Heinrich Barth demande auprès du vizir du Borno, al-ḥāǧǧ Bašīr (m. 1853) est presque totalement inconnu. Lors de son premier séjour à Kukawa, la capitale du pouvoir des al-Kanemi, d’avril 1851 à février 1852, H. Barth ne peut toucher le manuscrit d’al-ḥāǧǧ Bašīr et ne fait que l’apercevoir de derrière son épaule17. Compte tenu de la durée de vie du papier dans la région, il est probable que son manuscrit soit déjà une copie. Ce soupçon est renforcé par l’existence du manuscrit de Jos, trouvé par l’officier colonial britannique Sir Herbert Richmond Palmer (1877-1958) au début du XXe siècle. Ce manuscrit comporte des différences assez significatives avec la copie de H. Barth, laissant à penser qu’il s’agissait de deux copies venant d’une version commune plus ancienne, bien qu’H. R. Palmer sous-entende que le manuscrit de Jos dérive de la copie d’al-ḥāǧǧ Bašīr :
Bien que dans les parties communes, le sens des deux manuscrits soit identique ou presque, leur style diffère par endroits, comme il est courant avec les scribes qui regardent l’ipissima verba d’un auteur ordinaire comme un texte en rien sacré, mais plutôt comme un témoignage qu’ils ont la liberté d’amplifier ou décorer selon leur bon vouloir. En général, cependant, le manuscrit de Barth a été suivi18.
Les conditions de conservation et de découverte du manuscrit apportent d’autres indications sur son histoire. Premièrement, al-ḥāǧǧ Bašīr n’a pas conscience qu’il possède un texte d’Aḥmad ibn Furṭū avant sa rencontre avec H. Barth et c’est l’intérêt du voyageur allemand pour l’histoire de la région qui pousse le vizir du Borno à rechercher dans ses archives personnelles de tels récits19. Ainsi, le texte semble être inconnu des autorités du Borno du milieu du XIXe siècle. Cette méconnaissance de l’oeuvre d’Aḥmad ibn Furṭū, cinq ans seulement après la fin de la dynastie des Sefuwa, pose la question de sa diffusion au Borno. Dierk Lange va jusqu’à dire que le manuscrit d’Aḥmad ibn Furṭū ne fut jamais diffusé au-delà de la cour des Sefuwa20.
L’oeuvre d’Aḥmad ibn Furṭū, du manuscrit à l’édition
De retour en Allemagne, Heinrich Barth rédige son récit de voyage, qui paraît en anglais et en allemand entre 1857 et 1858. S’il utilise les textes d’Aḥmad ibn Furṭū, il n’en propose pas de traduction ou d’édition. Néanmoins, il propose un résumé du K/K en annexe du volume 3 de l’édition anglaise51. Intitulé Geographical details contained in « the Divan, » or account given by the Imám Áhmed ben Sofíya or the expeditions of the King Edrís Alawóma from Bórnu to Kánem, l’appendice décrit sous la forme d’un carnet de voyage les différentes étapes du sultan Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596) telles qu’elles sont rapportées dans le K/K. Les toponymes sont retranscrits en arabe et certains passages jugés importants sont édités en arabe également, sans traduction cependant. Déjà, H. Barth décèle une grande diversité dans les graphies des toponymes, diversité qui se retrouve dans les deux manuscrits analysés52.
Par la suite, les textes d’Aḥmad ibn Furṭū ont fait l’objet de plusieurs éditions en arabe et de traductions en anglais53. La première traduction est publiée en 1862 dans le Journal of the Royal Asiatic Society54. Elle est l’oeuvre de l’orientaliste James William Redhouse (1811-1892). Celui-ci, plus connu pour son dictionnaire ottoman-anglais, a traduit de nombreux textes, dont le poème du Manteau d’al-Būṣīrī55. La traduction est réalisée dès l’arrivée des textes au Foreign Office, où J. W. Redhouse est employé en 1854 comme « traducteur oriental ». Il rejoint la même année la RAS, dont il devient le secrétaire de 1861 à 1864. C’est durant son mandat que sa traduction d’Aḥmad ibn Furṭū est publiée. Bien que très bon arabisant, J. W. Redhouse ne connaît pas la région du lac Tchad et offre une traduction sans numérotation, souffrant d’une trop grande linéarité, avec de nombreux contresens56.
Herbert Richmond Palmer est le second auteur à avoir proposé une édition et une traduction des textes d’Aḥmad ibn Furṭū durant la période coloniale. H R. Palmer n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’il a publié de nombreuses traductions de textes du Nord Nigeria et édité certains d’entre eux. Il a notamment publié la traduction de la chronique de Kano en 190857, ou encore les traductions de nombreux maḥram, sur lesquels je reviendrai58.
Le premier ouvrage paru est la traduction du K/B, en 1926, la même année que le don du manuscrit d’Aḥmad ibn Furṭū à la SOAS59. Les deux événements sont intimement liés, puisque le travail de traduction a eu lieu simultanément à la période d’écriture du manuscrit de la SOAS, à partir des photos de la copie d’H. Barth. Sa connaissance du Borno lui permet de faire plusieurs interprétations utiles et de donner au texte un contexte géographique. H. R. Palmer n’a pas eu connaissance des traductions de J. W. Redhouse, qui auraient pu le mener jusqu’aux manuscrits de la RAS. Dans l’introduction à sa propre traduction du K/B, D. Lange est très critique vis-à-vis de ce travail60. Il va même jusqu’à suggérer qu’un collaborateur d’H. R. Palmer le traduisit en hausa avant que celui-ci ne le traduise en anglais61.
Deux ans plus tard, H. R. Palmer publie une traduction du K/K dans un volume intitulé Sudanese memoirs, three volumes in one, un imposant recueil de traductions de manuscrits et traditions orales du Nord Nigeria62. H. R. Palmer y écrit qu’il utilise deux manuscrits : celui du Foreign Office et celui de Jos. S’il s’est en fait servi de la copie privée d’H. Barth, la trouvaille par H. R. Palmer d’un nouveau manuscrit est une avancée majeure pour la connaissance des travaux d’Aḥmad ibn Furṭū. Aussi H. R. Palmer ajoute-t-il trois passages se trouvant dans le manuscrit de Jos et qui diffèrent ou s’ajoutent à la version d’H. Barth63 :
Des informations verbales mineures qui diffèrent ou des informations complémentaires absentes du manuscrit de Barth ; une traduction du texte du manuscrit A a été ajoutée entre crochets après la traduction du texte du manuscrit de Barth. Toutefois, ces passages sont rares, le seul d’importance étant l’exorde final64.
Le principal intérêt de ces passages concerne leur érudition, puisque de nombreux livres ou auteurs arabes y sont cités, à l’image d’al-Qayrawānī (m. 996). Cela pose néanmoins la question de savoir si le texte original d’Aḥmad ibn Furṭū a été modifié et réécrit par la suite et quel crédit accorder à l’une ou l’autre des versions, notamment pour la fin du K/K, qui évoque les origines de la dynastie des Sefuwa65.
Aḥmad ibn Furṭū, place et oeuvre d’un intellectuel au service d’Idrīs ibn ‘Alī
Reconstruire la trajectoire intellectuelle d’Aḥmad ibn Furṭū permet d’épouser son point de vue, en partant du postulat que sa position et la place de sa famille dans les affaires religieuses, politiques et diplomatiques de la cour en font un observateur pertinent du monde tel qu’il était vu depuis le Borno, sa description du monde permettant de définir le cadre géographique cette étude. Ainsi, en se plaçant dans une perspective locale, j’espère offrir un point de vue neuf sur ce document et son auteur.
Aussi, je chercherai à replacer Aḥmad ibn Furṭū, savant musulman bornouan, au sein des cercles de pouvoir constitués autour du sultan Idrīs ibn ‘Alī, mais également dans les dynamiques sociales liées à l’islam dans le bassin du lac Tchad. Ses deux ouvrages s’inscrivent dans un mouvement littéraire en écriture arabe déjà présent dans la région. La portée politique et littéraire de ces textes livre un témoignage de choix sur la diplomatie des sultans du Borno et les rapports que le pouvoir central entretenait avec les autres populations de la région.
Aḥmad ibn Furṭū, un ‘ālim à la cour du Borno
Les deux textes conservés sur les manuscrits « mettent en histoire72 » les douze premières années de règne d’Idrīs ibn ‘Alī (1564-1596). Aḥmad ibn Furṭū est un ‘ālim, un intellectuel musulman qui a reçu une éducation religieuse, juridique et intellectuelle au Borno à partir d’un corpus de textes issus de la littérature arabe. Fort de cette formation, il a reconstruit l’histoire récente de son sultan, un processus que les études ont quelque peu négligé. L’analyse des références littéraires utilisées par Aḥmad ibn Furṭū permet de jeter un regard nouveau sur cet auteur et notamment sur de possibles liens entre le savant bornouan et le soufisme à travers la diffusion des textes šāḏilī du nord au sud du Sahara.
Aḥmad ibn Furṭū et son oeuvre, étude d’une entreprise politico-religieuse
La prise en compte d’Aḥmad ibn Furṭū en tant qu’acteur politico-religieux fut progressive. Les historiens s’intéressent d’abord au contenu de son oeuvre. H. Barth, historien et géographe de formation, saisit le caractère unique des textes dès qu’al-Bašīr, le vizir qui l’accueille à Kukawa73, évoque leur existence. De retour en Europe, il contrôle la véracité des informations données par Aḥmad ibn Furṭū, notamment pour les périodes antérieures et pour lesquelles il ne disposait que d’informations orales74. Pour cela, il compare les listes dynastiques de trois textes trouvés à la cour du Borno : le dīwān al-salāṭīn Barnū et les récits des campagnes militaires d’Idrīs ibn ‘Alī, écrits par ibn Furṭū. Leur proximité, malgré quelques variantes, confirme leur authenticité75. À propos d’Aḥmad ibn Furṭū, Barth reste lapidaire : « L’imām Ahmed [est] un homme savant et intelligent de haut rang et en connexion constante avec la cour76 ». Par la suite, peu de chercheurs s’attarderont à étudier l’auteur. Tout au plus, Yves Urvoy note-t-il l’intérêt des « remarques incidentes » reportées par le savant77. En 1977, dans un article dressant la synthèse des études sur Idrīs ibn ‘Alī, Jean-Louis Triaud pousse plus loin l’analyse sur Aḥmad ibn Furṭū78 et affirmant que l’auteur est d’une partialité volontaire dans son récit en faveur du sultan Idrīs, il confère un rôle plus actif à Aḥmad ibn Furṭū, non plus simple compilateur mais acteur d’un document à caractère plus politique.
Jean-Claude Zeltner, spécialiste des tribus arabes du Tchad, est le premier auteur à proposer une étude détaillée sur Aḥmad ibn Furṭū, dans son ouvrage sur l’histoire du Kanem, Pages d’histoire du Kanem, pays Tchadien, en 198079. Il date avec précision la rédaction des deux textes, à partir des dates qu’Aḥmad ibn Furṭū donne : « Les dates principales sont notées. Certes, l’auteur ne donne jamais l’année de l’Hégire, mais il précise le jour de la semaine et le quantième du mois. Les tables de correspondance permettent de savoir en quelle année tel jour de la semaine tombait tel quantième du mois80 ». Il date la rédaction du récit des campagnes du Borno du 21 octobre 157681 et de celui des campagnes du Kanem de la fin 1578, corrigeant la première estimation d’H. Barth82. Il livre également une description plus détaillée d’Aḥmad ibn Furṭū : c’est un « homme pieux, courageux, soucieux de l’équité, ardent promoteur des réformes inspirées du Coran et de la Sunna83 » et un homme cultivé dont la « spécialité est le droit84 ». De même, J.-C. Zeltner montre l’influence de l’auteur de la Risāla, Abū Muḥammad ‘Abdallāh ibn Abī Zayd al-Qayrawānī (m. 996), sur la pensée d’Aḥmad ibn Furṭū85 et estime qu’Aḥmad ibn Furṭū est un « témoin lucide [qui] fait preuve de discernement dans l’usage des traditions86 ». S’inscrivant en porte à faux vis-à-vis de ses prédécesseurs, il voit dans les deux récits de campagne des documents historiques, bien qu’il interroge peu les motivations d’Aḥmad ibn Furṭū à entreprendre un tel projet littéraire, ni la relation entre savoir et pouvoir.
Ces questions sont largement reprises par Dierk Lange dans l’introduction de sa remarquable édition critique du K/B87. Soulignant le rôle de la famille d’Aḥmad ibn Furṭū dans l’histoire du royaume sefuwa, D. Lange touche du doigt les liens entre le lettré soudanais et le pouvoir88. Selon lui, le K/B est plus un récit panégyrique à la gloire du sultan qu’une description fidèle des événements89. En parallèle, D. Lange s’attarde sur l’homme de lettres. Si Aḥmad ibn Furṭū a participé à certaines expéditions guerrières, ses principales activités étaient les prières, le sermon du vendredi et les lectures pieuses. Il est décrit comme un savant ayant eu une éducation classique, mais ayant de surcroît développé une certaine « sophistication intellectuelle90 ». Celle-ci est mise en lumière à travers l’identification des citations littéraires présentes dans le K/B. Les principales conclusions de D. Lange concernent la construction linguistique et littéraire de son récit et mettent en avant sa précision technique dans la description des actions militaires et de la culture matérielle. D. Lange ajoute que des parties du K/B se rapprochent du sermon91. Finalement, la démarche de D. Lange reste confinée à l’étude du K/B et se contente d’étudier l’auteur pour pouvoir tirer les informations de son récit : « l’apport d’Aḥmad ibn Furṭū devrait ainsi être valorisé non seulement en tant que narration historique, mais aussi comme une base sûre pour la reconstruction historique92 ».
Cette analyse, sévèrement qualifiée d’orientaliste par Augustin Holl93, fait la part belle à l’étude philologique, sans chercher à comprendre le milieu culturel dans lequel évolue l’auteur. A. Holl appelle à adopter une approche interdisciplinaire, en prenant en compte la paléoclimatologie, l’anthropologie ou l’histoire des mythes, tout en reconnaissant la difficulté d’une telle démarche94. Afin de mener à bien une telle entreprise, l’analyse des références littéraires présentes dans l’oeuvre d’Aḥmad ibn Furṭū me paraît être une première clef pour tenter de mieux cerner Aḥmad ibn Furṭū, sa formation intellectuelle et sa place dans la société du Borno au XVIe siècle.
Les références littéraires d’Aḥmad ibn Furṭū95
La question des sources utilisées par Aḥmad ibn Furṭū a déjà été largement discutée, notamment pour s’assurer de leur validité96. D’une manière plus large, les historiens ont dressé un premier portrait de l’homme de lettres. Aḥmad ibn Furṭū est un homme cultivé dont la langue maternelle est le kanuri97 : cette affirmation repose sur les origines ancestrales qu’il invoque, faisant remonter sa famille aux origines de la présence musulmane dans la région. Aḥmad ibn Furṭū est né et a été éduqué au Borno, compte tenu de la position dont il bénéficie à la cour sefuwa. Il n’aurait quitté le pays que pour le Kanem, lors des expéditions du sultan Idrīs ibn ‘Alī contre les Bulālah. N’ayant pas fait le ḥaǧǧ, le pèlerinage à La Mecque, il est peu probable qu’Aḥmad ibn Furṭū soit allé dans le monde arabe avant la rédaction de ses ouvrages. Cependant, il maîtrise l’arabe classique. Cette maîtrise est assurée par une longue tradition au Soudan de lettrés formés aux modèles dérivés de la tradition historiographique et littéraire arabe. Il est difficile cependant d’avoir une idée précise de la formation intellectuelle d’Aḥmad ibn Furṭū. Il n’y a pas, contrairement à d’autres savants soudanais, de biographie d’Aḥmad ibn Furṭū et un document comme le Fatḥ al-Šakūr fī ma‘rifāt a‘yān ‘ulamā’ al-Takrūr, qui présente la biographie la plus riche d’Aḥmad Bābā de Tombouctou98, manque cruellement. Quelques pistes d’étude peuvent néanmoins être cependant à partir des citations trouvées dans les kitāb. Les textes d’Aḥmad ibn Furṭū regorgent d’expressions coraniques99, ainsi que de la mention d’un ḥadīṯ de Mu‘aḏ ibn Ǧabal100. Un autre ḥadīṯ est utilisé par le savant en introduction au K/B : Et si [la justice] est pratiquée par le roi un jour, elle équivaut à soixante années de prière ; plusieurs le rapportèrent101.
|
Table des matières
Introduction
I REPRÉSENTATIONS DU SULTANAT DU BORNO
Chapitre 1 Le Discours historique de l’estat du royaume de Borno. Genèse, construction historique et représentations du Borno par un captif de Tripoli au xviie siècle
I. La place de l’Histoire chronologique dans la recherche
A. L’histoire du manuscrit, de la rédaction aux éditions partielles
B. Les Antiquisants
C. Les spécialistes de l’Afrique
II. Genèse et construction d’une histoire du Borno par un captif de Tripoli
A. De l’expérience de captivité à l’écriture d’une histoire de Tripoli
B. Les sources du « chirurgien esclave »
C. Les processus de construction d’une histoire du Borno
III. Le Borno vu d’ailleurs, géographie mentale et représentations historiques d’un État Sahélien à la fin du XVIIe siècle
A. L’héritage des géographes, inventer le Sahel central
B. Représentations politiques du Borno et de ses voisins à l’époque moderne
IV. Le Borno : une remise en cause de la datation et de la chronologie
A. La chronologie des sultans du Borno et leur origine
B. Quand les calendriers s’en mêlent : vers une nouvelle chronologie des événements rapportés par le « chirurgien esclave »
C. Une construction erronée du récit historique, l’exemple de l’ambassade de 1555
Chapitre 2 Les représentations du monde au sultanat du Borno
I. Les textes d’Aḥmad ibn Furṭū aujourd’hui : un état des lieux
A. Histoire des manuscrits
B. L’oeuve d’Aḥmad ibn Furṭū, du manuscrit à leur édition
II. Aḥmad ibn Furṭū, place et oeuvre d’un intellectuel au service d’Idrīs ibn ‘Alī
A. Aḥmad ibn Furṭū, un ‘ālim à la cour du Borno
B. La place d’ Aḥmad ibn Furṭū à la cour du Borno
C. Les textes d’Aḥmad ibn Furṭū, une oeuvre littéraire au service du sultan Idrīs ibn ‘Alī
III. Les mots pour le décrire : représentation du monde selon Aḥmad ibn Furṭū
A. Mise à l’écrit, qualification et classification du monde
B. Représentation des structures politiques dans le récit d’Aḥmad ibn Furṭū
C. Vers une carte du monde tel qu’il est perçu à la cour du sultan du Borno
D. Une hiérarchisation politique du monde
II DU REGARD AUX VOYAGES, MILIEU ET CIRCULATIONS
Chapitre 3 Le sultanat du Borno et son milieu
I. Le Borno et le bassin du lac Tchad
A. Le lac, poumon du Sahel central
B. De la Komadugu Yobe au Chari, le coeur du sultanat du Borno
C. L’impact de l’altitude sur les limites du sultanat du Borno
II. Climats et latitudes : Sahel et Sahara, vers un plus grand bassin du lac Tchad ?
A. Le Sahel, une unité géographique, climatique et politique ?
B. Le Sahara, espace de vie, espace d’échange
C. Le sultanat du Borno et les routes du Sahara
D. Les oasis du commerce transsaharien et le Borno
Chapitre 4 Mobilités plurielles. Transhumances, commerce et migrations
I. Migrations et contrôle des populations
A. L’arrivée des Sefuwa au Borno (XIIIe-XVIe siècle)
B. Contrôle des population et migration sous Idrīs ibn ‘Alī
C. Les autres migrations : esclavage et migrations à longue distance
D. L’émigration bornouane, un vecteur de la diplomatie sefuwa ?
II. La mobilité pastorale dans l’histoire du sultanat du Borno
A. L’impact de la transhumance sur les équilibres régionaux : l’exemple des guerres du Kanem d’Aḥmad ibn Furṭū
B. La gestion des transhumances, une question diplomatique ?
C. Spatialisation des rapports diplomatiques
III. La mobilité sur une longue distance : du commerce aux déplacements religieux
A. Le commerce transsaharien, vecteur majeur de la mobilité à longue distance
B. Commerce et mobilité du lac Tchad à la mer Rouge
C. Le commerce vers le sud, la place du Borno ?
D. Islam et mobilité : ‘ulamā’, ziyāra et rayonnement culturel du sultanat du Borno
Chapitre 5 Ḥaǧǧ et l’intégration du Borno au dār al-islām ..
I. Les acteurs du ḥaǧǧ
A. Le ḥaǧǧ des sultans, un phénomène qui s’inscrit dans le temps long
B. Du prince à l’étranger de passage, les ḥāǧǧī dans la société du Borno
II. Les chemins du ḥaǧǧ
A. Y aller ou pas ? Les oppositions à la pratique du ḥaǧǧ
B. La route transsaharienne, les cycles
C. Du Sahara à la savane, les transformations des routes du pèlerinage
III. Le ḥaǧǧ, vecteur d’intégration et de légitimation du pouvoir au sultanat du Borno
A. Le Caire sur la route du ḥaǧǧ : une légitimation politique du pouvoir
B. Le ḥaǧǧ dans les relations entre États dans le dār al-islām
C. Le ḥaǧǧ comme un retour aux origines : l’utilisation du passé dans l’affirmation du pouvoir des Sefuwa
III LÉGITIMITÉ ET PRATIQUE DE LA DIPLOMATIE AU SULTANAT DU BORNO
Chapitre 6 La parole du pouvoir
I. Le Borno, un État islamique
A. La place du Borno dans le dār al-islām
B. Ḥarb, ribāṭ, ġazw et ǧihād
II. Le discours de légitimation de la dynastie sefuwa
A. Le nasab, l’origine himyarite de la dynastie des Sefuwa
B. De la nisba himyarite à la nisba qurayshite, la construction d’une légitimité califale370
C. Du calife au wali, les transformations de la légitimité religieuse.
III. Communication politique et diplomatie
A. L’expression du pouvoir dans les lettres diplomatiques
B. Le droit au service du sultan
C. La réception des missions diplomatiques du Borno
Chapitre 7 Déléguer, envoyer, négocier : les usages de la diplomatie dans le temps long
I. Le temps de la diplomatie
A. Les missions d’apparat
B. Les conflits, la place du dialogue
C. L’investissement politique dans la gestion des échanges commerciaux
D. La question des frontières
II. Quels espaces pour la négociation ?
A. De l’impossibilité de négocier
B. Promesse, flatterie et générosité, la négociation malgré tout ?
C. Les sultans du Borno en position d’arbitre
III. Les acteurs de la diplomatie
A. L’ambassadeur et ses réseaux
B. Vers une diplomatie professionnelle ? Délégation, espionnage et présence consulaire
C. Réseaux matrimoniaux
Chapitre 8 Culture matérielle et immatérielle de la diplomatie au sultanat du Borno
I. La présence de l’écrit dans la diplomatie
A. La parole du souverain : oral et écrit dans la diplomatie
B. La lettre diplomatique, vers la mise en place d’une norme ?
C. Traités de paix, traités commerciaux : une présence en filigrane
II. Rencontrer le sultan : protocoles et représentations du pouvoir
A. Frontières politiques, frontières symboliques : se rendre auprès du sultan
B. Les protocoles de cour au sultanat du Borno
C. Corps et émotions du sultan
III. Les présents, trace d’une pratique matérielle de la diplomatie
A. Don et contre-don : nature et obligation
B. Accueil et usages autour du présent diplomatique
C. Cadeaux diplomatiques et économie
Conclusion : Pour une autre histoire du sultanat du Borno ..
Sources
Sources non publiées
Sources publiées
Bibliographie
Télécharger le rapport complet
