L’INSTRUMENT SPORTIF
L’idée d’une relative stabilité acquise dans la première moitié du 20e siècle semble la plus partagée, comme l’exprime A. Haumont (1995) : « le premier cycle de diffusion du sport moderne se terminait en effet par un partage sportif des territoires où les positions acquises pouvaient apparaître comme une géographie de la maturité ». Pourtant, les signes d’une dynamique sportive sont omniprésents. Les chiffres des licenciés s’accroissent à chaque recensement, le nombre de clubs fluctue constamment et les campagnes de promotion des pratiques sportives en club se succèdent. De plus, et c’est là une idée forte de la thèse, le sport est utilisé à diverses fins. Depuis 1987, le gouvernement organise chaque été l’opération «étapes sportives ». Le principe « d’initier le grand public à la pratique sportive sur les aires d’autoroutes en juillet et août tout en participant à l’effort de prévention routière en favorisant les arrêts relaxants sur ces aires » montre que le sport est parfois mobilisé dans des contextes étonnants. Si, de façon générale, les utilisations du sport (comme celles de la culture) se concentrent sur les thèmes de l’insertion ou de la cohésion sociale, il n’en demeure pas moins que « […] le sport est aussi l’objet façonné et contrôlé par des institutions qui l’exploitent à des fins particulières (éducatives, idéologiques, spectaculaires, lucratives). » (C. Pociello, 1999). Cet état de fait n’est pas nouveau. D. Bodin et S. Héas (2002) notent que « le sport était pourtant, dès son époque [début XXe siècle], comme il l’était plus tard durant la guerre froide et comme il l’est encore bien souvent aujourd’hui, un instrument au service de la promotion d’un système économique, idéologique ou politique ». Dès 1940, la Charte des sports promulgue que « les associations ne seront plus seulement des centres de jeux et d’acquisition de techniques sportives, elles seront désormais pour les jeunes des foyers d’éducation où ils développeront, en même temps que leur valeur physique, leurs qualités morales : courage, ténacité, loyauté, maîtrise de soi, esprit de discipline et de sacrifice. Par là, elles constitueront l’un des éléments les plus sûrs du redressement national ». Fortement teintée de la conception pétainiste de l’époque, cette loi rappelle que les différentes époques apposent leurs marques sur le sport. Ainsi, G. Andrieu (2002) considère qu’« il est de plus en plus reconnu, en effet, qu’il n’y a pas de définition universelle du sport, de définition hors du temps ». Ainsi, est-il passé de « la série d’amusements, d’exercices et de simples plaisirs […] de tous les divertissements qui mettent à l’épreuve les aptitudes diverses de l’homme, le courage, l’agilité, l’adresse, la souplesse » (Pierre Larousse, 1875) à « toutes formes d’activités physiques qui, à travers une participation organisée ou non, ont pour objectif l’expression ou l’amélioration de la condition physique et psychique, le développement des relations sociales ou l’obtention de résultats en compétition de tous niveaux » (La Charte européenne du sport, 1992). E. Weber (1987) exprime une idée similaire, de manière plus concise : « En moins d’un siècle, il est passé du délassement suspect à l’activité d’intérêt public […] » et ce parce que les différents pouvoirs y ont vu un moyen d’atteindre leurs objectifs. Même ses détracteurs fondent leur démonstration sur ces usages, à l’instar de J. M. Brohm qui le considère comme un outil d’aliénation et d’oppression. La pensée du Baron de Coubertin semble prémonitoire lorsqu’il déclare en 1889 : « ainsi, voici le sport défini par ses résultats… ».
Cette instrumentalisation du sport n’est pas régulière et linéaire. Certaines de ces utilisations sont constantes, d’autres ponctuelles, certaines sont éphémères quand d’autres sont cycliques, contingentes ou historiques. À titre d’exemple, la Charte des Sports ne survivra pas à la guerre et au régime de Vichy. « Aussi, le sport n’est pas, ne saurait être déterminé une fois pour toute, de façon absolue, par chacune de ses composantes puisqu’elles peuvent et effectivement s’expriment selon une intensité variable sous l’influence de l’environnement » (D. Guay, 1993). Que l’on parle d’un euphémique « souci d’éducation » (C. Piard, 2002) ou de ses « […] fortes potentialités éducatives et sociales » , la question de la cohésion sociale et ses deux axes que sont l’intégration et l’éducation, constitue le fil rouge de l’instrumentalisation du sport. Leur persistance tient sans doute du fait « qu’on lui prête la vertu de mettre en scène un modèle idéalisé de lien social où la compétition n’empêcherait pas la solidarité en conciliant hiérarchisation et sens collectif » (Duret P., 2005). Ces rôles sont encore très forts aujourd’hui et bénéficient de la vigilance des grandes institutions à le conserver. La décision de proclamer l’année 2004 « année européenne de l’éducation par le sport » participe du souci communautaire de « protéger le rôle social, éducatif et culturel que joue le sport dans la société européenne » face aux dérives du dopage mais aussi face à la montée des pratiques auto-organisées, prônant de nouvelles valeurs (liberté de temps et de lieu, survalorisation du plaisir, nouveau rapport à l’environnement…) dont certaines pourraient s’avérer dangereuses pour les pratiques traditionnelles. Cette dimension sociale, qui a valeur d’exemple par sa permanence, ne doit pas occulter les multiples autres offices dont le sport se voit chargé au point de ressembler à une véritable panacée. Il a été successivement appelé au secours des jeunes anglais durant la première moitié du 19e siècle dans un souci éducatif, puis mobilisé pour aider les corps malingres des soldats français de 1870 dans une conception eugénique. Durant l’Entre-deux-guerres, le sport, en raison de son succès populaire, est devenu un outil politique fort que les jeux Olympiques de Berlin en 1936 ont érigé en élément de prestige national (et racial). Au sortir de la guerre, il fait partie des joies de la vie auxquelles le peuple aspire. Ainsi, « le voici intégré, partie prenante ou même leader dans tous les secteurs de l’industrie humaine » (M. Hourcade, 1986).
Cette exploitation à diverses fins érige le sport en richesse potentielle, c’est-à-dire en ressource pour de nombreux acteurs. De fait, une ressource n’est pas une entité figée mais évolue au gré des utilisations qui en sont faites. En d’autres termes, et en sus d’être marquée par des rythmes, l’instrumentalisation évolue. En guise d’illustration, ce n’est que lorsque le malaise des banlieues est devenu de plus en plus pesant (ou conscient) que le recours au sport comme outil d’apprentissage des règles de vie et de citoyenneté s’est généralisé. Parmi les nombreuses fonctions que les sociologues reconnaissent au sport figurent les fonctions manifestes et les fonctions latentes (M. Bouet, 1968 ; G. D. Baillet, 2001 ; D. Bodin & S. Héas, 2002). Si les premières « sont les conséquences objectives » de la pratique sportive (hygiène de vie, développement musculaire, plaisir ludique, etc.), les secondes relèvent du domaine de l’inconscient. L’instrumentalisation peut alors être comprise comme la prise de conscience des fonctions latentes et leur transformation en fonctions manifestes. L’objet sportif recèle des qualités que les différents acteurs découvrent au gré du temps et des circonstances et qu’ils utilisent lorsqu’ils y voient un intérêt. L’idée principale est que ces utilisations ne tombent que très rarement en désuétude même si « l’importance que peut prendre une dimension peut fluctuer considérablement dans le temps. » (D. Guay, 1993). Ainsi, elles se sont succédées, chevauchées, complétées, accumulées, etc., de telle sorte que « ces fonctions – toujours présentes – peuvent être plus ou moins activées ou réactivées, « récessives » ou « dominantes » – selon les périodes de l’histoire » (C. Pociello, 1999) si bien que l’instrumentalisation du sport est permanente mais aussi fluctuante et cumulative. L’intégration régulière de nouvelles fonctions dans la pratique sportive empêche son entropie complète et induit des modifications incessantes de son organisation. C’est là un postulat fort de la thèse qui explique que, depuis une vingtaine d’années, le sport connaît une évolution profonde après s’être caractérisé, pendant près d’un siècle, par une remarquable stabilité.
L’organisation du sport
Trois entrées, trois systèmes : la complexité du sport
« En fait, et en définitive, nous avions le choix entre trois attitudes, correspondant à trois échelles, à trois problématiques et à trois domaines d’études : l’analyse pouvait être menée à trois niveaux ». Ces propos issus de la thèse d’État de J. Renard (1975) peuvent être repris dans le cadre de cette recherche. Du club au sport en passant par la discipline, ce sont bien trois entrées qu’offre l’objet sportif. Parce que les principes de la dynamique spatiale des pratiques sportives résident dans chacun des niveaux, parce qu’il est impossible d’en négliger un sans porter préjudice à l’ensemble, parce que pour comprendre ce qui se passe à un niveau, il faut connaître ce qui se passe dans les autres, le choix a été fait de mener une analyse synchronique de ces trois entrées. Tour à tour qualifiées d’entrées, de niveaux d’ordre, niveaux d’observation ou de systèmes, elles sont tout cela en même temps et dessinent la structure de la pratique sportive. L’identification des éléments qui le composent, des interactions qui lient ces éléments entre eux et de la frontière qui le distingue de son environnement constituent des étapes incontournables de l’analyse des systèmes.
Le club
Si comme le déclare C.P. Péguy (2001) « les sociétés [sont] formées non d’individus mais de groupements mineurs préalables tels que la famille ou le clan», il est logique de considérer que le sport est constitué de clubs plus que de joueurs. En effet, l’association sportive est l’élément de base du système sportif français. C’est elle qui est reconnue par les fédérations, non les licenciés. Initialement définie par un cadre juridique relativement souple issu de la loi du 1er juillet 1901, l’association peut varier d’une structure élémentaire extrêmement simple à une organisation particulièrement complexe aux ramifications étendues et à l’implantation spatiale importante. Déclarée en préfecture, elle est une personnalité morale ce qui lui « permet d’ester en justice, de posséder et d’administrer les biens nécessaires à la poursuite des buts déclarés » . L’emploi du pluriel pour qualifier la finalité des associations est intéressant. Si, dans l’esprit de la loi, il reflète la diversité des associations et de leur objet ? au sein de la geste sportive, il peut être considéré comme la marque des différentes modalités de pratique (du loisir à la compétition). La présente étude, bien que restreinte à seulement trois disciplines quand les instances sportives en reconnaissent plus d’une centaine, porte sur 1682 associations sportives profondément hétérogènes. Outre la diversité propre à chaque association sur laquelle nous reviendrons, les trois disciplines de l’étude présentent des situations très contrastées. Le football compte 2 fois plus de clubs et de licenciés que le basket et 30 fois plus que le rugby. Afin de saisir au mieux cette entité composite qu’est le club, les propos suivants s’attachent à présenter les principaux acteurs du club, préalable nécessaire à la classification des pratiques. Le troisième paragraphe pose la question des temporalités de ce premier niveau d’ordre.
LES ACTEURS DU CLUB
LES LICENCIÉS
Un club se définit d’abord par le nombre de ses adhérents . En composant les équipes, organisées ensuite en catégories d’âge et en niveaux de compétition, les licenciés sont à la source de la pratique et s’affirment donc comme un acteur principal du club. Mais, les joueurs, s’ils représentent la majeure partie des licenciés de l’association (environ 90 %) , ne sont pas les seules personnes qui la composent. À leurs côtés existent les dirigeants sportifs et administratifs. Pour J.P. Augustin et A. Garrigou (1985), « le passage des équipes informelles aux équipes organisées coïncide avec l’apparition des dirigeants, qui se chargent de la gestion et de la direction des clubs. ». Ils sont en ce sens tout aussi essentiels que les joueurs. Le pan administratif est composé, dans sa version élémentaire, par le bureau directeur, mais peut être complété par différentes commissions dévolues à des aspects précis de la pratique (commissions technique, de recrutement, etc.) ou tournées vers d’autres acteurs du système (commission de recherche des partenaires, de communication extérieure, etc.). Les dirigeants sportifs se résument quant à eux, dans leur plus simple expression, à l’entraîneur et l’éducateur mais peuvent, dans certains cas, se multiplier sous forme de préparateur physique, kinésithérapeute, médecin, etc. Toutes catégories confondues, les licences du basketball, du football et du rugby dans les Pays de la Loire s’élèvent à 204 875 soit une population comparable à celle de la ville de Rennes . Mais les adhérents ne représentent pas seulement une masse démographique témoignant de l’importance du sport. Lieu de pratique et lieu de résidence ne sont bien souvent pas les mêmes et les adhérents sont à la source d’une importante mobilité qui structure également l’espace et ancre l’association dans un espace plus ou moins vaste. Le lieu de résidence des licenciés est une information que les clubs hésitent à fournir, le plus souvent par crainte de divulguer des informations relatives à leur vie privée. Néanmoins, à partir de l’exemple du basketball dans le département de Loire-Atlantique en 2000, il ressort que près du quart des licenciés ne réside pas dans sa commune de pratique. Ces écarts peuvent avoir plusieurs causes. On peut imaginer qu’il s’agit d’un recrutement local fondé sur une logique d’excellence sportive, on peut également émettre l’hypothèse de caractéristiques sociales ou idéologiques (C. Suaud, 1989) ou bien encore l’expliquer par l’absence d’offre similaire dans les communes émettrices. Ces différents points feront l’objet d’analyses ultérieures.
A côté des licenciés existe une seconde catégorie de personnes qui, bien que n’appartenant pas à part entière à l’association, participe de son fonctionnement. Il s’agit du public. Comme le notent J.P. Augustin & A. Garrigou (1985), « Le public doit être compris comme une catégorie active puisqu’il participe par son soutien moral ou financier à la vie du club ». J. M. Faure (1989) émet une idée similaire en déclarant que « quels que soient les enjeux, rencontres de district ou matches professionnels, le spectateur vient au stade pour participer à l’action ». Aujourd’hui, le chiffre des spectateurs figure fréquemment, dans les colonnes de la presse écrite, aux côtés du score de la rencontre. Pourtant, le public fut d’abord honni par les hommes forts du sport à l’image du Baron de Coubertin qui voyait dans la masse de spectateurs l’indice d’une « dégénérescence » de la pratique sportive et dans les tribunes, une masse de béton hideuse. L’importance de cet acteur réside dans une double logique. Tout d’abord, il est d’autant plus efficient que la pratique sportive proposée par le club tend vers le spectacle. D’autre part, il reflète l’intégration de l’association au sein de la société locale, sa popularité. Même dans les niveaux de compétition les plus modestes, il convient de ne pas perdre « devant son public ». Non seulement parce que ce sixième, douzième ou seizième homme, selon les disciplines, est supposé apporter une plus-value à l’équipe mais aussi parce que cette dernière est la représentante de la communauté. Tout comme les licenciés, le public génère des flux de déplacements qui dessinent l’aire d’implantation du club.
LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES
« C’est un lieu commun de rappeler que le sport en France repose sur les collectivités territoriales » (P. Bayeux, 1996). Si la commune représente la collectivité fondamentale pour le domaine sportif, les départements et les régions se sont également immiscés dans le système-club depuis une vingtaine d’années . L’absence de texte pour guider l’action des collectivités en matière de sport se traduit par des actions profondément disparates, difficiles à ordonner.
Les communes sont des acteurs incontournables de l’organisation et de la promotion du sport en France. Cette relation se fonde sur le fait que la commune constitue le cadre privilégié de la pratique sportive (même si l’existence d’une mobilité sportive importante vient nuancer ce fait) et le niveau auquel s’enracine l’association sportive. La logique de ce rapport est résumée par les propos d’A. Haumont (1995), « la forme la plus générale de cette liaison est celle du club dont les pratiques et les résultats sont échangés, si l’on peut dire, contre une aide matérielle et morale consentie par une collectivité qui paie pour des effets sociaux escomptés (intégration sociale, notoriété de la ville) ». Les liens l’unissant à l’association peuvent être de quatre natures : matériels, financiers, humains et identitaires.
La question matérielle s’articule autour des équipements sportifs, évoqués précédemment. Durant les premiers temps de la pratique sportive, (fin 19e et début 20e siècle), les rapports entre municipalités et associations se limitent à un aspect administratif (P. Bayeux, 1996) avant de se cristalliser autour de la construction des équipements sportifs à partir des années 1930. Aujourd’hui encore, les municipalités demeurent propriétaires de la très grande majorité des équipements comme le note J. Monneret (1998) : « les enjeux d’une politique sportive d’équipements sportifs ont bien été compris par les communes, puisqu’environ 95 % des installations sportives sont la propriété de celles-ci ». En 2006, J.F. Bourg & J.F. Nys réévaluent ce rapport légèrement à la baisse et l’estiment à 90 %. Cette dimension matérielle est étroitement liée à l’aspect humain puisque la mise à disposition de personnels de la commune pour le sport concerne en majorité des emplois d’entretien et gardiennage des stades (J.F. Bourg & J.J. Gouguet, 1998). Les communes, à partir d’une certaine taille, voient l’aspect humain se structurer au sein de deux organes principaux : l’Office municipal des sports (OMS) et le service municipal des sports. Les premiers OMS ont apparu dans les années 1930 avec pour objectif de « réunir toutes les personnes bénévoles susceptibles d’exercer une action tendant à moraliser, à intensifier, à unifier et à organiser la pratique de l’éducation physique et des sports au sein de la commune » (Bayeux P., 1996). Constitués par les associations sportives affiliées aux grandes fédérations, ils sont, au même titre que la plupart des clubs, des associations de type 1901. Les services des sports municipaux sont eux un service communal parmi d’autres et ont été créés au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec pour tâche de gérer les budgets communaux du sport et les équipements sportifs.
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Table des matières
Introduction
1ÈRE PARTIE : L’ORGANISATION DU SPORT
Chapitre 1 : Trois entrées, trois systèmes, la complexité sportive
Chapitre 2 : La structure spatiale des pratiques sportives
Chapitre 3 : Les hypothèses de travail
2ÈME PARTIE : UN SIÈCLE DE PRATIQUE ; ENTRE INERTIE ET MOBILITÉ
Chapitre 4 : Émergences du sport
Chapitre 5 : La dynamique spatiale comme objectif du système
Chapitre 6 : Permanences des structures
Chapitre 7 : Réorganisation spatiale des pratiques
3ÈME PARTIE : LA SITUATION COMTEMPORAINE, LA COMPLEXITÉ À L’ŒUVRE
Chapitre 8 : La complexité de la réalité
Chapitre 9 : Instrumentalisation du sport
Chapitre 10 : Vers un sport intercommunal
Conclusion générale
