Humains, bovins et prairies naturelles

L’Uruguay est un pays où la population bovine (12 millions de têtes) est pratiquement quatre fois plus importante que la population humaine (3,4 millions). Elle représente le premier poste commercial national avec l’exportation de viande au long de l’histoire de ce pays. Cette dimension de l’élevage bovin a marqué le tracé du paysage rural dominant, caractérisé par un horizon plat et ouvert aux quatre points cardinaux. Plus encore, la viande constitue un aliment essentiel pour les uruguayens (100kg/personne/an) au point qu’un des principaux objectifs des récents gouvernement du Front Large de Gauche, aura été de garantir la qualité et le prix des découpes de viande les plus populaires .  A partir de la constitution de l’Etat Nation, l’exportation de viande bovine a représenté la principale source de devises de l’Uruguay jusqu’à la fin du 20eme siècle. La première décade du XXIème siècle s’est caractérisée par une augmentation du PIB de l’agricole à un taux moyen de 6,7% supérieur à la croissance annuelle de 3,8% pour le secteur de l’agriculture et de 0,8% pour l’élevage de viande (de Torres et al, 2014 ). Durant cette période la production forestière et agricole a dépassé la richesse produite par l’élevage en occupant 3,3 millions d’hectares. Entre le XXème et XXIème siècle, le territoire de l’élevage a été réduit de 90% à 60% (11 millions d’hectares) de la surface nationale totale (17.6210.00 hectares) (de Torres et al, 2014). Depuis la fin du XIXème siècle, la propriété privée de la terre a donné lieu à la constitution de grands domaines. Ceux-ci ont été identifiés comme à l’origine de tous les problèmes technologiques et sociaux du territoire rural au cours du XXème siècle. Le terme latifundio a été utilisé au sens péjoratif à partir du début du XXème siècle pour signaler l’origine des difficultés de modernisation de l’élevage bovin (Barrán et Nahum, 1981). La tendance à la concentration foncière est forte : depuis 1956, la taille moyenne par exploitations a doublé et leur nombre a diminué de moitié selon le Recensement Agricole et d’Elevage de 2011 (de Torres et al, 2014). Le processus d’expansion de l’agriculture et de la plantation forestière a produit une pression sur les terres des petits éleveurs ,  qui ont dû augmenter leur productivité pour faire face à la croissance soudaine du coût du foncier ou s’en séparer. En conséquence, la terre est très inégalement distribuée: 60% de la superficie est possédée par 4138 grands établissements et 4,5% par 45000 exploitations familiales (Recensement General Agricole 2011) .

Les chiffres officiels indiquent 22 000 producteurs familiaux environ selon le système d’autoenregistrement de la Direction Générale de Développement Rural (DGDR 2014) du Ministère de l’Elevage, Agriculture et Pêches (MGAP) et parmi eux, plus de 65% sont des éleveurs qui représentent 79% des exploitations d’élevage pour la viande (OPYPA, 2005). En dépit des évolutions récentes, le paysage rural est donc dominé par la présence marquante de l’élevage bovin pour la viande. Celui-ci se caractérise par une faible densité de population humaine (moins de 1 personne par km2) répartie sur de vastes prairies. Les moyens et grands éleveurs se considèrent également comme des producteurs familiaux dans la mesure où la gestion de leur ferme est bien familiale . De fait, ce critère familial est l’objet de débat dans la mesure où il apparait comme  l’atout visible de la légitimité à occuper et mettre en valeur les terres rurales pour obtenir une reconnaissance publique.

Une double lecture de l’élevage par l’échange mercantile et par la réciprocité 

Le sujet de ce travail est bien le processus de la construction mutuelle avec l’autre, selon Marx (1867), humain ou réciproque, qui permet la production de sentiments qui se déclinent également en valeurs éthiques (Chabal, 1998). Le travail, auquel se réfèrent Marx et Chabal, renforce l’idée du besoin de produire ces valeurs : celles-ci ne sont pas innées, données ou allant de soi. Autrement dit, cette perspective propose de considérer la réciprocité anthropologique comme la matrice d’une conscience affective à l’origine de l’éthique.

Cette idée de travail est également présente dans un autre corpus théorique présenté par Tim Ingold comme humaining. La transformation d’un substantif (l’adjectif humain) en verbe (humaning), permet de signaler le besoin de se produire ou de produire l’humanité. Déjours (1998) indique le même type de besoin dans la discussion sur la nature du travail. Il propose de substantiver « le travail » pour se référer au pouvoir de faire « advenir le sujet, de se transformer soi-même ».

Temple et Chabal comme Ingold font référence à Marx et à Mauss, en reprenant avec insistance l’idée d’une interpénétration réciproque par le travail. Cependant, Ingold ne va pas s’occuper d’une théorie de la morale économique mais plutôt d’une théorie de l’évolution par les lignes de vie. Ingold présente son apport sur la force d’hétérogènes de la logique de la vie qu’il appelle “écologie de la vie”, qui doit s’efforcer d’aller au-delà de l’humanité pour réfléchir anthropologiquement (Ingold, 2000, 2013a, 2015). L’anthropologie qu’il propose analyse l’évolution comme des répertoires d’existences et offre à la spéculation, en ce sens qu’elle permet des options pour le futur (Ingold, 2013). Ainsi, les formes des relations ne sont pas neutres et innocentes. Elles produisent des formes sociales plus ou moins durables, mais désirables. A cet effet, Dejours (1998: 10) signale que travailler n’est pas une activité neutre. Le travail ou bien il contribue à accroître le sujet, ou bien il contribue à le détruire.

En effet, j’ai voulu rattacher ces deux corpus théoriques parce que le premier, la réciprocité, permet de découvrir la dynamique de l’humaning ou travail humain (travailler), tandis que le second, l’humaning, à travers la trace laissée par les lignes de vie et leurs croisements avec d’autres lignes (nœuds et mailles), nous permet de recomposer l’historicité (la singularité) de l’élevage et de son évolution dans le cas de l’Uruguay. Ainsi je pourrai produire d’un côté une analyse des différentes relations structurantes de réciprocité relevées dans le travail de terrain et de l’autre rendre l’historicité de la trame humains-prairies-bovins. Je chercherai à montrer comment cette trame produit différentes temporalités ainsi que l’émergence de nouvelles trames et de nouvelles lignes de vie. Le résultat recherché est l’élargissement du répertoire des possibilités d’être, en relation avec les analyses économiques dominantes signalées dans l’introduction.

Théorie de la réciprocité

Au sens commun la réciprocité est synonyme de solidarité (dépendance mutuelle, fait d’être solidaire) de partage ou de mutualité. Du point de vue anthropologique, le principe de réciprocité correspond selon Temple et Chabal (1995) « à un acte réflexif entre sujets, à une relation intersubjective et non pas à une simple permutation de biens ou d’objets comme l’échange. En ce sens le principe économique de réciprocité est opposé au principe de l’échange marchand qui régule entre autre le marché agricole et celui l’élevage actuel en Uruguay. Concrètement la réciprocité dans la production agricole se manifeste dans la gestion partagée des ressources (Ostrom, 1998, 2005), dans les relations d’entraide et de coopération (Sabourin, 2007) ou dans les prestations de redistribution de produits ou de ressources (savoirs, travail) motivées par le souci de l’autre, du collectif afin de contribuer à la conservation du lien social (Polanyi, 1983 ; Polanyi et Arensberg, 1975).

L’économie de la réciprocité produit elle aussi des bénéfices économiques, mais les sujets 17 relativisent leur intérêt propre par rapport à celui de l’autre. De cette façon ils peuvent créer un sentiment commun qui dérive non pas d’un rapport de force, comme la concurrence dans le cas de l’échange marchand, mais de sa disparition (Temple et Chabal, 1995). Temple (1998) a analysé la façon dont des relations fréquentes de réciprocité s’institutionnalisent et peuvent être analysées en tant que structures élémentaires. Sabourin (2012) a montré comment certaines formes de réciprocité sont associées aux relations entre les agriculteurs et la nature. Celles-ci, à la différence de relations inscrites dans le réel, sont basées sur des expressions symboliques (langages et rites) ou des représentations (croyances) qui peuvent contribuer à la conservation et à la valorisation des ressources naturelles (Sabourin, 2013).

La réciprocité est selon Temple et Chabal la matrice de l’humanité, dans la mesure ou les relations de réciprocité créent du lien social, y compris dans la relations économique, à la différence de l’échange symétrique ou marchand, qui libère du lien social puisque celui-ci tend à disparaître avec le règlement de la transaction (Temple et Chabal,1995).

A l’origine de la théorie de la réciprocité on trouve la triple obligation de « donner, recevoir et rendre », proposée par Marcel Mauss (1950) dans son Essai sur le Don. Selon lui, cette obligation vérifiée universellement lui semble permettre d’atteindre le roc, le noyau dur de l’humanité, signale-t-il, en ce sens qu’elle saisit la logique de la production d’humanité. En effet, écrit Mauss : “Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. Heureusement on ne s’est pas encore casé exclusivement en termes d’achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment… » (1950 : 258).

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Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
Cartographie de l’Uruguay – Travail de terrain
PARTIE 1/ PROPOSITION THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE
Introduction à l’élevage d’Uruguay
Chapitre 1 / Une double lecture de l’élevage par l’échange mercantile et par la réciprocité
1. Introduction
2. Théorie de la réciprocité
3. Penser la réciprocité avec le monde vivant
4. L’affectivité
Chapitre 2 / Relier le travail d’être, ou être en tant que verbe
1. Ingold et l’humaning
2. L’occultation de la vie sociale des animaux et des plantes
3. Histoire de vie en commun avec les animaux et les plantes
Chapitre 3 / Hypothèse, objectifs et méthodologie
1. Hypothèses
2. Objectifs de la recherche
2.1 Objectif général
2.2 La recherche considère trois objectifs spécifiques
3. Méthodologie et techniques de recherche
3.1 Première étape
3.2 Deuxième étape
3.3 Techniques de recherche utilisées dans les différentes étapes
3.3.1 Entre la science et l’art
3.3.2 Vivre avec l’élevage
PARTIE II / LES LIGNES DE VIE ET LEUR TRAME
Introduction
Chapitre 1 / Lignes de vie végétale
1.1 La ligne de vie des herbes / mise en valeur de l’utilité potentielle
1.2 La ligne de vie des prairies artificielle / l’utilité en tant que justice
1.3 La ligne de vie du prairies naturelles / l’exploration comme outil
pour la domestication
1.4 La ligne de vie des grassland / le retour à l’utilité
Chapitre 2 / Lignes de vie des bovins
2.1 LAVACHE conquérante
2.2 LAVACHE britannique
2.3 Lignes de vie sélectionnées pedigree sous la pression de l’industrie de la viande
2.3.1 LAVACHE machine
2.3.2 LAVACHE hightech
2.3.3 LAVACHE filet
2.3.4 LAVACHE poulet
2.3.5 LAVACHE freak
2.4 Famile de lignes de vie < tout n’est pas instrumental>
2.4.1 Domestiquer LAVACHE / un art difficile
2.4.2 LAVACHE show
2.4.3 LAVACHE climatique
2.4.4 LAVACHE animalia
Chapitre 3 / Noeuds et les textures de l’élevage
PARTIE III / ETNOGRAPHIE DES RELATIONS DE DON ET RÉCIPROCITÉ DANS LES TERRITOIRES DE L’ÉLEVAGE
Introduction : l’art de l’élevage
Chapitre 1 / L’art du pâturage
Chapitre 2 / L’art de la sélection
Chapitre 3 / L’art de soins
CONSIDÉRATIONS FINALES
BIBLIOGRAPHIE

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