Cette thèse porte sur les modalités d’inscription sociale, politique et symbolique de la minorité chrétienne dans le territoire national syrien et plus particulièrement sur le renouveau monastique qui a lieu dans ce pays depuis une trentaine d’années. C’est bien d’un renouveau, quoique extrêmement tardif, qu’il s’agit. En effet, ce processus contemporain s’inscrit, y compris dans les représentations locales, dans une histoire qui remonte aux origines du christianisme.
Dès son apparition en Syrie, le christianisme fut caractérisé par un mode de religiosité extrême de la part de ses adeptes les plus fervents. Les premiers ascètes syriens étaient considérés comme les détenteurs de pouvoirs surnaturels importants: ils étaient capables de maudire leurs ennemis au nom de Dieu, de pratiquer des exorcismes, ou encore de distribuer généreusement des grâces aux dévots venus leur solliciter des guérisons, ainsi que de résoudre leurs différends économiques avec les grands seigneurs des villes. Certains d’entre eux vivaient plusieurs mètres au-dessus du sol, au sommet de colonnes aux pieds desquelles se rassemblaient des foules d’implorants. D’autres cheminaient de village en village pour distribuer leur bénédiction. Directement en rapport avec Dieu, seuls ces « hommes saints » avaient droit au salut. Peu à peu, certains d’entre eux créèrent des communautés, itinérantes pour les unes, établies dans des monastères pour les autres. Un monachisme florissant s’institua donc dans cette région dès les premiers siècles du christianisme (Brown 1985 [1982]). Néanmoins, à partir du milieu du VIIe siècle, avec les invasions arabes et musulmanes, le christianisme et le monachisme se mirent à décliner tandis que l’islam commençait à dominer le paysage religieux.
Aujourd’hui, plus de treize siècles après, les chrétiens, toutes confessions confondues, ne représentent plus qu’environ 5 % d’une population syrienne elle même composée de différentes minorités religieuses et ethniques . Depuis le début des années 1980, on assiste pourtant en Syrie à un véritable renouveau monastique instigué par l’Église grecque orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient et ensuite des Églises grecque catholique, syriaque orthodoxe et syriaque catholique. Ainsi, de nombreux monastères sont construits, reconstruits et rénovés dans toute la Syrie, en particulier dans la région du Qalamûn au nord de Damas, et de nouvelles communautés monastiques masculines et féminines se créent et s’agrandissent. Profondément ancrés dans le monde, ces monastères et leurs communautés ascétiques accueillent quotidiennement des dévots chrétiens qui viennent leur rendre visite et implorer les saints auxquels sont dédiés ces lieux de culte. Ces dévots sont issus de plus d’une dizaine de confessions différentes.
Histoire nationale et reconstruction de l’histoire syrienne par les chrétiens
En Syrie, les discours et les pratiques tant des religieux que des laïcs chrétiens témoignent d’une tentative tout à fait originale de revendication de l’antériorité de la présence chrétienne par rapport à la majorité musulmane sur le territoire national. Celleci s’inscrit dans une armature historiographique complexe dont la pierre angulaire est le renouveau monastique et l’inscription territoriale des Églises. Dans cette construction historique singulière, le passé est réinventé dans son rapport au présent et sous-tend l’idée de l’existence d’un territoire communautaire en formation.
Les monastères construits ou reconstruits et rénovés par les Églises grecque orthodoxe et catholique ainsi que syriaque orthodoxe et catholique inscrivent fortement ces dernières dans le paysage syrien, en leur donnant un véritable ancrage territorial. En effet, ces bâtisses imposantes, avec leurs multiples croix bleues illuminées la nuit, se démarquent nettement. Les prélats des Églises qui autorisent leur édification, les moines et les nonnes qui y vivent ainsi que les chrétiens qui les visitent voient dans ces lieux – y compris ceux qui ont été construits lors de ces trente dernières années – la preuve de la présence multiséculaire du christianisme en Syrie. Selon eux, ces lieux témoignent de l’origine chrétienne du territoire syrien .
Cette reconstruction chrétienne de l’histoire syrienne, particulièrement développée par les quatre Églises « bâtisseuses », est elle-même en prise avec l’histoire nationale syrienne telle qu’elle est écrite aujourd’hui par les autorités et les élites locales : pleine de contradictions, « d’oublis », de mystifications et de raccourcis. Pour celle-ci, la question du territoire est effectivement tout aussi primordiale. Dans un premier temps, l’examen des processus idéologiques à l’œuvre dans la fabrication syrienne de cette histoire, d’une part, et des modes de représentations nationaux du passé, d’autre part, va nous permettre de saisir dans quelle mesure et sous quelle forme la reconstruction de l’histoire syrienne par les chrétiens prend place dans celle-ci.
Construction d’une histoire nationale
Afin de présenter le contexte syrien, je m’appuierai ici sur le travail particulièrement sérieux et documenté de S. Valter (2002) au sujet de la construction nationale syrienne. Selon lui, cette dernière est fondamentalement basée sur une «progressive territorialisation de l’identité syrienne avec prédominance de l’élément arabe et gommage des différences religieuses » (op. cit. : 30). La présentation des analyses principales de Valter, dans cette première section, va en effet ultérieurement nous permettre de mettre en perspective et d’éclairer la manière dont est pensée et élaborée l’histoire syrienne par les chrétiens dans l’histoire nationale syrienne construite par le pouvoir syrien.
Le territoire syrien est au cœur de revendications politiques et symboliques importantes dans la construction nationale. Comme l’a montré S. Valter, les notions de « syrianité » et de territorialité sont fortement mobilisées dans la construction de l’histoire nationale qui tend, dans l’ensemble, à gommer les différences religieuses, même si le pouvoir peut parfois en jouer et ne s’en prive pas. Dans le discours officiel, certaines périodes historiques sont alors volontairement passées sous silence. C’est en particulier la période islamique, pourtant longue de plus de 700 ans, qui est ainsi éludée dans sa quasi totalité. Son évocation constituerait en effet une valorisation de l’islam sunnite et une entrave au projet d’unité nationale, tel qu’il est pensé depuis l’arrivée au pouvoir en 1970 de la minorité alaouite et de Hafez Al-Asad.
Si l’islam n’est ainsi pas reconnu dans sa dimension historique avérée de califat et d’institution de pouvoir, il est néanmoins valorisé dans sa dimension culturelle. Il n’est certes pas décrit comme fondateur dans l’histoire de la nation syrienne, mais cette référence ne peut pas non plus être purement et simplement évacuée (80 % de la population syrienne est sunnite). Dans ce cadre, en dépit de leur origine religieuse hétérodoxe, les Alaouites revendiquent et affirment leur pleine appartenance à l’islam. Ils s’efforcent même d’en donner des gages afin de contrer les attaques théologiques des sunnites concernant leur divergence dogmatique. Au début de son accession au pouvoir, le président syrien Hafez Al-Asad par exemple demanda à l’imam chiite libanais Musa Sadr, une figure charismatique de sa communauté, un document attestant de l’appartenance de la communauté alaouite à l’islam chiite duodécimain. Un peu plus tard, par l’intermédiaire d’un émissaire sunnite – le shaykh Kaftaru, mufti de la République arabe syrienne en voyage en Iran – il aurait également demandé à un ayatollah la reconnaissance publique de l’appartenance des Alaouites à la famille chiite duodécimaine. Ces deux tentatives furent un échec .
Reconstruction de l’histoire par les chrétiens
Les thèses de S. Valter, telles qu’elles ont été ici brièvement présentées, constituent une toile de fond nécessaire à la compréhension de ce dont il va être question à présent : les constructions rhétoriques et symboliques particulières des chrétiens au sujet de leur propre histoire en Syrie.
À l’inverse de l’historiographie faite sous l’égide du pouvoir, les chrétiens, quant à eux, ne se présentent ni comme les vainqueurs de l’armée byzantine, ni comme les vaincus des armées de la conquête islamique. Leurs représentations à ce sujet sont plus ambiguës. La plupart d’entre eux préfère mettre en avant leur formidable capacité de résistance aux armées arabes du jihad et à l’islamisation en général. Ils mettent en effet en exergue leur fidélité depuis des siècles à la religion chrétienne, plutôt que la victoire des Arabes musulmans sur les chrétiens byzantins qui marqua la fin de leur propre liberté religieuse et l’exercice de la violence militaire ainsi que l’oppression. Plus encore, ils aiment rappeler également que les musulmans syriens d’aujourd’hui sont les chrétiens d’hier qui, sous la pression des conquêtes islamiques arabes, ont apostasié et ont par la suite opprimé leurs anciens coreligionnaires. Les chrétiens considèrent ces convertis à l’islam comme des renégats faibles et condamnables. Alors même qu’ils soulignent les antécédents chrétiens de ces musulmans d’aujourd’hui, leur apostat en fait à leurs yeux de véritables étrangers avec lesquels il est désormais impensable et impossible d’établir des relations réellement pacifiques. Ils sont ainsi considérés comme des adversaires et – en dépit du fait que l’on souligne leur origine chrétienne – comme des éléments exogènes. Nous reviendrons plus loin sur ce paradoxe.
La reconstruction de l’histoire faite par les chrétiens utilise donc certains procédés idéologiques à l’œuvre dans la construction historique nationale sans pour autant se fondre dans celles-ci. Leur interprétation et leur usage de certains faits nuance clairement, voir contredit, ceux qu’en fait la seconde. En dépit de cette dernière dissemblance, la question de la place du territoire syrien dans l’élaboration historique chrétienne reste, quant à elle, primordiale. Dans le discours actuel des quatre Églises bâtisseuses, celle-ci est en premier lieu matérialisée par la construction, la reconstruction et la rénovation contemporaines de monastères disséminés dans tout le territoire syrien. Ces derniers sont par ailleurs largement réinvestis par la population chrétienne dont les discours au moment de leurs pérégrinations renvoient, eux aussi, à la question de la représentation du territoire.
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Table des matières
Introduction générale
Première partie
Affirmer l’antériorité chrétienne du territoire syrien
Chapitre I Histoire nationale et reconstruction
de l’histoire syrienne par les chrétiens
1. Construction d’une histoire nationale
2. Reconstruction de l’histoire par les chrétiens
La quête des monastères par les pèlerins
Discours sur la temporalité et le territoire
Les multiples usages du terme dayr
Dualité: chrétiens versus musulmans
Chapitre II Pouvoir politique, Églises
et construction de la communauté chrétienne
1. La renaissance de l’Église grecque orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient
Évolution de l’Église grecque orthodoxe d’Antioche au XXe siècle
Églises et pouvoir politique
2. Renaissance du monachisme grec orthodoxe
La création des Jeunesses orthodoxes
Monachisme et pouvoir ecclésiastique
3. Construction d’une histoire passée au présent
Redécouvrir et rénover les ruines
Construire les monastères pour les saints
Construire des vestiges
Deuxième partie
Les femmes de Dieu
Chapitre III
Le monastère grec orthodoxe de Sainte-Thècle
1. Le monastère dans l’histoire : fondation et exégèses
lûlâ : un village araméen
Terre d’accueil d’une sainte
Des monastères en compétition
Un sanctuaire féminin
2. Espaces partagés, espaces réservés
investissement contemporain du lieu de culte
Les pèlerins
Sous le regard des nonnes
Des visites pluri-confessionnelles
Occupation réelle et symbolique de l’église
Lieu de vie des nonnes
Le tombeau et la grotte de Sainte-Thècle
Ramener la baraka
La sainte démultipliée
3. Les rythmes de la vie monastique
Les femmes d’une communauté
Les prières
Les tâches quotidiennes
Chapitre IV La vocation monastique
une vie tendue vers l’extra-mondanité
1. Tarah)aba : quitter le monde pour adorer Dieu
Fuir le père
Visites de la famille au monastère
Le temps du postulat
L’intention du coeur et la vocation
Le Postulat : sous l’arbitraire de la Mère supérieure
Le temps du noviciat
2. Une vie sous le voile : filles de sainte Thècle
Oublier sa propre personne : devenir la sainte
Fiancées et épouses du Christ
Les mariages mystiques
Chapitre. V
Dans le monastère : Cheminer vers la sainte
1. L’autorité au monastère
Relations à la sainte
Relations à la supérieure
2. La volonté de sainte Thècle
Les moniales, la supérieure et la sainte
Ordre monastique et mise à distance de l’autorité ecclésiastique
3. Sainte Thècle, la partie et le tout
Conclusion générale
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