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John Donne et la satire : bilan critique

La plupart des études critiques s’accordent sur la place marginale de la satire au sein de l’œuvre de Donne : plus libre, moins sérieux et appliqué, le poète y ferait entendre une voix qui diffère de celle de ses sermons, poèmes religieux ou érotiques. Tout d’abord, à l’instar de ses confrères satiristes et fidèle à l’ « esprit satirique » qui dénonce et s’indigne, John Donne y exprime sa colère face à une réalité sociale dont il s’emploie montrer les travers ; c’est ce qu’explique Arnold Stein dans son article justement intitulé « Donne and the Satiric Spirit » : « But it is in satire that we find the freest expression of ideas dangerous in their realism. Many of his thrusts are directed, not at private morals or at safe objects like gluttony, avarice, and lust; they are directed at wealth, at officers, at court, even at the legal religion. »60 Comme affranchi de toute contrainte, John Donne le satiriste donne libre cours à son esprit malséant, insolent et provocateur ; c’est ainsi que le décrit Louis Lecoq dans son étude sur la satire élisabéthaine : « La satire élisabéthaine toute entière tourne le dos à la politesse et à l’élégance, et Donne plus violemment qu’aucun de ses contemporains refuse de se plier aux exigences du bon goût. »61 Ainsi, la satire chez Donne est presque invariablement associée à ses écrits de jeunesse, à des textes écrits par un poète insolent, nonchalant et capricieux ; la satire et sa violence seraient donc les signes d’une certaine immaturité aussi bien dans la posture de Donne que dans son écriture. Une fois de plus, l’analyse de Louis Lecoq vient conforter cette perception : « Nulle part ailleurs Donne n’a affecté plus insolemment le mépris de toute convention et le refus de toute contrainte. […] On dirait qu’il n’a écrit que pour lui-même, traitant son lecteur avec désinvolture et l’entraînant deci-delà, au gré d’une humeur fantasque et changeante. » Lecoq va jusqu’à parler de « vanité adolescente » dans son chapitre consacré à John Donne. Par conséquent, si l’on se tourne de nouveau vers les deux directions différentes prises par la poésie de Donne, vers les deux voix qu’il a lui-même désignées sous les noms de « Jack Donne » et « Dr Donne », c’est bien vers la première que la satire semble se ranger, la voix de la jeunesse, de l’insolence, de l’expression inconsidérée d’une certaine liberté.
Dans son article au sujet de la Satire 3, Richard Strier insiste sur l’importance de cette dichotomie qui, bien qu’artificielle, nous aide à comprendre l’impulsion satirique de Donne : De la même façon, Arnold Stein, au moment d’étudier les « talents » satiriques de Donne, écrit : « These talents, occasionally used by Dr. Donne, are a never-failing source of artistic pleasure and comfort to Jack Donne. »63 S’il peut arriver à Dr Donne de laisser s’exprimer sa verve satirique, il sait la contrôler et l’utiliser à bon escient tandis que le jeune Jack Donne y trouve un plaisir constant et une source d’auto-satisfaction. Seul Paul R. Sellin, dans son article sur la Satire 3, émet un doute quant à la date d’écriture du texte, et donc remet en question la thèse selon laquelle seul un John Donne jeune et insouciant peut être l’auteur de satires : Par conséquent, il est très souvent – et peut-être trop rapidement – considéré comme un fait acquis que le statut marginal des satires est dû à leur période d’écriture, et donc à l’arrogante jeunesse de leur auteur. De surcroît, une théorie avancée par quelques critiques ajoute un argument qui vient accentuer l’aspect provocateur de ces textes : Herbert Grierson fut le premier à affirmer que John Donne laissait transparaître dans les satires sa sympathie à l’égard de la religion catholique. Bien que très fréquemment contestée, cette thèse est confortée par l’analyse de Clayton D. Lein de la Satire 265 : selon lui, le texte réserve ses attaques les plus cinglantes au pouvoir protestant. Seuls les adeptes de cette religion sont coupables de la destruction des valeurs morales, eux seuls sont attirés par l’appât du gain ; les catholiques, au contraire, sont ménagés par le courroux du satiriste. En effet, ils sont « désarmés, pauvres et ne méritent même pas de haine »66. Il conclut son analyse ainsi : « Grierson’s intuition that in the Satyres Donne writes as a Catholic holds true, at least for Satyre II. » En définitive, même si les critiques situent la satire à la marge de la poésie de John Donne, ils s’accordent à dire que ces textes de jeunesse ont permis à « Jack Donne » une liberté de ton et de style qui le distingue d’emblée de ses contemporains.
En effet, il existe un certain consensus critique autour des satires de Donne : bien que très peu nombreuses, elles sont considérées comme les plus abouties de la période, et Donne comme le meilleur satiriste de son temps. Au moment de dresser un panorama des satiristes de la période, Louis Lecoq place Donne en première position, le considérant comme plus subtil, éloquent et profond que ses confrères Hall et Marston, qui ont pourtant produit bien davantage d’écrits satiriques ; Virgidemiarium compte ving-cinq satires et The Scourge of Villainy dix, sans oublier qu’il ne s’agit pas là de leurs seuls ouvrages satiriques : Hall et Marston, quoiqu’ils s’en défendent, mettent plus d’apprêt dans leurs vers. Leur déshabillé est fait pour être porté en public. Le négligé de Donne a plus d’élégance. Il est réservé à de rares amis et ce n’est que par indiscrétion que le commun des lecteurs est supposé l’apercevoir. Ni ce petit bourgeois de province qu’est Joseph Hall, ni ce clerc londonien qu’est Marston ne savent affecter la nonchalance, l’insolence ou la passion avec la distinction naturelle de John Donne.

Fausse étymologie

L’étymologie culinaire satura confère au genre satirique un aspect composite aussi bien formel que thématique ; en effet, comme dans une satura lanx, le satiriste y mélange les thèmes, les tons et les formes textuelles. Bernd Renner souligne d’ailleurs que dans les encyclopédies de littérature française du XVIe et XVIIe siècle, « mélange » était synonyme de « satire »93, terme qui partage son étymologie avec les mots « saturation » ou « satiété ». Néanmoins, les satiristes élisabéthains font souvent mention des « satyres », hommes-chèvres mythologiques, sauvages et lubriques, qui apparaissernt dans les drames satyriques grecs, et dont le nom possède une étymologie différente (le grec sàturos). Par conséquent, si la satura latine leur fournit en effet ses thèmes et ses codes, Donne et ses contemporains semblent commettre une erreur d’étymologie en mettant en avant la figure du satyre grec sarcastique et guère soucieux du bon goût. Dans l’article consacré à la satire dans le Cambridge Companion to English Literature, Michael Seidel écrit : « The etymology was specious, but even long after scholars dispensed with it, satirists themselves kept the connection alive […] Powerful creatures came to the civilized city to make fun of its citizens. Isn’t that what satirists do ? » Plus loin, il ajoute : « Indeed, the etymology of satire was accurately presented as Latin satura lanx meaning well-filled dish and signifying a medley or farrago of public literary styles. ».94 Selon Bernd Renner, cette confusion étymologique a permis aux satiristes élisabéthains de s’affranchir des codes de la satura latine :
L’élargissement épistémologique explicite du genre qu’on observe à la Renaissance a alors été perçu comme une brèche herméneutique par les humanistes qui, eux, semblent bien conscients de l’étymologie erronée. L’esprit, l’esthétique et la fonction de la satire l’emportent ainsi sur des préoccupations étroitement génériques, cadre restreignant que la satire […] ne saurait que faire exploser.95
Le jeu entre les étymologies de satire et satyre permettrait donc d’élargir le champ du genre satirique. En évoquant le style heurté de John Donne, C.S. Lewis avance : Le style de Donne est ici comparé aux méfaits commis par les satyres grecs : la prosodie est maltraitée comme les jeunes filles sont violentées par les satyres, et les textes s’avèrent tout aussi inconvenants que le comportement de ces personnages. Cette approche est commune à tous les auteurs de satires contemporains de Donne, puisque les premiers vers de la Satire 3 du livre V du Virgidemiarium de Joseph Hall sont les suivants :
. The Satyre should be like the Porcupine,
. That shoots sharpe quils out in each angry line,
. And wounds the blushing cheeke, and fiery eye,
. Of him that heares, an readeth guiltily.97
Le poète se considère donc comme l’équivalent du satyre qui agresse celui qui le lit ou l’écoute, qui provoque embarras et rougissement, comme celui des jeunes filles face à ces créatures lubriques) avec ses armes acérées, tel un porc-épic aux épines dangereuses. John Donne y fait d’ailleurs clairement référence en évoquant les « chèvres lubriques » dans un texte par ailleurs nullement satirique, le Sonnet Sacré 9, au vers 3 : « If lecherous goats, if serpents envious / Cannot be damn’d, alas ! Why should I be ? ».
Le « satyre » intervient dans le drame satyrique du théâtre grec, au Ve siècle avant Jésus-Christ. Ces pièces mettent en scène un choeur composé de satyres lubriques et avinés, mi-hommes mi-bêtes avec un phallus en cuir rouge menés par leur père Silène, un personnage pansu et obscène, et qui se moquent des héros mythologiques de façon triviale et grossière.

La tradition ménippéenne

L’adjectif « ménippéen » fait référence au philosophe cynique Ménippe, dont une satire fut reprise en latin par Varron. Ménippe est aussi l’objet d’un dialogue de Lucien de Samosate : Ménippe ou la Nécyomancie, dans lequel il descend aux enfers afin de découvrir quel genre de vie adopter. Dans son article « Donne’s Ignatius and Menippean Satire », Eugene Korkowski tente de dresser l’historique de cette forme littéraire qui ne s’est jamais vraiment codifiée en genre : From classical handbooks and from the remarks of Renaissance humanists on literary genres, […] one may gain, if only piecemeal, an idea of Menippean satire after Menippus : most authorities agree that Varro’s Saturae Menippeae, Seneca’s Apocolocyntosis, Petronius’ Satyricon and Lucian’s works, were examples of the form. 119
Les topoi de la satire ménippée incluent le voyage extraordinaire (comme dans les États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac publié en 1657), le repas ridicule (dans le Satyricon ou les « non-anniversaires » d’ Alice’s Adentures in Wonderland de Lewis Carroll, publié en 1865) ou la descente aux enfers. La Renaissance connaît elle aussi la publication d’une Satire Ménippée, mais de l’autre côté de la Manche120 : circulant en 1594, cet ouvrage collectif mêlant prose et vers est une satire visant la tenue des États Généraux à Paris en 1593 et la Ligue qui l’organise. Ce texte protestant se rie notamment des jésuites fanatiques, fervents ennemis d’Henry IV et désireux d’élire un roi catholique. Le texte imagine des rencontres clandestines réunissant à Paris jésuites, collecteurs d’impôts du pape, nécromanciens espagnols et autres fanatiques catholiques. Il inclut un épisode « lunaire », au cours duquel une nouvelle Église est établie sur la Lune. La Satyre Ménippée est traduite deux fois en anglais :
Les jésuites font donc l’objet d’une attaque « ménippéenne », qui s’inscrit dans une tradition littéraire précise consistant à cibler non pas des comportements, des vices ou des maux concrets, mais des idées, en l’occurrence celles de la compagnie de Jésus. Robert C. Elliott qualifie ce genre d’ « odyssée intellectuelle », dans laquelle les personnages ne sont plus que des agents abstraits au service de la satire.122 A la Renaissance, ce sont tout naturellement les conflits religieux ainsi que les découvertes scientifiques et les discours savants qui nourrissent cette tradition satirique, parfait véhicule des controverses théologiques et intellectuelles.
Deux textes de John Donne semblent clairement s’inscrire dans cette tradition : la Métempsychose et Ignatius his Conclave. Les deux textes sont pourvus de titres très longs composés de différents segments dont la hiérarchie n’est pas claire : The Progress of the Soul / Infinitati Sacrum / 16 Augusti 1601 / Metempsychosis / Poema Satyricon pour le premier texte ; Ignatius his Conclave or His Inthronisation in a late Election in Hell Wherein Many Things are Mingled by way of a Satyr / Concerning the Disposition of Jesuites, the Creation of a New Hell, the Establishing of a Church in the Moon / There is also added an Apologie for Jesuites / All Dedicated to the Two Adversary Angels, which are Protectors of the Papall Consistory and of the College of Sorbon pour le second123.
Dès le seuil de la Métempsychose, le propos de la satire paraît confus, comme brouillé par la multiplicité des titres et sous-titres. Le corps des textes reproduit aussi la mosaïque » qui définit la satire ménippée, puisque le poème débute par une épître en prose avant de développer son « Premier Chant », qui n’est pas suivi d’un second et se compose de cinquante-deux strophes, tandis qu’Ignatius est en prose, émaillé de courts passages en vers et se conclut par une apologie adressée aux jésuites. Des deux textes, c’est sans doute ce dernier qui reprend presque parfaitement les schèmes de la satire ménippée. Le texte met en scène un voyage aux enfers sous forme de dialogue, à la manière de Ménippe ou la Nécyomancie de Lucien de Samosate ; ainsi que le souligne Eugene Korkowski, Ignatius inclut, tout comme son prédécesseur français La Satire Ménippée, un voyage sur la Lune afin d’y fonder une nouvelle Église124 ; il assemble un nombre de caractéristiques qui le relient nettement aux autres satires ménippées de la période :
Contrairement à Ignatius, La Métempsychose ne présente pas de similitude formelle aussi évidente avec les modèles ménippéens. Néanmoins, le titre rappelle l’Apocoloquintose de Sénèque – terme qui signifie « transformation en citrouille » – , qui est souvent considéré comme le premier modèle intact et complet de satire ménippée. Les deux termes en «-ose » impliquent la métamorphose, la transformation d’un corps en un autre. Par ailleurs, ces concepts nous renvoient à l’Âne d’Or d’Apulée, également intitulé Les Métamorphoses, autre texte fondateur ménippéen dans lequel le Korkowski 424. protagoniste, transformé en âne, passe de main en main, puis est contraint de s’accoupler avec une femme. Le texte de Donne présente la même structure : l’âme du titre passe de corps en corps, ce qui correspond au topos ménippéen du voyage extraordinaire, et, dans les dernières strophes, l’accouplement entre un singe et une femme y est évoqué. En définitive, les deux textes sont bien des « odyssées intellectuelles » : leur forme complexe et bigarrée permet à la satire d’embrasser de vastes concepts et de s’ancrer dans l’abstrait et le général, au lieu de s’inscrire exclusivement dans une réalité élisabéthaine concrète.

L’anatomie générique

Il faut rappeler que le théoricien majeur de la tradition littéraire « ménippéenne », Northrop Frye, nomme aussi cette forme « anatomie », ce qui implique une dissection effectuée par l’auteur, une analyse extrêmement détaillée de son sujet. Ce terme est déjà en vogue à la période élisabéthaine car de nombreuses « anatomies » sont publiées, sans être nécessairement rattachées à la tradition ménippéenne. Gisèle Venet écrit d’ailleurs :
Le mot ‘anatomie’ a plus souvent à voir avec la plume qu’avec le scalpel : les penseurs et littérateurs [de l’Angleterre élisabéthaine] se battent à coups d’anatomies. »126 En 1583, The Anatomie of Abuses de Philip Stubbs critique violemment les mœurs et les vices de l’époque en « vilipendant les abus scandaleux qui se commettent dans les théâtres ou par les pièces qu’on y joue, poisons des âmes par les émotions factices qui s’y créent. »127 John Lily et l’Anatomy of Wit rencontrent un vif succès en 1579 et lancent la mode du langage précieux dit « euphuisme » à la cour d’Elisabeth, mode que suivra également un satiriste tel que Thomas Nashe avec son premier ouvrage, The Anatomy of Absurdity, en 1589 et qui « pourfend la niaiserie des puritains et vole au secours des comédiens et du droit à la fiction. »128 Mais l’oeuvre qui nous intéresse en premier lieu, et qui est cette fois intrinsèquement liée à la satire ménippée, est The Anatomy of Melancholy de Robert Burton, publiée en 1621129. Bien que légèrement postérieure aux textes de Donne concernés par la tradition ménippéenne, cette oeuvre apparaît comme cruciale au moment d’aborder ce genre et d’en saisir les enjeux. L’auteur prétend écrire sous le nom de plume de « Démocrite Junior » et s’auto-proclame donc héritier du philosophe grec connu pour son rire. Ce très long texte divisé en trois grandes parties (« The Cause of Melancholy », « The Cure of Melancholy », « Love Melancholy and Religious Melancholy ») s’ouvre sur un portrait de l’auteur, suivi d’une table des matières extrêmement détaillée et fourmillant de sections et de sous-sections, d’une dédicace, d’un poème intitulé « Democritus Junior to his Book », d’un autre poème expliquant image par image le frontispice de l’ouvrage puis d’une longue préface satirique en prose, « Democritus Junior to the Reader ». L’ouvrage prétend traiter du mal élisabéthain par excellence, la mélancolie, en énumérant ses causes, ses effets, les moyens d’en guérir et en explorant toutes ses manifestations et implications. Il s’agit en fait d’une oeuvre foisonnante au contenu impossible à résumer, où citations, digressions, analyses, considérations philosophiques ou passages poétiques se côtoient afin de saisir la vérité de l’âme humaine. Ainsi, Gisèle Venet écrit que « tout est excuse à la digression et au méandre », d’où une sensation de vertige face au « nombre de sujets traités puisque la mélancolie est en tout et que réciproquement tout est mélancolie. »130 L’ambition démesurée ainsi que la visée à la fois satirique et anatomique de l’ouvrage se retrouve dans le titre complet : The Anatomy of Melancholy, What it is : with all the Kinds, Causes, Symptomes, Prognostickes and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their several Sections, Members and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically Opened and Cut Up. On retrouve ici ce que Dustin Griffin appelle « élan inquisiteur » (ou inquiring impulse) car l’auteur se place dans la position de l’anatomiste qui dissèque un corps et l’examine de façon détaillée, ordonnée et méticuleuse. La satire ménippée, et le texte de Robert Burton illustre cela, prétend embrasser et analyser toute la condition humaine : elle tend à l’exhaustivité sans jamais y parvenir puisqu’une telle tâche est impossible. Ainsi, la satire ménippée s’apparente à une anatomie, une dissection méthodique faite de listes, de mélanges de langues, de styles et de caractères, de citations, de digressions. La fin de la longue préface de Burton « Democritus Junior to the Reader » contient à ce titre le passage suivant .
Burton s’identifie ici clairement à un médecin pratiquant l’autopsie d’un cadavre, un savant muni de son scalpel qui découpe la peau et provoque des entailles de sa main peu agile. Ainsi, l’ouvrage est une enquête sans fin, une oeuvre encyclopédique qui n’aboutit qu’à l’impossibilité de tout comprendre132.
La Métempsychose est sans nul doute l’un des textes les plus déroutants de John Donne, et les critiques divergent sur le statut à lui accorder et sa valeur littéraire. Si sa nature satirique ne fait pas de doute, son obscurité, son ton et les thématiques abordées posent problème. D. C. Allen estime que sa complexité et l’abondance des références utilisées rend sa lecture difficile, et ce même pour un lecteur de l’époque133. Janel M. Mueller pense que le poème est moins une satire qu’un poème narratif et épique, une sorte d’anti-épopée134, thèse que réfute Wesley Milgate, pour qui satire et épopée ne peuvent pas cohabiter dans la mesure où l’épopée est une célébration de l’homme tandis que la satire révèle ses folies et ses vices. Néanmoins, il reconnaît que la Métempsychose donne à voir une hybridité poétique inédite pour l’époque135. D’autres critiques délivrent un jugement très négatif à l’encontre du poème : Herbert J. C. Grierson écrit à son sujet : « the vein of sheer ugliness which runs through his work, presenting details that seem merely and wantonly repulsive.136» tandis que, pour Robert Ellrodt, la Métempsychose constitue une « entorse » à l’esthétique de Donne et n’est donc qu’un contre-exemple, un échec, un objet accidentel et inexplicablement présent au sein d’une oeuvre cohérente et harmonieuse137. Inachevé, mêlant prose et vers, oscillant entre épopée et épisodes graveleux, le texte narre le passage d’une âme de corps en corps. Née sur l’arbre de la connaissance, celle-ci va « s’enfuir » pour se rendre dans une autre plante, puis dans une racine de mandragore, un coq, un poisson, une souris, un loup, un singe et enfin une femme, Themech, l’épouse de Caïn, ce qui permet ainsi de refermer la boucle narrative de ce « Premier Chant » puisque les parents de Caïn, Adam et Ève, étaient présents au début du périple de l’âme. Le voyage ménippéen ici à l’oeuvre connaîtra d’ailleurs un certain succès au XVIIIe siècle avec le sous-genre du « it-narrative », un récit dont le narrateur est un objet ou un animal. Chrysal, or the Adventures of a Guinea de Charles Johnstone138, par exemple, narre les péripéties d’une pièce de monnaie qui passe de main en main, tout comme l’âme de la Métempsychose. Il est intéressant d’observer que ce sous-genre n’était guère estimé des critiques de l’époque, qui le considérait comme de la littérature de bas-étage139.

L’éloge paradoxal

Il nous faut en premier lieu dresser un rapide bilan théorique de cette forme littéraire qui est intrinsèquement lié à la satire. Il s’agit d’y louer un objet ou une personne ridicule et normalement indigne de louanges ; un décalage y apparaît donc entre « un discours emphatique régulier et la thèse ou l’objet loué, avec comme troisième composante l’opinion générale, ou doxa sur laquelle va jouer l’effet de paradoxe. »174 Cette « tradition pseudo-encomiastique », l’encomium étant un genre littéraire de la rhétorique grecque visant à faire l’éloge d’une personne ou d’un objet, naît donc avec la rhétorique elle-même et en constitue un des exercices, fort apprécié des sophistes175. En effet, comme nous le rappelle Patrick Dandrey, les rhéteurs de la Grèce antique apprennent à leurs élèves à louer les pires tyrans et à blâmer les grands princes en guise d’entraînement176. Après un déclin au Moyen Âge, le genre, à l’instar de beaucoup d’autres hérités de l’Antiquité connaît un regain d’activité à la Renaissance, où l’on assiste à une foisonnante production d’éloges paradoxaux écrits aussi bien en latin qu’en langue vernaculaire. L’exemple le plus célèbre, le « point de perfection » du genre, selon Patrick Dandrey, est l’Éloge de la Folie d’Érasme, publié en 1511 et qualifié de texte « à la fois facétieux, satirique et paradoxal »177. Dédiée à son ami Thomas More, cette œuvre donne la parole à la Folie, qui fait l’éloge de la démence et de l’aveuglement des hommes pour aboutir à un examen critique des pratiques de l’Église catholique romaine. Le genre est ici intimement lié à la satire puisqu’il permet, par le biais du renversement ironique et donc sous couvert d’un éloge, de mettre en accusation les pratiques d’une société donnée. Toujours selon Patrick Dandrey, l’éloge paradoxal s’exprime dans trois veines » : la veine sophistique (l’éloge faussement sérieux d’un objet dérisoire), la veine philosophique (l’éloge apparemment frivole d’un sujet grave) et enfin la veine satirique, où l’adversaire mis en scène accable sa propre cause sous des traits caricaturaux le transformant en une marionnette stupide et odieuse178. Pour Henry Knight Miller, l’éloge paradoxal est un outil qui sert le propos plus large de la satire :
Normally no more than a piece of learned jesting, the paradoxical encomium rose above itself in the hands of an Erasmus or a Swift and became a satirical weapon of the first order. »179 Dans l’œuvre de John Donne, la satire use-t-elle de l’éloge paradoxal ou l’éloge paradoxal y fait-il figure de genre à part entière dans lequel la satire ne fait que de furtives apparitions ?
L’Angleterre élisabéthaine n’est pas épargnée par cette vogue de l’éloge paradoxal. Thomas Nashe, un des plus fameux satiristes, publie Lenten Stuff ou Praise of the Red Herring en 1599, éloge de la ville de Yarmouth et de son hareng à l’odeur nauséabonde. John Donne, quant à lui, écrit une somme de Paradoxes finalement publiés en 1633 sous le titre : Juvenilia, or Certain Paradoxes and Problems. Les paradoxes sont au nombre de onze et font l’éloge du maquillage des femmes (« That Women ought to Paint Themselves »), de leur inconstance (« A Defence of Women’s inconstancy ») ou de la discorde (« That by Discord Things Increase »), tout en réfutant les idées reçues selon lesquelles le rire est le propre de la folie (« That a Wise Man is Knowne by Much Laughing »), le corps et les biens matériels sont futiles (« That the Gifts of the Body are Better than those of the Mind or of Fortune ») ou la mort est l’apanage des braves (« That only Cowards Dare Dye »). A l’instar des satires, les éloges paradoxaux s’inscrivent dans un cycle littéraire d’influences et d’imitations ; en 1707 est publié Athenian Sport ou Two Thousand Paradoxes Merrily Argued, collection d’éloges paradoxaux compilés par John Dunton dans laquelle figurent quatre des onze éloges de John Donne180. En 1823, Thomas de Quincey écrit un court traité intitulé « On Suicide »181 et le point de départ de sa réflexion n’est autre que Biathanatos, traité sur le suicide de Donne182 ; celui-ci y défend, de manière rigoureuse et argumentée, la thèse selon laquelle mettre fin à ses jours n’a rien d’un péché, au mépris bien évidemment de la doxa établie. De Quincey reprend ce postulat et établit une différence entre le « self-homicide », acte de bravoure que l’homme se doit d’accomplir lorsque sa dignité est bafouée, et le « self-murder », condamnable car il sert un intérêt personnel. Biathanatos jouit donc d’un statut particulier dans l’œuvre de John Donne : texte dérangeant que le Doyen de St Paul n’a jamais publié de son vivant, cet éloge du suicide constitue un exemple typique illustrant la tradition pseudo-encomiastique et oscille entre une veine philosophique et une autre plus satirique. En effet, si Biathanatos n’est jamais qualifié de « satire », il est difficile de ne pas y percevoir l’esprit satirique de Donne, qui s’amuse vanter les mérites du suicide afin de mieux choquer son lecteur. Tout d’abord, l’obscurité stylistique, la harshness, caractéristique des satires romaines puis élisabéthaines, est présente ici aussi : une argumentation tortueuse et peu aisée à suivre s’y développe, comme dans la section I.i.7 incluse dans « Of the Law of Nature » dans laquelle Donne parvient à démontrer que tout péché est naturel, et donc n’en est pas vraiment un183. Il commence par affirmer : « This terme the law of Nature is so variously and unconstantly deliver’d, as I confesse I read it a hundred times before I understand it once, or can conclude it to signifie that which the author should at that time meane. » Ainsi, l’obscurité du concept est d’emblée érigée en principe indéniable. Il poursuit en nuançant la gravité des péchés dit « contre-nature » : « Many things which we call sin, and so evill, have been done by the commandment of God ». En convoquant le théologien Thomas de Vio ou l’exemple de St Augustin, il prouve que le mensonge est un péché bien plus grave et qui trahit la nature, avant de montrer que celle-ci, tellement vaste et indéfinie, ne peut qu’englober et produire la notion de péché. Ainsi, la conclusion paraît sans appel : « All sinne is naturall. » Les tours et détours du raisonnement, les différents patronymes que le lecteur se doit de connaître (Soto, Sayre, Anselm, Hierome), les références théologiques ou historiques rappellent non seulement l’obscurité des satires romaines mais également la tradition ménippéenne : l’écriture encyclopédique de Biathanatos lui confère un aspect satirique, à l’instar de l’Anatomy of Melancholy de Robert Burton. Par ailleurs, il est possible d’y déceler des accents de perversité « juvénalienne » lorsque Donne se complaît à répertorier et dépeindre les différentes façons de mourir des martyrs, nous donnant ainsi à voir un cruel livre d’images qui illustreraient les diverses pratiques masochistes et suicidaires. De plus, le texte s’avère évidemment subversif, et n’a pas été publié du vivant de Donne, à son grand soulagement ; la section III.iii.8, par exemple, remet en question la pertinence du commandement « Thou shalt not kill » en constatant qu’il sert à condamner le suicide mais non les massacres perpétrés pendant une guerre ou les condamnations à mort .

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Table des matières

Introduction
Première partie : la satire dans tous ses états
a) le contexte
a) 1. le schisme intérieur de John Donne
a) 2. le sentiment de perte
a) 3. un âge propice à la satire
a) 4. John Donne et la satire : bilan critique
b) la satire formelle chez John Donne
b) 1. définition
b) 2. fausse étymologie
b) 3. un exercice d’imitation
c) la satire ménippée
c) 1. la tradition ménippéenne
c) 2. l’anatomie générique
d) le mode satirique
d) 1. la métaphore de l’anatomie
d) 2. l’éloge paradoxal
Deuxième partie : satire, jeu et artifice
a) Donne joue
a) 1. ambivalence du texte
a) 2. le jeu textuel
a) 3. détournement de la langue et manipulation
b) le maniérisme chez John Donne
b) 1. l’esthétique maniériste
b) 2. la référence picturale
b) 3. déséquilibre et disproportion
b) 4. la main de l’artiste
b) 5. la référence culturelle
c) le doute
c) 1. scepticisme
c) 2. le vide
c) 3. questionnement et paradoxe
Troisième partie : de la mélancolie au rire
a) l’humeur mélancolique
a) 1. le système des humeurs
a) 2. la bile noire
a) 3. le génie du poète
b) Donne : poète, médecin et humoriste ?
b) 1. soigner le mal
b) 2. self-consciousness
c) le comique révélé
c) 1. rire/comique/humour
c) 2. le sentiment de supériorité
c) 3. bisociation et discorde
c) 4. « l’art d’exister »
Conclusion
Bibliographie

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