Descriptions pionnières du spectre des voyelles
Variantes phonétiques des voyelles fermées en français québécois :
S’il est des variantes prototypiques des voyelles fermées /i/, /y/ et lui, ce sont sans doute celles qu’on retrouve en syllabe ouverte : les variantes brèves tendues [i], [y] et [u]. Aussi est-ce généralement par opposition à ces dernières que sont décrites les autres réalisations possibles. Les recherches en phonétique et en phonologie ont en effet établi que différents phénomènes sont susceptibles d’affecter les voyelles fermées en FQ. Nous en proposons un bref survol dans les sections qui suivent.
Dévoisement
Une voyelle est dite dévoisée (ou désonorisée) lorsqu’elle est produite sans vibration des cordes vocales. En FQ, les voyelles fermées brèves, tendues et non accentuées sont particulièrement sujettes au dévoisement (Dumas, 1978: 128), quoique des exemples de relâchées dévoisées sont également présentés dans la littérature (Gendron, 1959 : 104; Dumas, 1987 : 103). Le phénomène peut se produire lorsque la voyelle est en contact avec au moins une consonne non voisée (Brent, 1971 : 36; Dumas, 1978 : 128), notamment si cette dernière suit la voyelle (Cedergren et Simoneau, 1985 :107). Le dévoisement est spécialement fréquent lorsque la voyelle se situe entre deux consonnes non voisées (Cedergren et Simoneau, 1985 : 104; Vinay, 1973:352). Par exemple: (1) député •» [depyte]
Réduction et syncope
En FQ, les voyelles fermées peuvent également s’abréger, au point parfois de s’amuïï. Tout comme dans le cas du dévoisement, la réduction et la syncope peuvent survenir lorsque les voyelles sont brèves, tendues et non accentuées. Ces deux phénomènes semblent affecter plus fréquemment les l\l que les /y/, et les /y/ que les lui (Dumas, 1978 :130). L’environnement consonantique favorisant la réduction et la syncope est toutefois différent (au moins en partie) de celui favorisant le dévoisement. En effet, la réduction et la syncope se produisent notamment lorsque la voyelle est précédée de M, de /I/, d’une consonne fricative ou nasale, ou encore lorsqu’elle est située entre une occlusive et une fricative (Walker, 1984 : 75). Par exemple : (2) déguisé -> [degfee] voire [degze]
Relâchement
Le contraste entre les voyelles fermées tendues et relâchées se manifeste en FQ par une position du dos de la langue plus basse pour les relâchées (Dalton, 2011a, 2011b).2 Lorsqu’une voyelle fermée perd sa tension,3 son timbre tend vers celui de la voyelle mi fermée homorganique (Dumas, 1974: 32) et se centralise légèrement (Brent, 1971 : 34; Vinay, 1973 : 351 ; Paradis, 1985 : 95). Le relâchement se produit en syllabe fermée par une consonne non allongeante (c’est-à-dire toute autre consonne que lui, NI, IzI, I3I et le groupe /VB/). 4 5 Il est systématique en syllabe finale de mot, et facultatif ailleurs (Dumas, 1974 :32). Par exemple : (3) moustache -> [mustaj] ou [mustaj] De plus, Dumas (1974: 33) rapporte que le relâchement est facultatif en syllabe ouverte, dans les dérivés morphologiques issus de radicaux présentant le relâchement en syllabe fermée. Par exemple : (4) vite -> [vit] ^ vitesse -> [vîtes]
Diphtongaison
D’après Dumas (1974: 28) et Côté (2010: 54), les voyelles fermées allongées sont obligatoirement diphtonguées sous l’accent. Leur noyau est relâché et leur appendice, tendu.7 Par exemple : (8) pire -> [RIÎB] Mais le timbre des voyelles fermées allongées en FQ est sujet à débat. Ainsi, Gendron (1966) et Dionne (1971), dans leurs études pionnières en phonétique de corpus au Québec, ne relevaient aucune occurrence vocalique diphtonguée (qu’il s’agisse ou non d’une voyelle fermée). Soulignons néanmoins que les locuteurs de Gendron (1966) étaient des Canadiens qui vivaient à Paris au moment de l’enquête. Or, l’influence du français de France, réputé non diphtonguant (Delattre, 1953, 1963), sur les productions des locuteurs de Gendron (1966), pourrait expliquer ces résultats. Quant à Dionne (1971 : v), elle mentionne tout de même que si les voyelles québécoises ne sont, selon elle, pas diphtonguées, leur timbre lui semble plus instable qu’en français de France. À la lumière d’études plus récentes, « [n]ul ne songerait à contester l’importance de la diphtongaison dans les dialectes français du Québec et de l’Acadie » (Santerre et coll., 1985 : 33), et pourtant, le cas spécifique des voyelles fermées est toujours discuté. D’après Vinay (1973 : 351), les voyelles fermées allongées sont tendues; ce que corrobore Paradis (1985 : 95). Santerre et Millo (1978 :174) abondent dans le même sens en apportant néanmoins la nuance suivante : « high vowels […] do not present diphthongized variants but only a variation in quality, as in rire IRIRI —> [RI’R], for example ». Prairie (1976 : 13-15) affirme pour sa part que les voyelles fermées sont tendues en syllabe fermée par NI, Izl et /3A mais qu’elles sont relâchées (et elles sont transcrites avec un appendice fermant sous l’accent) devant la consonne yW. Selon Walker (1984: 68), le noyau des voyelles fermées allongées diphtonguées (quelle que soit la consonne allongeante impliquée) se relâche afin de maximiser le contraste avec l’appendice. Quant à Santerre (1971) (dont une partie du corpus a aussi été utilisée par Dionne, 1971), il relève de façon sporadique des occurrences de voyelles fermées diphtonguées. De même, Yaeger (1979) décèle quelques lui allongés diphtongues dans son corpus. Plus récemment, Leblanc (2012 : 48) constate de son côté que 14 % des l\l, 43 % des /y/ et 49 % des lui allongés de son corpus ont été perçus comme diphtongues par trois juges expérimentés. Bref, les positions sur la question de la diphtongaison des voyelles fermées sont très variées, allant de la négation à l’obligation en passant par la nuance, la restriction et l’attestation.
Si la diversité des corpus et des méthodologies employés dans les études susmentionnées explique sans doute une part de cette discordance, une autre part trouve peut-être son origine dans le fait que la diphtongaison se définit comme une variation de timbre (et corollairement comme une variation spectrale) au sein d’une même voyelle, et qu’il n’existe pas de seuil précis au-delà duquel une telle variation est catégoriquement admise comme étant une diphtongaison. De plus, ce phénomène peut être envisagé sur deux plans : celui de la perception (une variation de timbre) et celui de la production (une variation spectrale). Or, Santerre et coll. (1985 : 38) suggèrent que ces deux perspectives ne s’accordent pas toujours, puisqu’ils affirment que « les diphtongues québécoises, si elles ne sont pas toujours perçues, sont en tout cas bien produites, articulatoirement et acoustiquement ».
Choix des variantes à l’étude
Comme le note McLaughlin (1986: 21), en observant l’inventaire des réalisations des voyelles fermées possibles en FQ, on remarque qu’en syllabe non accentuée, /i/, /y/ et lui peuvent, selon le contexte, être affectés par différents phénomènes dont l’application est facultative. Les variantes présentes sous l’accent, au contraire, se distribuent catégoriquement dans trois contextes complémentaires : les variantes brèves tendues apparaissent en syllabe ouverte (V#), les variantes relâchées, en syllabe fermée par une consonne non allongeante (VK), et les variantes allongées (potentiellement diphtonguées), en syllabe fermée par une consonne allongeante (VR).9 C’est donc à ces trois derniers types de variantes (sous l’accent) que nous avons choisi de nous intéresser dans le cadre du présent travail. Les variantes canoniques apparaissent entre autres comme d’incontournables points de comparaison. Par ailleurs, Dumas (1974: 38) propose une même motivation phonologique à la diphtongaison (consécutive à l’allongement) et au relâchement, affirmant que le trait de tension inhérent aux voyelles fermées doit être résolu en syllabe fermée. En syllabe fermée par une consonne non allongeante, le relâchement permettrait de résoudre la tension, alors qu’en syllabe fermée par une consonne allongeante, la tension serait résolue par la diphtongaison. Selon lui, c’est ce qui expliquerait qu’une voyelle puisse se relâcher par harmonisation avec une voyelle diphtonguée.10 Walker (1984: 71) suggère lui aussi que les phénomènes de relâchement et de diphtongaison des voyelles fermées sont liés. Il considère que le relâchement est une lénition (qui met en relief la brièveté de la voyelle) et la diphtongaison, une fortition (qui augmente la perceptibilité de la longueur). Ces deux phénomènes accentueraient donc le contraste entre les temps forts et les temps faibles qui rythment l’énoncé.
État de la question
Les voyelles fermées du FQ ont fait l’objet de nombreux travaux scientifiques. Dans cette partie, nous présenterons plus spécifiquement les études acoustiques ayant traité des variantes tendues, relâchées et allongées de l\l, /y/ et lui en FQ, bien que cela n’exclut pas quelques références à des études phonologiques et auditives. Après avoir fait le point sur l’état actuel des connaissances concernant la durée de ces variantes, nous consacrerons une seconde section aux caractéristiques spectrales de ces mêmes segments.
Durée
Par définition, la durée des variantes allongées des voyelles fermées du FQ est supérieure à celle des variantes canoniques, soit les variantes brèves tendues. La durée des variantes relâchées par rapport à celle des variantes allongées paraît également faire l’unanimité. Par comparaison aux variantes allongées, Walker (1984 : 54) décrit les voyelles fermées en syllabe fermée par une consonne non allongeante comme « short and lax». De même, Dumas (1974: 38) et Prairie (1976: 13) stipulent que seules les voyelles fermées « brèves » en syllabe fermée se relâchent. Du reste, dans ces trois études phonologiques, le rapport de durée entre les variantes relâchées et tendues n’est pas explicité. Cela dit, aucun indice dans les transcriptions ne permet de supposer une différence de durée entre ces deux modalités de réalisation. Pourtant, Gendron (1966 :41) conclut à la suite de ses analyses auditives et expérimentales qu’« en finale absolue, les /, y et a,11 tout en étant perçus comme brefs, sont physiologiquement plus longs que dans la syllabe fermée par une consonne non-allongeante ». Martin (2002 : 77) et Poliquin (2006 : 28) constatent également que les voyelles fermées de leurs corpus respectifs sont plus longues en syllabe ouverte qu’en syllabe fermée par une consonne non allongeante. C’est donc dire que d’après ces deux auteurs, les voyelles fermées brèves tendues du FQ sont plus longues que les relâchées. Ce n’est toutefois pas le résultat auquel nous sommes parvenus dans le cadre d’une étude préliminaire où nous avons calculé que la durée des variantes tendues ne représente que 59 % à 63 % de la durée des relâchées (Arnaud et coll., 2011: 247). Bref, il semble y avoir consensus quant au fait que les voyelles fermées allongées sont plus longues que les tendues et les relâchées, mais comment expliquer les divergences observées concernant le rapport de durée entre les relâchées et les tendues?
Nous remarquons tout d’abord que les méthodes d’analyse employées par Dumas (1974), Prairie (1976) et Walker (1984), d’une part, et par Martin (2002), Poliquin (2006) et Arnaud et coll. (2011), d’autre part, diffèrent considérablement. Les premiers se sont fondés sur leurs impressions, alors que les seconds ont analysé acoustiquement des voyelles issues de corpus.12 Ainsi, s’il existe une différence de durée systématique entre les voyelles fermées tendues et relâchées du FQ, peut-être est-elle trop faible pour être perçue, et sans doute n’est-elle pas pertinente d’un point de vue phonologique. Reste encore à expliquer l’écart entre les résultats de Martin (2002) et de Poliquin (2006), d’une part, et ceux de Arnaud et coll. (2011), d’autre part. Les principales différences méthodologiques entre ces études ont trait à l’environnement consonantique, à la structure syllabique et à la position syntaxique des occurrences, de même qu’à l’origine géographique des locuteurs. Dans Martin (2002), les mots contenant les voyelles fermées sont variés, comportent une, deux ou trois syllabes et ont été produits de manière isolée par des locuteurs provenant de six régions du Québec. Dans Poliquin (2006), des locuteurs montréalais ont produit des voyelles fermées au sein de mots mono- et bisyllabiques eux mêmes insérés dans une phrase porteuse. En syllabe fermée, la consonne finale est toujours /t/. Dans Arnaud et coll. (2011), les voyelles, produites par des locuteurs de la ville de Saguenay, sont insérées dans des logatomes de forme /bV/ ou /bVb/ se trouvant dans une phrase porteuse. Or, il est envisageable que ces facteurs aient un impact sur les durées relevées. Poiré (1994 : 145) observe d’ailleurs que le rapport de durée entre les l\l tendus et relâchés du locuteur qu’il a enregistré varie selon la consonne qui suit les III relâchés (les /y/ et les lui n’étaient pas représentés dans son corpus).
Caractéristiques spectrales
Les premières descriptions acoustiques des voyelles fermées du FQ nous sont fournies par Gendron (1966), Santerre (1971) et Dionne (1971). Gendron (1966: 31, 34, 38), dont les analyses acoustiques ont porté uniquement sur sa propre parole, révèle que les variantes relâchées des voyelles fermées ont un Fi plus élevé (corrélat acoustique d’une plus grande aperture) que celui des variantes tendues, sans pour autant atteindre celui des voyelles mi-fermées. De plus, les /y/ et les lui relâchés apparaissent comme légèrement centralisés (F2 plus bas pour /y/, plus élevé pour lui) par rapport à leurs contreparties tendues. Santerre (1971) a pour sa part enregistré deux locuteurs montréalais, et l’un d’eux a constitué à lui seul la portion québécoise du corpus de Dionne (1971). Les analyses de ces deux derniers auteurs, semblables à celles de Gendron (1966), consistaient à relever les valeurs de Fi et de F2 de chaque occurrence en un seul point du continuum acoustique, là où les formants étaient visiblement le plus stables. Or, un tel cadre d’analyse, statique, peut difficilement rendre compte de la dynamique spectrale d’éventuelles voyelles diphtonguées. Il faut tout de même reconnaître que Santerre (1971) est allé au-delà du seul relevé des fréquences formantiques à l’état stable en procédant à un examen visuel de l’ensemble du spectre des occurrences analysées. Il est d’ailleurs le seul à avoir détecté des occurrences vocaliques diphtonguées, dont certaines de voyelles fermées allongées. Il a donc été en mesure de décrire qualitativement la structure spectrale de ces voyelles diphtonguées, sans toutefois que cela ne permette une comparaison systématique entre les différentes variantes des voyelles fermées.
Les avancées technologiques en analyse acoustique du signal de parole ont permis aux chercheurs qui ont poursuivi le travail effectué par ces précurseurs de considérer plus d’un point de mesure par occurrence vocalique. Ainsi, Yaeger (1979), qui a analysé la parole de sept locuteurs montréalais, a estimé les valeurs de Fi et de F2 dans le noyau et dans l’appendice des voyelles qu’elle jugeait comme étant diphtonguées13 (mais pas des autres voyelles). Paradis (1983; 1985) a appliqué la même méthodologie à un corpus récolté auprès de 43 locuteurs de Chicoutimi et de Jonquière. Martin (2002) a quant à lui relevé les valeurs de Fi et de F2 à 25 % et à 75 %14 de la durée de toutes les voyelles perçues diphtonguées de son corpus; corpus constitué des enregistrements de 12 locuteurs natifs de diverses régions du Québec. Cependant, le corpus de Martin (2002) ne contenait aucune voyelle fermée en contexte allongeant ni aucune voyelle fermée brève perçue diphtonguée. Paradis (1983; 1985) n’a pas non plus identifié de voyelles fermées diphtonguées dans son corpus et seuls quelques lui allongés ont été considérés comme diphtongues par Yaeger (1979). Par conséquent, la dynamique spectrale des voyelles fermées allongées demeure largement ignorée.
MacKenzie et Sankoff (2009), quant à elles, ont relevé les valeurs de Fi et de F2 dans le noyau et l’appendice de toutes les voyelles en contexte allongeant du corpus montréalais qu’elles ont exploité.15 Elles ont ainsi pu démontrer que la différence de Fi entre ces deux points était statistiquement significative dans le cas des voyelles fermées, quoique nettement inférieure à celle des autres voyelles. Cela dit, leur méthodologie s’appuie sur un paradigme expérimental semblable à ceux de Yaeger (1979), Paradis (1983; 1985) et Martin (2002) en ce que le relevé des mesures n’a pas été effectué aux mêmes endroits selon les contextes. MacKenzie et Sankoff (2009) utilisent deux points de mesure en (VR), mais un seul en (VK) et en (V#). Bien qu’elles comparent les valeurs du noyau des voyelles en (VR) à celles de l’unique point de mesure des voyelles dans les autres contextes, on ne peut savoir si ces données sont véritablement comparables, si elles correspondent à la même réalité acoustique dans les différents contextes.
Pour sa part, Poliquin (2006: 33), qui a enregistré 5 locuteurs de Montréal, a relevé les valeurs de Fi et de F2 en trois points de chaque voyelle : « The first point was defined by the second peak in the acoustic waveform of the vowel, while the third and last point was located on the second to last peak of the waveform. The second point […] corresponded to the mid point between the first and third points. ». Toutefois, les mesures obtenues ont par la suite été moyennées pour chaque occurrence, occultant ainsi toute dynamique spectrale. Par ailleurs, tout comme le corpus de Martin (2002), celui de Poliquin (2006) ne contenait pas de voyelles fermées allongées.
Les auteurs cités jusqu’à présent dans cette section n’ont estimé que la fréquence centrale des deux premiers formants des voyelles analysées, hormis Martin (2002) et Poliquin (2006), qui en ont également calculé la durée. Or, comme nous le verrons plus en détail au point 2.2, de nombreuses études indiquent que la fréquence fondamentale (Fo), la fréquence centrale des formants supérieurs (F3, voire F4) et la durée sont des paramètres acoustiques qui participent aussi à la détermination du timbre des voyelles. Les plus récentes études acoustiques sur les voyelles fermées du FQ ont d’ailleurs pris en compte plusieurs de ces paramètres.16 Dans le cadre d’une étude préliminaire (Arnaud et coll., 2011), nous avons relevé la Fo, Fi, F2, F3, F4 (en trois points de mesures) et la durée de voyelles fermées tendues et relâchées produites par 12 locuteurs de Saguenay. Nous avons ainsi été en mesure d’observer que « lax and tense variants exhibit opposite spectral trajectories. Between the first and the second quarter of their production, tense variants seem to increase their degree of peripherality while lax variants appear to show an increase in centralization » (Arnaud et coll., 2011:246). Cependant, les variantes allongées n’étaient pas non plus représentées dans c corpus initial. Soulignons tout de même qu’il s’agit, à notre connaissance, de la seule étude s’étant intéressée à la dynamique spectrale de voyelles brèves en FQ; la dynamique spectrale n’étant traditionnellement considérée que dans l’étude de voyelles longues ou allongées potentiellement ou effectivement diphtonguées (tel qu’établi à l’audition). Enfin, Leblanc (2012), qui a analysé les productions de 10 locuteurs de Saguenay et de Québec, a relevé la Fo, Fi, F2 (en quatre points de mesure) et la durée des voyelles de son corpus qui avaient préalablement été perçues comme diphtonguées (ce qui incluait des voyelles fermées allongées) par trois juges expérimentés. Il a constaté que la majorité des l\l et des /y/ diphtongues suivaient une trajectoire linéaire (dans un diagramme F1-F0 / F2-F1 en barks),17 alors que les lui pouvaient suivre deux trajectoires linéaires distinctes ou même inverser leur direction en cours d’émission (Leblanc, 2012: 63-64). Les voyelles n’ayant pas été reconnues comme diphtonguées n’ont pas été analysées acoustiquement.
Objectifs
Pour résumer, les variantes tendues, relâchées et allongées des voyelles fermées du FQ, lorsqu’elles sont sous l’accent, se distribuent de manière complémentaire : les tendues apparaissent en syllabe ouverte, les relâchées, en syllabe fermée par une consonne non allongeante, et les allongées, en syllabe fermée par une consonne allongeante. Les allongées se distinguent des autres variantes par leur longue durée. Leur timbre n’est cependant pas clairement défini. Les études s’étant intéressées à la question n’ayant pas comparé systématiquement les caractéristiques spectrales de toutes les allongées (perçues ou non comme diphtonguées) à celles des autres variantes, la question demeure peu documentée sur le plan acoustique. Quant aux relâchées, elles se distinguent des tendues par une ouverture (Fi plus élevé) et une centralisation (F2 plus bas pour l\l et /y/, plus élevé pour lui). Par ailleurs, en cours d’émission, les tendues se déplaceraient vers la périphérie du trapèze vocalique alors que les relâchées secentraliseraient. Le rapport de durée entre ces deux types de variantes reste toutefois à déterminer, sachant que des résultats contradictoires sont rapportés dans la littérature et qu’il est difficile d’identifier la source de ces divergences vu les nombreuses différences méthodologiques (contexte consonantique, origine géographique des locuteurs, etc.).
Descriptions pionnières du spectre des voyelles
À notre connaissance, la plus ancienne description acoustique des voyelles est celle donnée par Reyher (1679, rapporté dans Pfitzinger et Niebuhr, 2011 :160-161). Ne disposant pas, à l’époque, d’une technologie lui permettant d’observer quelque représentation visuelle d’une onde sonore, Reyher était tout de même parvenu à estimer à l’audition (plus précisément à l’écoute de voyelles chuchotées), en utilisant une notation musicale, un ton caractéristique pour chacune des voyelles de l’allemand.18 À partir du xixe siècle, d’autres chercheurs19 ont également tenté de déterminer la fréquence de certaines composantes spectrales des voyelles, en l’occurrence des peculiar notes ou pitches (Willis, 1830: 248), des resonances (Wheatstone, 1837 : 19) ou encore des sons partiels ou partial tones (Von Helmholtz, 1863, traduit et reproduit dans Von Helmholtz, 1990 :136; Bell, 1879 :164); toutes ces dénominations renvoyant plus ou moins explicitement à la notion d’harmoniques renforcés par les cavités de résonance du conduit vocal. Les techniques employées par ces chercheurs allaient des diapasons qu’on faisait vibrer devant la bouche lors de la phonation (Von Helmholtz, 1863, traduit dans Von Helmholtz, 1990) à la synthèse vocale à l’aide de tuyaux d’orgue (Willis, 1830), en passant par le phonautographe, permettant d’observer la forme de l’onde sonore (soit les variations de pression en fonction du temps), et le phonographe, permettant de faire jouer à vitesse variable ou en sens inverse un son préenregistré (Bell, 1879). Au tout début du XXe siècle, Bevier (1900) est parvenu à décomposer mathématiquement l’onde sonore de la parole en la série d’harmoniques qui la composent par une transformée de Fourier. Une coupe spectrale pouvait alors être dérivée en projetant l’amplitude des harmoniques sur leur fréquence (voir Figure 1). Toutefois, comme le souligne Mattingly (1999: 1), les techniques de l’époque (voir notamment celles rapportées par Miller, 1916), pour le moins laborieuses, n’étaient pas encore tout à fait au point.
Normalisation vocalique
Les procédures de normalisation peuvent être abordées de deux points de vue : celui de la perception25 et celui de la production des voyelles. En ce qui concerne la perception, Johnson (1990: 230) définit la normalisation comme « a hypothetical process in which interspeaker vowel variability is reduced in order that perceptual vowel identification may then be performed by reference to relative vowel quality rather than to the absolute values of the acoustic parameters of vowels ». Dans l’étude de la production des voyelles cependant, les procédures de normalisation sont envisagées comme des opérations ayant pour objectif de réduire spécifiquement la variabilité d’origine physiologique (liée à la forme et aux proportions du conduit vocal, et donc en grande partie au sexe et à l’âge du locuteur) tout en préservant l’information phonémique, dialectale et sociolinguistique contenue dans le signal sonore de la parole (Thomas et Kendall, 2007).
Discussion conclusive
Les résultats de la présente contribution doivent être considérés à la lumière des données sur lesquelles ils reposent et du cadre expérimental dans lequel cette étude s’inscrit. Ainsi, s’il a été question, dans l’interprétation de ces résultats, du français québécois, une généralisation des caractéristiques acoustiques identifiées à l’ensemble du FQ est sans nul doute prématurée. De même, une généralisation de nos résultats à l’ensemble des locuteurs de Rouyn-Noranda, de Saguenay et de Québec n’est pas immédiatement envisageable. Rappelons que notre échantillon n’est composé que de 30 locuteurs; ce qui, certes, constitue un effectif plus important que dans la plupart des études référencées au Chapitre 1, mais demeure modeste. Les productions de ces 30 locuteurs ne sont par ailleurs pas nécessairement représentatives de celles de l’ensemble des populations locales dont ils sont issus. Au mieux donnent-elles une indication sur quelques usages phonétiques de jeunes universitaires (qui ne correspondent d’ailleurs peut-être pas nécessairement au même groupe social d’une région à l’autre). Qui plus est, les caractéristiques de ces locuteurs auraient pu être contrôlées plus finement (origine géographique et occupation des parents, connaissance d’une langue seconde, orientation sexuelle, etc.). Il était cependant difficile d’être plus sélective en ce qui concerne le recrutement, d’une part parce que cette étude s’appuie aux deux tiers sur l’exploitation d’un corpus existant et d’autre part, en raison de certaines caractéristiques démographiques de l’Abitibi-Témiscamingue, nommément la taille relativement restreinte du bassin de population et la forte mobilité étudiante. Rappelons également que notre corpus a été récolté à la fois dans des conditions très formelles (situation expérimentale en chambre anéchoque) et lors d’une tâche de lecture oralisée. Nos résultats devraient donc être mis à l’épreuve sur un échantillon plus vaste et diversifié, et dans une autre modalité de parole, telle que la parole spontanée.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Problématique et objectifs
1.1 Variantes phonétiques des voyelles fermées en français québécois
1.1.1 Dévoisement
1.1.2 Réduction et syncope
1.1.3 Relâchement
1.1.4 Allongement
1.1.5 Diphtongaison
1.2 Choix des variantes à l’étude
1.3 État de la question
1.3.1 Durée
1.3.2 Caractéristiques spectrales
1.4 Objectifs
Chapitre 2 : Cadre expérimental
2.1 Descriptions pionnières du spectre des voyelles
2.2 Indices acoustiques supplémentaires
2.3 Normalisation vocalique
2.3.1 Échelles psycho-acoustiques
2.3.2 Objets et espaces psycho-acoustiques
2.3.3 Opérations extrinsèques
2.4 Dynamique spectrale
2.4.1 Undershoot compensation theory
2.4.2 Dynamic cospecification theory
2.4.3 Vowel-inherent spectral change (VISC)
2.5 Cadre expérimental adopté
Chapitre 3 : Méthodologie
3.1 Échantillon et corpus
3.2 Analyse acoustique
3.3 Normalisation
3.4 Dynamique spectrale
3.5 Analyses statistiques
Chapitre 4 : Résultats et analyse
4.1 Durée
4.2 Caractéristiques spectrales
4.3 Analyses discriminantes
4.4 Synthèse récapitulative
Chapitre 5 : Discussion conclusive
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