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Malgré la persistance d’une vision parfois réductrice d’une Inde ancienne figée dans son passé védique et brahmanique associé à la langue sanskrite, « il ne faut jamais perdre de vue », comme nous le rappelle N. Balbir, « que l’Inde ancienne est un univers multilingue » (2014: 53). La diglossie y faisait office de norme sociale et l’éclatement dialectal a également été valorisé avec l’emploi de nombreux vernaculaires (prākrit ou apabhraṃśa5) dans certains genres théâtraux. C’est à partir de ces nombreuses variations régionales que se sont formées au fil du temps les langues indo-aryennes modernes (hindoustani, népali, bengali, marathi etc.) qui sont parlées comme langues premières par une très large proportion de la population mondiale, soit près de 500 millions de locuteurs pour le hindi-ourdou, 230 millions pour le bengali, 95 millions pour le panjabi, 75 millions pour le marathi, 45 millions pour le gujarati, et environ 13,5 millions pour le népali (Breton 2003: 55). Si l’on inclut les locuteurs du népali en tant que langue seconde au Népal, au Bhoutan, ainsi que dans les États indiens du Sikkim, du Bengale occidental et de l’Assam, le nombre pourrait s’élever à environ 30 millions de locuteurs présentant des degrés de compétence hétérogènes. Il ne faut pas non plus occulter la présence de langues génétiquement non apparentées au sanskrit et parlées dans les régions périphériques à ce qu’on désigne aujourd’hui par le nom de ceinture hindiphone (Hindi Belt), à savoir les langues dravidiennes de l’Inde péninsulaire (tamoul, malayalam, kannada, télougou essentiellement), de nombreuses langues tibéto-birmanes (tibétain, ladakhi, lepcha, sherpa, etc.) et plusieurs langues austro-asiatiques parlées dans les régions des contreforts de l’Himalaya. Parmi toutes ces langues, certaines ont une littérature ancienne particulièrement riche. C’est le cas par exemple du tamoul, dont la tradition écrite remonte à une période proche de celle du sanskrit classique6.
Une diversité – ou pluralité7 – sociolinguistique d’une telle ampleur représente le fruit de l’enracinement séculaire d’une véritable culture du plurilinguisme (Schiffman, 1999: 431), en son sens premier de « mise en valeur » d’un terrain linguistique fertile, que des politiques d’anglicisation comme la circulaire sur l’éducation de T. B. Macaulay de 1835 (Sarangapani, 2015: 108) ont finalement assez peu ébranlé en substance pendant la période coloniale. C’est après l’indépendance (1947) que des politiques linguistiques postcoloniales influencées par le dogme monolingue occidental de l’association d’une langue à un État-nation (Schiffman, 1999: 439) ont accéléré certains processus de conversion linguistique (au niveau des communautés) ou d’attrition (au niveau individuel). D’autre part, si l’usage de l’anglais a pris progressivement une place prépondérante dans l’économie générale des échanges linguistiques dans les sociétés sud-asiatiques, particulièrement en milieu urbain, celui-ci s’est néanmoins retrouvé incorporé dans une dynamique communicative qui se soucie assez peu, dans l’usage quotidien de la parole, de prétendues frontières qui sépareraient les langues. Ainsi F. Grosjean (1982: 22) relève, en contexte sud-asiatique, que :
Le même constat est fait par B. Kachru (1977) qui remarque que de nombreux locuteurs ne manifestent pas nécessairement une conscience très marquée de leur capacité de communiquer en plusieurs langues en fonction de leurs différents interlocuteurs au cours de leurs interactions quotidiennes. Cette dynamique continue d’intégration de ressources linguistiques plurielles s’observe de manière assez générale dans l’ensemble des sociétés sud-asiatiques.
Cet ensemble homogène, « dont la cohérence prime sur les particularités distinctives de chaque famille » (Montaut, 1997: 22), semble également avoir intégré au fil du temps des apports issus du contact avec des langues étrangères, les deux exemples les plus notables étant le persan et l’anglais.
Le persan
La forme poétique la plus représentative en est indubitablement le ghazal (poème d’amour chanté). De nombreux poètes népalais l’ont également adoptée pendant la période Rāṇā (1846-1951), notamment Motirām Bhaṭṭa (Hutt, 1988: 127).
C’est le cas en népali. Par exemple, le verbe honorifique baksinu ou baksanu employé pour s’adresser au roi jusqu’à la chute de la monarchie en 2008 serait dérivé du persan bakhshīdan (Matthews, 1997: 239).
L’anglais
Il convient néanmoins d’établir une distinction entre les locuteurs confirmés et indépendants de la langue qui sont en mesure d’en faire un usage professionnel avéré, soit entre 3 et 11% des Indiens (Montaut, 2004: 68), et une grande majorité de locuteurs qui utilisent rarement l’anglais seul mais très souvent dans leur vie quotidienne en combinaison avec leur langue première (hindi, tamoul, marathi, panjabi, népali etc.). C. P. Masica (1991: 49-50) résume cette impression générale par les mots suivants :
La vision de l’anglais dans le sous-continent indien présentée ici laisse percevoir le caractère quelque peu paradoxal de la présence de cette langue. L’anglais est présent de manière généralisée sur un vaste ensemble géographique, mais il s’agit souvent d’une présence superficielle, d’une dissémination sporadique (« sprinkled »). M. Liechty (2006: 3) emploie une métaphore similaire lorsqu’il observe, dès le début des années 1990, la tendance très marquée qu’ont les jeunes des classes moyennes à Katmandou de « poivrer » ou « épicer » (peppering) leurs conversations quotidiennes avec des mots anglais. L’anglais est intégré, voire phagocyté pour nourrir un besoin d’expressivité et de variété dans le discours, mais son usage semble avoir un caractère parcimonieux qui s’inscrit dans une dynamique proprement sud-asiatique et séculaire. C’est ainsi que l’on trouve un certain nombre de triplets lexicaux tantôt vernaculaires, tantôt d’origine arabo-persane, tantôt d’origine anglaise, la plupart du temps employés de manière courante dans la conversation quotidienne. Un Népalais dispose de plusieurs expressions alternatives pour exprimer l’action d’aller « faire des achats » : kinmel garnu11 (vernaculaire indo-aryen), (sāmān) kharid garnu (emprunt persan) ou encore shopping garnu (emprunt anglais). S. Romaine (1989: 131), observant les mêmes possibilités en panjabi, en conclut qu’il s’agit là d’une caractéristique aréale sud-asiatique. Nous verrons toutefois, à l’observation du corpus constitué dans le cadre de cette étude, que l’emploi de l’anglais ne saurait se limiter à de simples aspects d’ordre lexical, surtout dans le cas de conversations en contexte médiatique.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE : CONTEXTUALISATION DE L’ÉTUDE ET CADRAGE THÉORIQUE
1. Contexte socioculturel et sociolinguistique
1.1. Remarques préliminaires sur le fait linguistique dans les sociétés sud-asiatiques
1.2. Langues, institutions et société au Népal : quelques éléments d’analyse en termes écolinguistiques
1.3. Espace(s) socio-langagier(s) et terrain(s) de recherche
2. Cadre théorique et conceptuel
2.1. Considérations introductives
2.2. Les approches interactionnistes
2.3. La linguistique praxématique
2.4. Vers un dépassement de la notion de frontière
3. Problématisation
3.1. Le sujet dans son espace langagier
3.2. Propositions exploratoires
DEUXIÈME PARTIE : DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE ET DESCRIPTION DU CORPUS D’ÉTUDE
1. Posture épistémologique
1.1. Une démarche ethnographique, qualitative et empirico-inductive
1.2. Le chercheur extérieur à l’espace socio-langagier observé
1.3. L’intégration de la perception de la recherche par les locuteurs
2. Collecte et traitement des observables
2.1. Paramètres recherchés
2.2. Pour une diversification des observables
TROISIÈME PARTIE : ANALYSE DES OBSERVABLES
1. État des lieux des pratiques déclarées et des représentations associées
1.1. Résultats de l’enquête par questionnaires en milieu scolaire
1.2. Réponses aux questions ouvertes du questionnaire
1.3. Entretiens exploratoires et exemplarité expérientielle
2. Procédés récurrents impliqués dans le maillage des ressources communicatives
2.1. Aspects sonores
2.2. Syntaxe et morphosyntaxe
2.3. Lexique
3. Stratégies de négociation, processus identificatoires et construction translingue du sens social
3.1. Quelques éléments de réflexion autour de la notion de « confort de parole »
3.2. Translocalisation et manipulation de la charge socio-culturelle du matériau langagier
3.3. L’ancrage du sujet parlant dans le réel et la stylisation du dicible
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
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