Vers le milieu de la première moitié du XVIIIe siècle, dans la Baie d’Antongil (l’actuel Baie de Mangabe), la plus grande échancrure de la côte orientale de Madagascar, située au nord-est, on assistait à l’entrée triomphante d’un nouveau groupe de conquérants. Alors que les Sambarivo occupaient déjà les plaines alluvionnaires du fleuve d’Antaiñambalana ; les Antandovoko exploitaient celles du bas-Andranofôtsy, l’Ankiaka d’antan. Ces nouveaux conquérants n’étaient autres que les Zafirabay « Petits-fils-deRabay ». N’ayant pas pu résister aux luttes armées menées par les Zafirabay, des guerriers confirmés, les Sambarivo et les Antandovoka finissaient par céder respectivement les plaines alluvionnaires du fleuve d’Antaiñambalana, et celles du bas-Andranofôtsy. Arrivés au fond de la baie d’Antongil, ces guerriers venant de la partie du nord-ouest se segmentaient en deux. Il y avait un groupe qui occupait le long d’Antaiñambalana, dont le Filohabe « Grand-chef » résidait à Ambatomasina (qui deviendra plus tard Maroantsetra) et un autre allait résider dans la partie basse du fleuve Andranofôtsy.
C’est sur ces Zafirabay qui occupaient le bas-Andranofôtsy que cette présente étude va porter. En 2004, alors que j’assistais à la cérémonie de fañokoaraña célébrée pour Martin Malo, décédé en 1999, que l’envie de mener une étude sur ce rituel du fañokoaraña chez les Zafirabay d’Andranofôtsy est née. Martin Malo était le zama « oncle maternel » de ma propre mère. Par la suite, j’ai été admis en Unité de Formation et de Recherche (UFR) Anthropologie Sociale et Culturelle (Département d’Études Culturelles) au sein de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines d’Antananarivo en 2008, et l’occasion d’approfondir ce sujet s’est ainsi présentée.
PRÉSENTATION HISTORIQUE DU TERRAIN
Dans ce travail, il ne s’agit pas de refaire l’histoire de la baie d’Antongil. Cette partie va plutôt consister à partir de ces temps anciens pour mieux comprendre le présent des Zafirabay d’Andranofôtsy. Les raisons en sont :
D’abord, puisque « c’est la structure même des faits sociaux qui me semblent produire les situations historiques,… » (Baré, 1980 : 4). Ensuite, « (…) d’une part, parce que les événements historiques sont souvent la cause d’une certaine érosion sociale qui explique des phénomènes de mutation ou de transformation des systèmes d’organisation ; d’autre part, parce que les formes actuelles des formes du pouvoir régional sont, sinon des transpositions des anciennes catégories politiques, tout au moins les produits d’une idéologie qui servit la cause du pouvoir souverain durant la période dynastique » (Sophie Goedefroit, 1998 : 22).
LES ZAFIRABAY ET LA BAIE D’ANTONGIL
Depuis l’aube du XVIIe siècle, les Européens fréquentèrent déjà l’actuelle Baie de Mangabe (à l’époque, elle s’appelait encore Baie d’Antongil). Du point de vue administratif, au fond de cette baie, la ville de Maroansetra (dénomination officielle ou Marantsetry (toponyme local) est le chef-lieu du District. À son état actuel, Maroantsetra constitue le District le plus septentrional de la région d’Añalanjirôfo. Marantsetry vient de deux mots : maro (beaucoup, abondant) et antsetry, selon Totomainty, ancienne appellation de sabôha « sagaie ».
D’après Abinal et Malzac, antsetra se traduit en « sagaie », « lance ». Marantsetry signifie littéralement donc « là-où-il-y-a-beaucoup-de-sagaies ». Les autochtones selon la description reprise par Grandidier : « …allant à la guerre, ayant un grand écu des bois auquel est en haut un trou cannelé afin de pouvoir librement voir par iceluy. C’est un peuple robuste et bien fermé. Leurs armes sont telles les javelines longues deux brasses, avec un large fer émoulu » (Grandidier, 1903 : 202). A fortiori, les sagaies formaient donc des armes portatives des Antimaroa à l’époque. Vers la deuxième moitié du 18e siècle, Mayeur témoigne « ils n’ont point quitté la sagaie pour l’arme à feu que nous avons apportée. Le fusil, disent-ils, est sujet à rater et l’humidité gâte la poudre » (Froberville, 1921 : 97).
Au milieu de la première moitié du XVIIIe siècle de notre ère, la baie d’Antongil vit entrer une puissance étrangère connue sous le nom des Zafirabay.
Sur les origines des Zafirabay
L’histoire commence avec Fanambony, fils d’Andriamandisoarivo. À la tête des guerriers essentiellement sakalava, il s’aventura pour traverser le massif montagneux de Makira, séparant Marantsetry et les pays Tsimihety où il amassa des esclaves essentiellement Tsimihety, pour atteindre la plaine de Marantsetry, sans y avoir mis le cap. Sur ce, l’archéologue Rafolo Andrianaivoarivony (1985) a expliqué la récente présence tsimihety à Maroantsetra par le fait que leurs ascendants y émigraient. Il est fort probable que cette servilité fût la première plus importante émigration tsimihety vers la Baie d’Antongil.
En ce qui concerne Fanambony, Besidy réitère que les Zafirabay maintiennent encore l’interdiction de « aomby bory » (zébu sans cornes) en l’honneur de Fanambony. La tradition orale précise qu’il avait une dent dès sa naissance (nisy nify laitry mböla hely). Ce que le devin interprète comme un mauvais augure. Le roi décrète alors sa mise à mort. Heureusement pour lui, car les sujets, ne voulant pas exécuter cet ordre, s’en prennent au « zébu sans cornes » (aomby bory). Ils souillèrent avec le sang de ce ruminant les vêtements de cet enfant. Ces vêtements souillés tiennent lieu de témoin de l’exécution du sacrifice. D’où cette interdiction alimentaire. C’est ainsi que Fanambony doit se séparer de ses parents tout en choisissant volontairement de partir sans laisser des traces.
A l’instar des Zafindrabay de la baie d’Antongil, des Antakarana d’Ambatoaranana et des Tsimihety d’Andapa, cette anomalie de dent, qui était considérée comme un mauvais augure, constitue le caractère distinctif des héros de ceux qui révendiquent l’appartenance aux Zafinifôtsy. Les légendes de ces trois groupes y trouvent leur motif commun. Selon les Antakarana, à partir des informations fournies par Cassam Aly lors de notre entretien direct, elle concerne Maniterakala, fils de Löza. Ce dernier étant le frère de Tsimanato. Quant aux Tsimihety d’Andapa (Doany) : « Les incisives de Rasangongo (un des quatre fils de Ndrianaina) poussaient en avant de celle des mâchoires inférieures », (ENGEL 2008 :63). Les trois groupes réclament d’ailleurs leur appartenance aux Zafinifôtsy.
Sur l’origine des Zafirabay, Petit (1967) a pu interroger des gens comme Robert Malo lequel avait précisé que le lieu de départ avait lieu dans le cours aval de Bemarivo, de la partie nord-ouest de l’Ile. Cette hypothèse selon laquelle les Zafirabay tirent leur origine de la partie nord-ouest de Madagascar s’avère plausible. Puisque Bemarivo puise sa source au massif montagneux de Tsaratanana (Maromokotra), pour se déverser dans le canal de Mozambique. Sur le versant est de ce massif, des affluents d’Antaiñambalana y prennent leur source. En remontant Bemarivo, les protecteurs de Fanambony auraient atteint un des affluents d’Antaiñambalana, qui les mènerait jusque dans la baie d’Antongil.
Vraisemblablement, la cavale avait duré quelques années voire même quelques décennies. Puisqu’à leur arrivée dans la baie d’Antongil, il devenait de plus en plus vieux. C’est ainsi qu’il confiait à son fils Rabay et à un certain Rabôndro, d’achèver la pacification du territoire nouvellement conquis (Petit, 1967). A vrai dire, Rabay fut à l’origine du groupe apical Zafirabay « Petits-fils-de-Rabay ». Il régna dans les vallées d’Antaiñambalana dont la capitale était Ambatomasina ; Rabôndro, quant à lui, alla former une autre dynastie à Andranofôtsy.
Les Zafirabay qui résident à Ambatomasina, prennent le nom de Mila tsara. Ils dominaient la vallée d’Antaiñambalana, d’Ambatomasina à Santaha. Les hameaux, longeant ce fleuve (Ankafy, Talañaro, Ankôfa…) avaient été fédérés en chefferies. Le Filohabe « Grand-Chef » résidait à Ambatomasina (actuel Marantsetry). Les plaines alluvionnaires de la basse Andranofôtsy étaient sous tutelle de l’autre branche des Zafirabay avec comme fief le village d’Andranofôtsy.
L’arrivée des soldats de Radama I en 1823 à Maroantsetra pour asseoir le Fanjakaña Merina (royauté merina), tel qu’il a été recommandé par Andrianampoinimerina, son père, a affaibli l’hégémonie des Zafindrabay. D’après Toto Tsiadino Chaplain, la dynastie de Zafindrabay d’Ambatomasina a contracté un pacte de sang à Radama I. Celle d’Andranofôtsy, néanmoins, a mené une résistance et fini par être dissoute (Toto, 2005). Mais, les Zafindrabay assistaient l’Administration merina avant l’arrivée des Français en 1896. En cette année, une nouvelle donne politique s’émerge. Le Fanjakaña merina fut contraint de céder le trône au Français.
Sur l’identité des Zafirabay
Les Zafirabay occupent géographiquement le territoire Betsimisaraka, tout en revendiquant leur appartenance à la lignée des Zafinifôtsy.
Dans le territoire des Betsimisaraka
L’histoire officielle retient que le nom Betsimisaraka fut l’œuvre de Ratsimilaho dans son projet d’unification de la côte est pour devenir Ramaromanompo. Mais cette tentative ne dépasse pas le plan politique. Sur ce, Bloch avance : « le terme BETSIMISARAKA se réfère non à l’unité culturelle, à une ligne politique temporaire au 18e siècle » (Bloch, 2001 : 50). Ce qui n’était pas le cas des Merina et des Sakalava…À l’intérieur du territoire des Betsimisaraka, chaque groupe agit avec autonomie, tout en restant membre de la confédération. Marantsetry appartient à l’unité politique des Betsimisaraka. D’ailleurs, les Zafirabay n’ayant jamais nié leur appartenance au groupe appelé Betsimisaraka, le rappellent souvent lors de rassemblement d’ordre social, en disant que atsika ty betsimisaraka, tsy misara draha mañano « nous sommes des betsimisaraka, nous ne nous séparons jamais en toute circonstance ». Ainsi, vers 1930, Pont, un Administrateur en chef des Colonies officiant à Maroantsetra, avait fait cette remarque : « en désignant une personne, les Zafirabay ne disent jamais « olona » en respect de la mémoire de Raholona ; ils l’appellent « Besaraka » et s’il s’agit d’un Européen, ils disent « Besaraka vazaha » (Pont 1930 : 187). Actuellement, ces expressions sont tombées en désuétude. Ceci étant, les Zafirabay sont des Betsimisaraka à part entière.
Revendication Zafinifôtsy « Petits-fils-de-Blanche »
Par ailleurs, les anciens des Zafirabay se rappellent d’un mythe selon lequel ils sont issus Andriambolafôtsy « Seigneur-de-l’Argent » (frère d’Andriambolamena « Seigneur-de-l’Or ») au même titre que les Antakarana d’Ambatoaranana (Ambilobe). Si légendaire soit cette histoire, cette appartenance aux « Petits-fils-de-l’Argent » (Zafimbolafôtsy), laisse des traces indélébiles chez les Zafirabay. La dénomination d’Andranofôtsy « A-l’eau-blanche » n’y était pas anodin. La tradition orale retient qu’il fut un jour où une femme nommée Fôtsy « Blanche » se noya dans ce fleuve, alors que le village s’appelait encore Ankiaka. Un peu plus tard, le village acquierra le nom d’Andranofôtsy « A-l’eau-blanche». Il abritait le groupe des Zafirabay qui fera l’objet de cette étude.
Bref, en ce qui concerne les Zafimbölamena « Petits-fils-de-l’Or » (Zafinimena «Petitsfils-de-Rouge ») et les Zafimbölafotsy « Petits-fils-de-l’Argent » (Zafinifotsy «Petits-fils-deBlanche), à Sophie Goedefroit d’expliquer : « Les enfants du roi régnant, nés de sa première épouse (valy be), sont appelés “seigneurs de l’or” (andriambola-mena). Ils appartiennent à la lignée des aînés dans laquelle se transmet par primogéniture et selon une forte idéologie agnatique, la charge suprême. Ils sont destinés à former un des chaînons généalogiques qui relie, par toute une série d’ancêtres mâles, le dernier souverain régnant à Dieu-Zanahary » (Goedefroit 1998 : 97). Alors que «…nés des épouses secondaires (valy masay ou valy kely) portent le titre de “seigneur de l’argent” (Andriambolafotsy) et ne peuvent, en théorie, prétendre au pouvoir » (Goedefroit, 1998 : 98).
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I. METHODOLOGIE ET PRESENTATION HISTORIQUE DU TERRAIN
INTRODUCTION
Chapitre 1 : PRÉSENTATION HISTORIQUE DU TERRAIN
I-1. LES ZAFIRABAY ET LA BAIE D’ANTONGIL
I-1.1. Sur les origines des Zafirabay
I-1.2. Sur l’identité des Zafirabay
I-2. ORGANISATION SOCIALE DES ZAFIRABAY D’ANDRANOFÔTSY
I-2.1. Mpiambinjiny : le maître de cérémonie
I-2.2. Les instruments de musique
I-2.3. Andrômahitso, le tombeau à recrutement indifférencié
I-2.4. Les lieux sacrés
Chapitre 2. METHODOLOGIE DE LA COLLECTE DES DONNÉES
II-1. LE TERRAIN A PROPREMENT PARLER
II-1. 1. De l’Anthropologie indigène
II- 1.2. Entretiens libres
II-1.3. Observation participante
II-2. LA RECHERCHE BIBLIOGRAPHIQUE
II-2.1. La revue de la littérature
II-2.2. Les sites web
II-2.3. Restitution écrite du corpus
CONCLUSION PARTIELLE
PARTIE II. ETHNOGRAPHIE DU FAÑOKOARAÑA
INTRIDUCTION
Chapitre 3. LES PRÉPARATIFS OU FIKARAKARAÑA
III-1. LES RÔLES DE LA FAMILLE ORGANISATRICE
III-1. 1. Fañatoroaña ou l’invitation
III-1. 2. Construction de hazovato « cercueil-en-pierre »
III-2. LES TACHES COLLECTIVES
III-2. 1. La collecte des bois à brûler
III-2. 2. Décorticage du paddy
III-2. 3. Fangariñana, la fabrication de betsa, boisson ancestrale
Chapitre 4. LE RITUEL FAÑOKOARAÑA
IV-1. LA RÉCEPTION
IV-1. 1. La perception de tatibato, le don des hôtes
IV-1. 2. Tsimandrimandry, la « veillée » festive
IV-2. LE FAÑOKOARAÑA PROPREMENT DIT
IV-2. 1. Abattage de zébus
IV-2. 2. Le cortège vers « Andrômahitso »
IV-2. 3. Le fitsimponaña, le ramassage des ossements
IV-3. LA PHASE FINALE
IV-3. 1. Le banquet ou « mantera omañ’azy »
IV-3. 2. Le remerciement pour la clôture
Conclusion partielle
Partie III. INTERPRÉTATIONS ET ANALYSES
INTRODUCTION
Chapitre 5. FAÑOKOARAÑA, LE RITUEL INTÉGRATEUR ET IDENTITAIRE
V-1. INTÉGRATION DU DÉFUNT DANS LE MONDE DES ANCETRES
V-1. 1. Du tsaboraha au fañokoaraña
V-1.2. En quoi consiste le fañokoaraña ici ?
V-2. FAÑOKOARAÑA, UN RITE IDENTITAIRE
V-2. 1. Les biens identitaires
Chapitre 6. FAÑOKOARAÑA, POUR SOCIALISER LES DIFFERENDS STRUCTURAUX
VI-1. LES ENJEUX DES BIENS STRUCTURAUX
VI-1. 1. La dyade vazaha/gasy « étranger/autochtone »
VI-1. 2. Plaisanterie entre l’oncle maternel et nièce utérine
VI-2. L’INTERDICTION DE L’INCESTE
VI-2. 1. Évitement entre rafozaña/vinanto
VI-2. 2. Lo amböra, la levée de l’inceste
CONCLUSION PARTIELLE
CONCLUSION GÉNÉRALE
