Construire son expérience au contact d’autrui (Les enjeux de la recherche)

Les espaces quotidiens de l’activité professionnelle offrent de multiples occasions de construction ou de développement de l’expérience des acteurs. L’espace professionnel, orienté vers une intention de production de biens et/ou de services peut, sous certaines conditions, constituer un lieu où se réalise un ensemble d’apprentissages, sans la présence d’aucune intention formative. Le travail, du fait même de sa réalisation ou de son « exercice », constitue en ce sens une opportunité de réélaboration de l’expérience, dans la mesure où il représente une occasion de survenance de nouvelles habitudes d’activités. Les phénomènes d’apprentissage ne sont dès lors plus l’exclusivité des espaces intentionnellement aménagés pour la formation, mais aussi ceux que les acteurs réalisent durant leur activité professionnelle, lorsque pour les besoins de celle-ci, ils sont appelés à « transformer leurs habitudes d’activités » (Barbier, 2012, p. 15), qu’elles soient opératoires, discursives ou « d’orientation de l’action » comme nous le verrons dans cette recherche.

L’intelligibilité des processus à travers lesquels un acteur en situation professionnelle est amené à enrichir son expérience constitue un objet significatif de la formation des adultes en tant que champ de recherche. Nous pensons que l’analyse du « travail de l’expérience» (Barbier, Thievenaz, 2012 à paraître) représente en effet un point d’articulation entre enjeux professionnels et enjeux scientifiques, dans la mesure où cette analyse permet une meilleure connaissance des modes de construction des apprentissages du sujet à l’occasion de son activité. Le travail de l’expérience apparaît comme une façon heuristique d’approcher les rapports entre la construction des activités et la construction des sujets à l’occasion de celles-ci.

Construire son expérience au contact d’autrui (Les enjeux de la recherche) 

Les professionnels des métiers de l’intervention (éducation, soin, accompagnement…) ont en commun d’organiser leur action autour d’une intention d’influence sur l’activité d’une ou plusieurs autres personnes (élève, apprenti, malade…). Il arrive cependant qu’au cours de leur intervention, leurs habitudes d’activité subissent un ensemble de transformations. Nous pensons que ces modifications participent au développement et à l’enrichissement de l’expérience de ces acteurs. Le processus de construction de l’expérience constitue un enjeu central, autant pour les champs d’activités professionnelles que pour les démarches de recherche dans la mesure où : « elle constitue une sorte de point de convergence de la plupart des problèmes qui se posent à la formation des adultes et à la formation professionnelle ». (Mayen 2009, p. 764). Nous pensons que la thématique de l’expérience constitue dès lors un point d’articulation entre enjeux professionnels et enjeux scientifiques : parvenir à une meilleure compréhension des modes de construction des apprentissages en situation professionnelle et penser leur amélioration.

Enjeux professionnels : mieux connaître les spécificités des métiers d’intervention sur l’activité d’autrui 

Faire expérience de l’interaction avec autrui

Bon nombre d’activités professionnelles ont pour intention spécifique d’agir, « pour », « sur » et « avec » un autre. Les métiers du soin, de l’accompagnement, et bien sûr l’éducation et la formation, constituent des exemples particulièrement représentatifs de ces activités relevant de ce que nous nommons « métiers de l’intervention », dans la mesure où elles sont organisées autour de l’intention explicite de susciter des modifications de l’activité d’autres individus (leurs connaissances, leurs routines d’activité, leur rapport avec leur santé, etc.). Les métiers de l’intervention s’appuient pour cela, sur un ensemble de « dispositifs d’intervention » qui, d’une façon générale, intègrent l’ensemble des lieux de vies : « où des personnes vont ou sont envoyées pour recevoir une aide ou subir une intervention (…) et des relations dans le cadre d’une fonction officiellement définie : en va ainsi de la salle de classe, de la clinique, la salle d’opération, le confessionnal et la morgue » (Hugues, 1956, p. 62). Les métiers de l’intervention représentent une forme particulière de travail, qui ne peut être analysée à partir des critères classiques de production puisque leur effet ne prend pas la forme d’un objet matériel, mais plutôt d’un corpus de connaissances : le corps ou le bien-être d’un individu, etc. L’objet de l’intervention présente donc une différence avec celui de l’artisanat ou de l’industrie, car il est avant tout : « l’objet du client, son objet d’usage, son objet de vie, tout particulièrement quand il s’agit de son corps, de son espace de vie, de ses outils quotidiens, de ses droits » (Mayen, 2007, p. 60). Les activités d’intervention agissent en réalité sur l’activité de l’usager (les rapports qu’il entretient avec son savoir, son activité professionnelle, son bien-être, etc.). Le concept d’usager ou de bénéficiaire de l’intervention s’avère plus complexe qu’il n’y paraît, dans la mesure où il ne se résume pas forcément à l’individu lui-même, mais peut également intégrer un ensemble d’autres sujets, en tant que clientèle ou autres acteurs d’intervention.

Même s’il ne s’agit pas ici de tracer des frontières objectives stables, entre ce type d’activités professionnelles et les autres, nous pouvons néanmoins repérer succinctement ce qui constitue leurs spécificités : le caractère co-construit de l’activité, sa dimension socialement située, l’inégalité des moyens convoqués et enfin, la consubstantialité des dimensions affectives et cognitives dans le travail.

L’activité d’intervention sur autrui présuppose tout d’abord une co-production de l’activité. Á la différence des situations professionnelles consistant à agir à l’aide ou en direction d’une machine ou d’un instrument technique, la production d’un service à la personne nécessite obligatoirement la mise en place d’une co élaboration et d’une co-production de l’objet de travail. L’intervention implique non seulement de résoudre un problème ou une difficulté que rencontre l’usager dans son activité, mais souvent également d’élaborer mutuellement une solution. Le client ou le bénéficiaire de l’intervention est ainsi continuellement actif dans la mesure où : « il contribue à la construction de l’offre et du produit ainsi qu’à l’évaluation de la performance en interaction avec le professionnel » (Falzon, Cerf, 2005, p. 44). Si l’on attend de l’usager qu’il participe pleinement à l’élaboration de l’action, il s’agit en même temps pour le professionnel, de parvenir à construire un compromis entre des résultats attendus et valorisés socialement et les attentes réelles du sujet (formalisées ou non).

Toutefois, la co-production de l’intervention et le rôle déterminant de l’usager dans la construction de l’action ne suppriment pas pour autant la différence de statut au sein de celleci. Car un des protagonistes agit en tant que « professionnel » (reconnu comme sachant et disposant d’un pouvoir qui lui est dévolu) et l’autre fréquente ce dispositif car il considère (où l’on considère pour lui) qu’il doit bénéficier de cette intervention car : « il se trouve dans une situation dans laquelle il a besoin d’un professionnel pour rendre le service et faire ce qu’il ne peut ou ne veut pas faire sans lui » (Mayen, 2007, p. 58). Ce rapport foncièrement déséquilibré est amplifié, lorsque l’usager est en situation de dépendance d’une ou plusieurs autres personnes et/ou institutions du fait d’une perturbation plus ou moins importante de son activité, de la survenance d’un accident, de la diminution de son pouvoir d’agir, etc. Ce rapport asymétrique est également lié au fait que la détention des moyens de production du service, qu’ils soient cognitifs, physiques, matériels ou symboliques, n’est pas la même selon la place que l’on occupe dans l’interaction. Ces situations professionnelles qui mettent en présence un professionnel et un non-professionnel (vis-à-vis des compétences singulières qui sont attendues) demeurent enfin déséquilibrées du fait du statut qui est attribué au professionnel qui : « reste l’acteur d’une organisation dont il est en général le salarié » (Falzon, Cerf, 2005, p. 42).  Ensuite, il nous semble opportun d’observer que l’intervention se réalise dans un cadre institutionnel qui influence le cœur même de la relation de service. L’organisation dans laquelle s’effectue l’acte d’intervention impose un certain nombre de contraintes (temps, moyen, ce qui est autorisé ou non) qui vont influencer et parfois même déterminer les interactions qui s’y déroulent. La « rencontre de service » est toujours marquée par les aspects environnementaux au sein desquels elle se réalise et qui nécessitent, entre autres, que les différents acteurs en présence acceptent de jouer le rôle que l’organisation attend d’elle. Les situations de travail relevant des métiers de l’intervention ont également pour caractéristique, de mettre en présence au moins deux individualités singulières et irréductibles. L’expérience du face à face avec le client ou l’usager n’est pas neutre pour le professionnel qui conduit l’action, dans la mesure où elle met en jeu des processus d’interaction à la fois cognitifs, mais également affectifs. L’activité d’intervention sur l’activité d’autrui est ainsi toujours corrélée à la rencontre d’un autre sujet qui possède ses propres manières d’agir et de penser dont le professionnel doit tenir compte. La rencontre avec l’usager ou le bénéficiaire de l’action de prévention se révèle toujours en ce sens une expérience de « partage du sensible » (Laplantine, 2005, p. 11) où les praticiens dans leur activité quotidienne font toujours l’expérience du vécu singulier d’autrui.

Enfin, la complexité des activités visant à intervenir sur autrui et/ou sur son activité, tient au fait que la situation de travail, loin de répondre au modèle classique de l’activité hommemachine, est marquée par la grande variabilité de son régime de fonctionnement et par son caractère évolutif. Les situations d’intervention évoluent au fur et à mesure de l’interaction de service, car comme dans toutes interactions humaines, chaque sujet « agit et réagit selon ses propres motifs et buts, sa compréhension de la situation, son investissement, sa relation à son interlocuteur, au cadre et à l’objet de l’interaction ». (Mayen, 2007, p. 53) . Á travers l’identification des différentes propriétés des activités professionnelles relevant de l’intervention, nous observons que celles-ci ont en commun de mettre au cœur de l’activité de ces professionnels l’expérience de la rencontre de l’autre et la situation d’interaction à travers laquelle elle se réalise. La conduite de l’action paraît conditionnée par la mise en place de dispositifs et d’outils permettant l’émergence du dialogue avec le client, le bénéficiaire ou l’usager du dispositif.

L’expérience déterminante pour le professionnel du dialogue avec le bénéficiaire ou l’usager du dispositif d’intervention 

Les professionnels qui évoluent au sein des métiers de l’intervention ont en commun une démarche de compréhension du vécu et de l’expérience d’autrui, qu’elle soit relative à leur corps, aux rapports que l’usager entretient avec son quotidien, son activité professionnelle, etc. Cette compréhension est en effet la voie privilégiée pour comprendre la manière d’opérer des usagers ou destinataires de l’intervention. Toute activité d’intervention sur autrui doit au préalable pouvoir resituer la manière dont il se représente son environnement ou les actions qu’il met en œuvre au sein de celui-ci. La situation d’interaction avec autrui se situe au cœur de l’acte d’intervention et représente toujours un lieu de parole où le rôle du dialogue est déterminant et constitutif de l’activité. Les jeux de langage occupent, dans les métiers de l’intervention, une place tout à fait centrale autant de façon quantitative que qualitative, puisque la grande partie du travail consiste à échanger. Cette observation incite dès lors à reconsidérer le rôle et la place habituellement accordée à l’expression orale en situation de production.

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Table des matières

Introduction
Chapitre 1 Construire son expérience au contact d’autrui (Les enjeux de la recherche)
1.1 Enjeux professionnels : mieux connaître les spécificités des métiers d’intervention sur l’activité d’autrui
1.1.1 Faire expérience de l’interaction avec autrui
1.1.2 L’expérience déterminante pour le professionnel du dialogue avec le bénéficiaire ou l’usager du dispositif d’intervention
1.1.3 Se professionnaliser au contact d’autrui : « enrichir » son expérience lors du dialogue
1.2 Enjeux scientifiques et de recherche : l’expérience comme notion emblématique du champ de l’éducation et de la formation
1.2.1 L’expérience : une notion quotidienne et « merveilleuse »
1.2.2 « L’expérience », comme concept scientifique
1.2.3 La constitution de l’expérience, un objet significatif pour la formation des adultes en tant que champ de recherche
1.2.4 L’interprétation des modes d’élaboration de l’expérience, un enjeu pour les recherches en sciences humaines
Chapitre 2 Le dialogue professionnel comme occasion privilégiée de construction d’expérience (le terrain et la construction de l’objet de recherche)
2.1 Le terrain de la médecine du travail
2.1.1 Le choix du terrain et le mode d’approche
2.1.2 L’activité du médecin du travail et l’histoire de la constitution du champ
2.2 L’expérience du métier vécue par ses acteurs
2.2.1 Une activité professionnelle dévalorisée au sein du champ de la santé
2.2.2 Le choix d’un métier parfois vécu par défaut
2.2.3 Une formation considérée comme « insuffisante »
2.2.4 Une organisation du travail vécue de façon paradoxale
2.2.5 Un médecin qui se vit comme « non soignant »
2.2.6 Des relations professionnelles perçues de façon « hostile »
2.3 L’activité dialogale avec le salarié, un moyen privilégié pour le médecin d’agir et de construire son expérience
2.3.1 La consultation médicale un lieu laissé et/ou désigné aux médecins du travail
2.3.2 Le dialogue avec le salarié, un moyen privilégié de l’action préventive
2.3.3 Un espace protégé pour le salarié et protecteur pour le médecin
2.3.4 Un espace de travail qui constitue le cœur de l’activité du médecin
2.4 L’activité dialogale avec le salarié, une occasion pour le médecin de réélaborer son expérience
2.4.1 Un espace et des modalités de constitution de l’expérience qui restent à identifier47
2.4.2 La transformation des habitudes qui « orientent » l’action du médecin du travail comme objet de recherche
Chapitre 3 Singularisation de l’enquête et transformation des habitudes d’orientation de l’action (Les options épistémologiques et théoriques de la recherche)
3.1 S’inscrire dans une démarche d’intelligibilité pour rendre compte des cadres de pensée et de verbalisation des acteurs
3.1.1 Distinguer langage de l’action et langage d’intelligibilité pour rendre compte des processus de construction de sens du sujet
3.1.2 Constater les mécanismes de migration entre ces deux types de lexiques
3.1.3 Mobiliser un vocabulaire permettant une prise de distance vis-à-vis des cadres habituels de pensée
3.2 Une approche clinique des processus d’élaboration de l’expérience
3.2.1 Rendre compte de l’expérience de l’acteur à travers une approche centrée sur l’activité et la construction des sujets dans l’activité
3.2.2 Une approche située de l’expérience à travers l’analyse des activités réelles et singulières du sujet
3.2.3 Approcher la constitution de l’expérience en analysant la construction conjointe de l’activité et du sujet dans cette activité
3.2.4 Appréhender la réélaboration de l’expérience à travers une théorie de l’émergence et des fonctions de l’activité du sujet
3.3 Les options de la recherche : un double appui théorique
3.3.1 Un premier appui : la théorie de l’enquête selon Dewey
3.3.2 Un second appui : les représentations pour l’action et le concept d’ « orientation »
3.3.3 Leur opérationnalisation : un cadre théorique doublement référencé
Conclusion

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