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Alors Marco Polo prit la parole :- Ton échiquier sire, est une incrustation de deux bois : ébène et érable. Le morceau de bois sur lequel se fixe ton regard illuminé a été taillé dans un anneau du tronc qui s’était développé une année de sécheresse : vois- tu comment sont disposées les fibres ? On aperçoit ici un nœud à peine marqué : un bourgeon a tenté de sortir un jour de printemps précoce, mais la gelée nocturne l’a contraint à renoncer. Le Grand Khan ne s’était jusqu’alors pas rendu compte que l’étranger savait s’exprimer couramment dans sa langue, mais ce n’est pas de là que venait son étonnement. Voici un pore plus gros : peut-être a-t-il été le nid d’une larve ; non pas d’un ver, qui à peine né aurait continué de creuser, mais d’une chenille qui a rongé les feuilles, et été cause qu’on a choisi cet arbre pour l’abattre…Ce bord-ci a été incisé par l’ébéniste avec une gorge, de manière à adhérer au carré voisin, plus saillant… La quantité de choses que l’on pouvait lire dans un petit morceau de bois lisse et vide submergeait Kublai ; déjà Polo en était venu à parler des forêts d’ébène, des trains de bois qui descendent au fil des rivières, des accostages, des femmes aux fenêtres…
Ce projet de formaliser le concret, ou de le mathématiser, se trouve au cœur du savoir scientifique depuis cette date, et semble correspondre au développement d’ « une société du rationnel » et des « techniques » selon les mots d’Ellul (1988, p. 303), qui évoque l’existence d’une « tournure d’esprit scientifique » ou « attitude scientifique », selon laquelle « ne peut être connu que ce qui est chiffré, ou tout au moins chiffrable » (1990, p. 15). Dans le champ des organisations, les outils développés au XIXe siècle, se sont ensuite perfectionnés au début du XXe siècle, face à la croissance en taille et en complexité des entreprises américaines : c’est à cette époque qu’est né notamment le contrôle de gestion « qui met la mesure au cœur de la conduite des organisations » (Berland et al., 2008, p. 162). Puis de nouveaux métiers sont apparus : « Financiers, comptables, contrôleurs de gestion par leur maîtrise de chiffres comptables, devenus le langage dominant et unificateur des grandes organisations, sont ainsi parvenus, notamment dans les pays anglo-saxons, à la tête des grandes entreprises ». (Berland et al. 2008, p. 163).
L’importance prise par l’usage des chiffres, dans les organisations, est donc un phénomène historiquement daté, associé à la notion de sciences et de progrès (Bessire, 2005, p. 3), et caractéristique des sociétés occidentales.
Ouvrons les pages roses de n’importe quel quotidien : des noms d’entreprises, puis à droite des colonnes remplies de chiffres. Allumons un écran de Reuters ou Bloomberg : même chose, que des chiffres ! Les esprits cartésiens, raisonnables et pragmatiques objecteront tout de suite que « c’est comme ça » », (Faber, 2011, p. 87), ajoutant ainsi à l’idée d’usage prépondérant, l’idée que l’usage des chiffres semble être considéré, tout au moins par certains, comme étant dans l’ordre des choses. Morel le confirme, lorsqu’évoquant l’existence éventuelle de processus efficaces de contrôle de la conformité des actions à leurs objectifs, en entreprise, il constate qu’il existe quelques exemples de méthodes qualitatives efficaces mais, « ces méthodes d’analyse qualitatives sont couteuses, notamment en temps, et ne trouvent pas grâce aux yeux de la culture dominante des indicateurs quantitatifs. » (Morel, 2002, p. 317). De même, Bibard fait le constat d’une « montée en puissance majeure des indicateurs » dans les organisations, afin de garantir la couverture de risque dans un monde à l’évolution chaotique ». Il évoque entre autres, la « multiplication des processus de contrôle et de « reporting » au sein des entreprises », les « agences de notations et notations des institutions, etc. » … (Bibard, 2012, p. 103).
Béatrice Hibou qualifie le pouvoir des managers dans l’entreprise de la seconde moitié du XXe siècle, de « pouvoir bureaucratique » et lui associe d’une part : une prééminence des données financières et des indicateurs comptables financiers qui se concrétise par une conception financière du contrôle. » qui « se traduit par une intense activité bureaucratique faite de calculs de ratios et d’indicateurs, de prévisions sans cesse réactualisées, de reportings perpétuels, d’écriture de rapports, de validation de règles, de respect de normes, de réalisation d’évaluations et d’audits », et, d’autre part : la gestion par les chiffres ou par les nombres (« management by numbers »), autrement dit la montée en puissance d’une économie du calcul et de l’appréciation. L’évaluation des performances est plus que jamais réalisée à travers la quantification, voire la mathématisation. » (Hibou, 2012, p. 29).
L’usage privilégié des chiffres en entreprise est donc confirmé par ces différents auteurs. D’autres auteurs, non seulement le confirment, mais semblent le déplorer, et utilisent pour évoquer l’importance du chiffre dans les organisations, des mots extrêmement forts : Bessire évoque, dans le cadre d’un article sur la responsabilité sociale de l’entreprise », dans unparagraphe traitant de la mesure comptable : « nos sociétés fascinées par le calcul et les chiffres » (Bessire, 2005, p. 3). Faber mentionne la nécessité de « quitter la dictature du chiffre et son emprise sur l’espace et le temps » » (2011, p. 32). Mintzberg parle d’obsession : Les entreprises d’aujourd’hui sont obsédées par les chiffres. » (Mintzberg, 2011, p. 207) ou encore « l’obsession pour le « bas du tableau » (les résultats financiers) et la « valeur actionnariale », qui encouragent tous deux un exercice du management « déconnecté », passant essentiellement par la gestion de l’information. » (Mintzberg, 2011, p. 65). Enfin, le Professeur Christensen évoque même, dans le cadre de propos rapportés par Philippe Escande dans un article du journal « Le Monde » de juillet 2013, une véritable « religion » avec des ratios pour « commandement » : « Mais la machine s’est enrayée, soutient M Christensen, car la religion de la finance s’est imposée dans le monde des entreprises, avec comme commandement les ratios de mesure de la productivité et, notamment, le fameux retour sur capitaux investis. »
Dictature, commandement, obsession, fascination : ce sont les termes utilisés pour évoquer les chiffres ou certains chiffres, dans les organisations. Nous pouvons donc sans conteste, à la suite des différents auteurs mobilisés, évoquer un usage, non seulement privilégié mais incontournable, voire excessif, qui correspond à une véritable invasion des chiffres dans les entreprises, cette invasion n’étant pas nécessairement perçue de manière positive par les auteurs mobilisés. Il n’y a qu’un pas de la fascination « attirance qui subjugue », au fétichisme, dans le sens de « attachement ou respect exagéré pour quelqu’un ou quelque chose. », (définitions du TLFI du CNRTL en ligne), si ce n’est que le quelqu’un ou quelque chose, s’agissant du chiffre ou de la représentation chiffrée, est dématérialisé. Ce qui d’après Zizek, correspond à une « spectralisation du fétiche », évolution qu’il considère comme caractéristique de « notre âge postmoderne », sa dématérialisation ne faisant que renforcer son emprise, le transformant ainsi en « un cadre spectral invisible, et de ce fait tout puissant, qui domine nos vies. ». D’après l’auteur, « le paradoxe réside dans le fait qu’avec cette spectralisation du fétiche, avec la désintégration progressive de sa matérialité positive, sa présence n’en devient que plus oppressante et diffuse, comme s’il n’y avait, pour le sujet, aucun moyen d’échapper à son emprise. ». (Slavoj Zizek, 2003, p. 101). Il estime par ailleurs que : « Nous sommes victimes de l’illusion fétichiste quand nous percevons en tant que propriété immédiate « naturelle », de l’objet fétiche ce qui est conféré à cet objet au sein de la structure. » (2003, p. 101).
Tout d’abord cette idée phare est soulignée et expliquée par Anne Maurand-Vallet, à partir des propos d’Edgard Morin :
Edgard Morin indique ainsi (198626) : « lorsque la pensée devient abstraite ou technique, le pouvoir des mots domine, et il refoule, contrôle, atrophie leurs potentialités symboliques ; l’extrême abstraction efface même les mots au profit des symboles mathématiques, qui ne sont en fait que des signes à l’état pur » (p. 157). Cette constatation explique la place prise par les chiffres dans nos sociétés modernes, fondées sur les valeurs liées à la technique et à la science. Dans cet effort d’abstraction valorisé par nos sociétés, les chiffres, en tant que purs symboles, sont une convention sans rapport de proximité physique et sans rapport de ressemblance avec leur objet » (Maurand-Valet, 2011, p. 295).
L’auteur ajoute toutefois que le fait que les hommes cherchent à résumer le monde qui les entoure, en s’appuyant sur les nombres, n’est pas un fait nouveau, elle donne notamment l’exemple de Galilée qui estime que le monde est écrit dans la langue mathématique, ou celui de Platon qui avait dit à peu près la même chose quelques siècles auparavant, ou encore celui de Descartes qui qualifie la mathématique de « la science admirable ». (Maurand-Valet, 2011, p. 295). Toutefois, elle conclut que si, comme le souligne Morin, deux modes de pensée s’opposent :
L’un est basé sur les nombres. Il est celui de la pensée « empirique, technique et rationnelle ». Il est un mode instrumental de connaissance s’exerçant sur les objets du monde extérieur » et « L’autre est basé sur la pensée « symbolique, mythologique et magique » », (Maurand-Vallet, 2011, p. 295), « C’est le premier mode de pensée qui prédomine dans nos sociétés en raison de la place prise par les sciences » (Maurand-Vallet, 2011, p. 296).
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Table des matières
Introduction
Première partie Revue de littérature
1. Définition des concepts constitutifs de notre question
1.1 La déresponsabilisation du manager
1.1.1 Le concept de responsabilité
1.1.2 Le manager responsable
1.1.3 Constats d’une déresponsabilisation du manager
1.2 La représentation chiffrée
1.2.1 Le concept de représentation
1.2.2 La représentation chiffrée
1.3 Conclusion du premier chapitre
2. Comment le concept d’usage privilégié de la représentation chiffrée est-t-il éclairé et justifié par la littérature ?
2.1. Dans quel contexte, cet usage privilégié s’est-il développé ?
2.1.1. Un usage étendu à tous les domaines et allant jusqu’au fétichisme
2.1.2 Un usage issu du monde de l’entreprise vers la société dans son ensemble
2.1.3 Synthèse sur le contexte
2.2 Quelles raisons justifient cet usage privilégié, voire excessif ?
2.2.1 Les propriétés attribuées au chiffre ou les mythes du chiffre
2.2.2 Les usages justifiant la priorité au chiffre
2.2.3 Synthèse sur les raisons justifiant cet usage privilégié du chiffre
2.3 Cet usage privilégié de la représentation chiffrée donne-t-il lieu à une réflexion sur sa construction ?
2.3.1 Une absence de réflexion constatée
2.3.2 Quels facteurs favorisent cette absence de réflexion ?
2.3.3 Synthèse sur un usage privilégié mais sans questionnement quant à sa construction
2.4 Conclusion du second chapitre
3. Justification et clarification de la problématique
3.1 Justification de la problématique
3.1.1 Clarification de la problématique
3.1.2 Que dit la littérature sur cet éventuel lien ?
3.2 Quelles variables explicatives ou éclairages, de ce lien découlent de la revue de littérature
3.2.1 Premier éclairage : l’usage privilégié de la représentation chiffrée légitime UNE représentation de la réalité
3.2.2 Second éclairage : l’usage privilégié de la représentation chiffrée par le manager, l’isole des conséquences de ses actes
3.2.3 Troisième éclairage : L’usage privilégié de la représentation chiffrée par le manager, limite le recours à son propre jugement.
3.2.4 Quatrième éclairage : L’usage privilégié de la représentation chiffrée est susceptible d’instrumentaliser le manager
3.2.5 Cinquième éclairage : L’usage privilégié de la représentation chiffrée a transformé le lien social en entreprise
3.3 Conclusion du troisième chapitre Synthèse de la première partie
Deuxième partie Investigation empirique
4. Design de la recherche et cadrage épistémologique
4.1 De l’identification des variables explicatives au dispositif d’investigation empirique
4.1.1 Objectif de notre recherche
4.1.2 Quelle mise à l’épreuve des éclairages sur le terrain ?
4.2 Démarche de la recherche et positionnement épistémologique
4.2.1 La nature et le recueil des données
4.2.2 Positionnement épistémologique
4.3 Elaboration du dispositif d’investigation empirique
4.3.1 Elaboration du guide d’entretien
4.3.2 Résultats attendus
4.4 Conclusion du quatrième chapitre
5. Mise en œuvre, outils et déploiement de l’investigation empirique
5.1 Déploiement du dispositif
5.1.1 La collecte des données
5.1.2 La retranscription des données
5.2 Méthode d’analyse qualitative des entretiens
5.2.1 Choix de la méthode et des outils
5.2.2 Mise en œuvre de la méthode d’analyse, par ordre chronologique
5.3 Premiers résultats bruts
5.4 Conclusion du cinquième chapitre
6. Analyse des résultats
6.1 Résultats liés à l’analyse de contenu
6.1.1 Source et mode de production de ces résultats
6.1.2 Analyse de contenu par éclairage « toile de fond »
6.1.3 Analyse de contenu par variable explicative
6.1.4 Quel(s) autre(s) éclairage(s) ou variable(s) explicative(s) émergent de l’analyse de contenu ?
6.2 Résultats liés au tableau d’occurrences établi sur Excel
6.2.1 Quelles occurrences ?
6.2.2 Absences de réponses et/ou réponses à côté et/ou ne sait pas
6.2.3 Réactions et attitude face aux questions posées
6.2.4 Synthèse sur le tableau d’occurrences
6.3 Conclusion du sixième chapitre
7. Discussion
7.1 Résultats de l’analyse de contenu liée aux éclairages « toile de fond »
7.1.1 Premier éclairage : le manager utilise la représentation chiffrée sans questionnement sur sa construction.
7.1.2 Second éclairage : l’usage de la représentation chiffrée (sans questionnement) est légitimé par la formation au management.
7.1.3 Eclairages issus du terrain
7.1.4 Synthèse
7.2 Résultats de l’analyse de contenu liée aux cinq variables explicatives issues de nos lectures
7.2.1 Première variable explicative (VE1) : l’usage privilégié de la représentation chiffrée légitime UNE représentation de la réalité
7.2.2 Seconde variable explicative (VE2) : l’usage privilégié de la représentation chiffrée par le manager, l’isole des conséquences de ses actes
7.2.3 Troisième variable explicative (VE3) : L’usage privilégié de la représentation chiffrée par le manager, limite le recours à son propre jugement.
7.2.4 Quatrième variable explicative (VE4) : L’usage privilégié de la représentation chiffrée est susceptible d’instrumentaliser le manager
7.2.5 Cinquième variable explicative (VE5) : l’usage privilégié de la représentation chiffrée a transformé le lien social en entreprise
7.2.6 Synthèse
7.3 Autres résultats et apports
7.3.1 Deux nouvelles variables explicatives
7.3.2 Synthèse sur le ressenti et une prise de distance éventuelle des managers interrogés quant à l’usage privilégié des chiffres dans les organisations
7.3.3 Synthèse
7.4 Conclusion du septième chapitre
Synthèse de la seconde partie et conclusion quant aux résultats de nos travaux
Conclusion
Bibliographie
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