Communication pour le développement et l’intégration sociale de dispositifs : l’évolution des approches

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Le courant alternatif de la communication « participative »

Des années soixante-dix à nos jours, de nombreux chercheurs ont défendu les idées de la communication participative, y compris Rogers lui-même18. Un ouvrage collectif important, l’« Anthologie de la communication pour le changement social » (Gumucio- Dagron et Tufte eds, 2006) intègre la plupart des travaux clés de ce courant, y compris ceux des chercheurs non-anglophones, méconnus antérieurement. On peut également rattâcher à ce courant « alternatif » de la communication participative certains chercheurs critiques français et francophones, tels que Bessette (2004, 2007), Mattelart (2006), Lafrance et Laulan (2006), Kiyindou (2004, 2006, 2010), Missé (2004a, 2004b, 2006) et d’autres.
Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, le courant « alternatif » de la communication participative a émergé sous l’influence de l’école critique néo-marxiste et notamment des théories de la dépendance économique, des théories de l’impérialisme culturel, et de la théorie de la pédagogie critique de Freire (Rogers, 1976 ; Huesca, 2002 ; Singh, 2002 ; Waisbord, 2002 ; Beltran, 2004 ; Roman, 2005 ; Lafrance et Laulan, 2006). Ce sont les experts en communication rurale de l’Amérique latine, Beltran et Diaz Bordenave, qui introduisent et développent le concept de la communication « participative » (Beltran, 1976 ; Diaz Bordenave, 1976). Ce mode de communication se focalise sur l’autodétermination (intra-régionale et/ou locale), ainsi que sur la « participation » des bénéficiaires finaux des programmes d’appui au développement dans l’élaboration des objectifs de ces programmes. Ainsi change le sens de la circulation de l’information : « périphérie vers la périphérie » (Beltran, 1980) et « périphérie vers le centre » (Freire, 1970). Les partisans de cette communication participative insistent sur le fait que les pays en développement et les usagers finaux des programmes d’appui devraient avoir une voix dans les décisions concernant leur propre développement, « le droit de dire leur mot » (« a right to speak a word », Freire, 1970) dans le contexte de l’inégalité des voix et d’accès à la prise des décisions sur le développement. Etant immergés dans leur contexte, les décideurs et les bénéficiaires seraient beaucoup plus familiers avec les problèmes locaux de développement que des experts externes. Finalement, être impliqué dans l’élaboration des objectifs d’un projet ou d’un programme de développement serait beaucoup plus efficace en termes d’« adoption » locale des nouveautés qui en ressortent.
A l’origine de ces arguments est, en grande partie, la théorie de la pédagogie critique de Freire (1970). Ce dernier est considéré comme l’un des précurseurs de la communication participative (Rogers, 1976 ; Huesca, 2002 ; Gumucio-Dagron et Tufte, 2006). La théorie de Freire est basée sur quelques postulats normatifs, essentiellement concernant les modes participatifs de la formation pour adultes. Ainsi, l’interactivité de l’apprentissage présume le passage de la formation ‘monologique’ (« banking ») vers un co-apprentissage ‘dialogique’, une évolution conjointe de l’enseignant-étudiant et de l’étudiant-enseignant. Les bénéficiaires d’aide participent activement à l’élaboration des objectifs du programme, lors des séances d’exploration collective et dialogique des problématiques locales. En plus des influences et des idées critiques sur les « opprimés » et les inégalités structurelles, les fondations paradigmatiques ici sont la recherche-action constructiviste de Lewin et la philosophie pragmatique (comme le notent Cooke, 1997, 1998 ; Huesca, 2002 ; Roman, 2005).
L’essor des travaux critiques en communication pour le développement a également servi d’impulsion aux organisations internationales, et en particulier à l’UNESCO, pour réaliser leurs propres études. L’une des études les plus importantes est le Rapport « Many voices, one world », réalisé par la commission spéciale sous la direction de Mc Bride (UNESCO, 1980). Ce rapport décrit et fait une analyse critique de l’état des choses sur l’arène internationale de la communication. Il donne également des recommandations sur le « nouvel ordre mondial de l’information et de la communication » (NOMIC, inspiré du nouvel ordre économique et des politiques de non-alignement de l’école de « dépendance économique », comme le rappelle Servaes, 1995). Fondamentalement, ce rapport met en lumière les inégalités dans la diffusion de l’information et dans l’accès des pays en développement à la prise des décisions concernant le développement, au niveau supranational (« prise de pouvoir » ou l’« empowerment »)19.

Les modèles de l’approche participative

Le modèle essentiellement utilisé ici est le modèle de la communication participative (Freire, 1970). Freire met en lumière qu’il n’est ni efficace, ni éthique d’éduquer les bénéficiaires d’un programme de façon monologique et unidirectionnelle, sans avoir acquis leurs participation active dès le début. Il appelle cette manière monologique de passer l’information la « méthode de banking », à l’instar de remplissage d’une pièce vide par quelque chose (en l’occurrence, par les nouvelles informations). Freire s’y oppose et propose une façon alternative de communiquer pour le changement, dans une logique de « dialogue » et de l’interaction « en action » : communication participative. Dans ce cadre, le changement se passe en plusieurs étapes, via l’action-communication : (1) observation sur le terrain ; (2) fixation d’une mission critique par l’intervenant ; (3) détection collective et interactive des problématiques du terrain (« contradictions ») ; (4) étude de la conscience des habitants concernant ces dernières – les solutions praticables perçues (la « conscience existante ») et les solutions praticables non perçues (« conscience potentielle ») ; (5) sélection des problématiques à travailler ; (6) « décodage » – explicitation des solutions praticables perçues (« conscience existante ») ; (7) émergence collective et interactive des solutions praticables non perçues – émergence de la « conscience potentielle » ou le processus de la « conscientisation ». Pendant ce processus, l’enseignant-étudiant recueille l’information sur les problématiques (« thèmes » ou « topiques ») sur le terrain, dans des séances de travail collectif avec les bénéficiaires. En procédant ainsi (tout en action, en « praxis »), il fait réveiller la « conscience » des étudiants-enseignants sur leur contexte, les problèmes, les besoins de changement, ainsi que sur leurs capacités et moyens à changer une situation problématique. Ainsi, les bénéficiaires (qu’il appelle « les opprimés ») ont « le droit de dire leur mot » et participent activement à l’élaboration même des objectifs d’un programme ou d’un dispositif d’assistance, dans un contexte local donné. Ici, la vieille méthode de la « pédagogie pour les opprimés » est caractérisée par Freire comme l’« assistanat », l’action « anti-dialogique », « manipulatoire » et « culturellement invasive ». Il y oppose la « pédagogie des/par les opprimés », c’est-à-dire une action « inductive », « dialogique » et « transformatrice » : « Cette vision de l’éducation commence par la conviction qu’elle ne peut pas présenter son propre programme, mais doit rechercher un programme en dialogue avec les gens… C’est à l’individu de se former, plutôt que d’être formé. Problématiser sa vie et se rendre compte qu’il a besoin et la capacité d’atteindre un statut différent. » (p. 124, trad.) Cooke (1997, 1998) observe, que ce modèle de la communication participative pour le changement se base sur la création de la demande (« demand oriented ») et s’inspire de la méthode de la recherche-action de Lewin (1947a et 1947b). Il s’agit du changement par la communication, qui se réalise en trois étapes : 1) « unfreeze » – création de tension, prise de conscience par l’individu que certaines conséquences importantes ne seront pas acquises (si le comportement restera inchangé) ; 2) « change » – changement des idées et du comportement ; et 3) « refreeze » – stabilisation des idées et du comportement nouveau.

La communication convergente

A la vue des divergences discutées plus haut, beaucoup de scientifiques considèrent que ces deux courants de la communication pour le développement sont « des opposés extrêmes » et que le fossé entre eux est définitif. Cependant, d’autres soutiennent que la « dichotomie » entre les modes diffusionniste et participatif serait « fausse » et « le fossé apparent » entre les deux serait « exagéré » (Morris, 2003, p. 138, 141). Les deux modes sont « souvent présentés comme mutuellement exclusifs » (Laverack et al., 1997), alors qu’ils ne seraient pas « des opposés extrêmes » (Morris, 2003). Ainsi, Morris (2003) discute de « la folie d’essayer d’isoler rigidement ces approches l’une de l’autre » (p. 140). D’autres chercheurs estiment qu’il est trop difficile d’opter exclusivement pour l’un ou pour l’autre de ces modes de communication. Durant cette période de « l’impasse épistémologique », un nombre grandissant de théoriciens de la communication et d’experts de terrain soutiennent que « Le changement social est un processus bien plus complexe que les divisions artificielles entre le « top-down » et le « bottom-up » ne le suggéreraient » (Wilkins, 2002, p. 547, trad.).
La conséquence de ces conclusions théoriques et des impératifs pratiques de l’efficacité in les contextes multiples et complexes, – est l’approche émergente dite « combinée », « intégrative » ou « convergente » à la communication pour le développement : « Ce qui commence aussi à émerger, c’est une synthèse des deux…: des politiques néolibérales encourageant les marchés privés… et des designs de communication alternative pour le développement » (Singh, 2002, p. 483, trad.). Ogan et al. (2009) montrent dans leur méta-analyse bibliométrique de la communication pour le développement, que les études utilisant une « combinaison » des paradigmes participatif et diffusionniste représentent 11 % du nombre total d’études entre 1998 et 2007. De plus, 24 % de ces études ne mentionnent pas de paradigme du tout (Ogan et al.op cit.), ce qui supposerait l’utilisation de ‘toutes méthodes’.
Ainsi, la communication « convergente » constituerait effectivement une forte tendance actuelle. Un certain nombre de chercheurs plaident pour la multiplicité des modes de communication pour répondre à la réalité complexe : « paradigme de multiplicité pour les contextes hétérogènes » (Servaes, 1999 ; Servaes et Malikhao, 2008), « approche communicationnelle multipiste » (Mefalopulos, 2008), « cadre multidisciplinaire » et « fondement sur des théories et méthodes interdisciplinaires » (Wilkins, 2002, 2008), « moyens et canaux de communication multiples pour les programmes efficaces » (Hornik 1988 ; Rogers, 1995 ; Waisbord et Deane, 2010). D’autres défendent l’approche de la communication « intégrative » ou « convergente » qui agencerait consciemment les différents cadres théoriques et méthodologiques intellectuels. Ainsi, Laverock et al. (1997, p. 26, trad.) soutiennent qu’une « stratégie convenable pour beaucoup de programmes sera probablement un mélange pragmatique des deux approches ». Singh (2002) appelle à une « position du juste milieu » entre la logique de « demande des groupes d’utilisateurs » et la logique d’« offre fournie par le gouvernement » : dans cette optique, l’état, les entreprises et la société civile « se réuniraient pour forger le consensus sur les politiques d’information mutuellement favorables » (p. 492). Morris (2003), Roman (2005) discutent de « l’orientation pratique » et de « la convergence intellectuelle ». Globalement, les partisans de l’approche convergente argumentent en faveur de l’utilisation de l’une ou de l’autre combinaison des méthodes de communication participative et persuasive, qui se baserait principalement sur un critère : les résultats du programme. En d’autres termes, la priorité est donnée à l’orientation pragmatique de résolution de problème (Kaplùn, 1989 cité in Huesca, 2002 ; Hornik, 1988 ; Rogers, 1995 ; Laverack et al.1997 ; Melkote, 2002 ; Roman, 2005 ; Huesca, 2002). Snyder (2002) note à cet égard que C4D devrait être « coordonnée en transversal selon des problèmes qui partagent des buts communs de comportement » (p. 473). Wilkins (2002) argumente pour la « C4D projective orientée problème » qui constituerait « un pont entre la théorie et la pratique, dans un effort d’engagement dans le changement social stratégique » (p. 546).

Le dialogue et la communication convergente en tant que cadre normatif de la communication pour le développement

Posons les postulats principaux des courants antagonistes décrits ci-dessus et leurs approches respectives à l’intégration des nouveautés. Généralement, on s’accorde sur le fait qu’il existe deux courants antagonistes (‘dominant’ et ‘alternatif’), englobant trois grandes approches à la communication pour le développement (Mody, 2002 ; Melkote, 2002 ; Morris, 2003 ; Bessette, 2004 ; Roman, 2005 ; Mefalopulos, 2008 ; Wilkins, 2008) : 1) le courant ‘dominant’ et son approche par la diffusion ; 2) le courant alternatif, – l’approche « critique » ; 3) le courant alternatif, – l’approche par la « participation ». 1) L’approche paradigmatique « diffusionniste » dominante – est appelée également « modernisation » (Melkote, 2002), « diffusion » (Morris, 2003), « promoteurs de technologies et des messages » (Mody, 2002), « influence » (Roman, 2005), « persuasion » ou « marketing social» (Steeves, 2002). Cette approche persuasive a pour but essentiel le changement des comportements, mais aussi des facteurs structurels et institutionnels. 2) L’approche alternative « critique » – est appelée également « empowerment » (Melkote, 2002 ; Roman, 2005), « movement UNESCO » (Servaes, 1995), approche par les « inégalités » (Morris, 2003), « structures de pouvoir » (Mody, 2002) ; « resistance collective » (Steeves, 2002). Cette approche politico-idéologique lutte principalement contre les inégalités structurelles (pouvoirs et droits inégaux, emprise culturelle…) et vise surtout les changements structurels et institutionnels au niveau macro et supranational. 3) L’approche alternative par la « participation » (Melkote, 2002 ; Mody, 2002 ; Morris, 2003 ; Roman, 2005 ; Dargon et Tufte, 2006 ; Wilkins, 2008) renverse le sens de communication du « top-down » vers le « down-top » (Waisbord, 2002). La communication participative suscite des changements individuels (mais aussi structurels) initiés de l’intérieur, de par la participation des bénéficiaires à l’élaboration des objectifs et des dispositifs. Nous présentons ces principaux postulats dans une grille de synthèse cidessous.

L’interaction sociotechnique

Cependant, on s’est vite rendu compte de certaines limites de cette conception de la sociologie des usages. L’autonomie sociale des usagers n’est pas sans limites (Jouët, 1993, 2000 ; Jauréguiberry, 2008) : « l’usager construit ses usages selon ses sources d’intérêt…, mais quand même dans les limites des possibles… la plasticité des usages n’est pas infinie » (Jouët, 2000, p. 502). Il faut éviter le piège du déterminisme social, car l’empreinte technique sur le social existe (Jouët, 2000 ; Bajolet, 2005). La technique et le social ne s’opposent pas, il y a des rapports d’interaction entre l’offre technique et le corpus social à tous les niveaux de vie d’une innovation (Flichy, 1994, 2008 ; Jauréguiberry, 2008).
Ainsi, dès le début des années 90, on pose les fondements « contre la séparation radicale entre la technique et la société » (Flichy, 1994) et pour une « approche interactive technico-sociale », une « complexité d’interpénétration » (Mercier, 1993 ; Bardini, 1993, Millerand, 1998). Plusieurs théories sociologiques des techniques vont influencer cette tendance d’interactionnisme socio-technique dans la co-construction de l’innovation. Il s’agit des théories de la traduction, de la sociopolitique des usages, et de la théorie de l’innovation.

Les théories des usages sous le prisme d’interaction sociotechnique

Ainsi, le domaine des usages des TICs rejette aujourd’hui le déterminisme technique, mais aussi le déterminisme social, en acceptant l’idée que l’autonomie sociale n’est pas sans limite et qu’il existe néanmoins un poids technique, une « empreinte technique » sur le social (Jouët, 1987, 1992, 1993 ; Bajolet, 2005 ; Proulx, 2015 ; Badillo et Pélissier, 2015 ; Coutant, 2015). Il y a donc une co-existence du fonctionnement technique et de la « subjectivation » dans l’usage (Jouët, 1989, p. 375) : « La co-existence de la rationalité opératoire et de la personnalisation semble de fait commune aux divers usages des nouvelles techniques ». Il s’agit désormais d’étudier les usages dans le cadre de « l’interaction socio-technique » ou de la « double médiation de la technique et du social », cette dernière étant réactualisée à l’ère des usages numériques (Jouët, 1992, 1993, 2000 ; Massit-Folléa, 2002 ; Mattelart et Mattelart, 2004 ; Bajolet, 2005 ; Proulx, 2015 ; Badillo et Pélissier, 2015 ; Coutant, 2015). Celle-ci est « abordée de diverses manières, selon les approches » (Jouët, 1993, p. 373 ; Coutant, 2015).
Dans ce sens, pour Massit-Folléa (2002), la technique est un construit social et l’innovation est un continuum non linéaire et itératif « conception – expérimentation –adoption – banalisation ». Jouët (1993, p. 375) résume peut-être le mieux ce point de vue : « Face au modèle techniciste, le social se rebiffe et se manifeste dans des pratiques novatrices qui agissent en retour sur la configuration sociotechnique. Face au modèle sociétal, la technique montre son emprise sur les modalités de l’action. La construction de l’usage social de ces techniques repose sur les processus complexes de rencontre entre l’innovation technique et l’innovation sociale. Il se produit une relation dialectique entre ces deux pôles, qui, en raison de la nouveauté des pratiques, demeure encore largement méconnue mais qui ouvre un champ particulièrement prometteur à la recherche ». Pasquienséguy (2006, 2007), Proulx (2008, 2015), Badillo et Pélissier (2015), Coutant (2015), pour ne citer qu’eux, mettent à jour les tensions et les interactions socio-techniques dans la société informationnelle et numérique d’aujourd’hui, tout en mettant en lumière le rôle prépondérant de « l’usager ». Il en ressort entre autres que, malgré les bouleversements techniques permanents de l’époque, la constante des usages de TIC viendrait de « la communication, et de sa médiation et non de la technique instable » puisque « les machines changent, les médiations restent » (Paquienséguy, 2007, p. 9 citant Boullier, 2001). Il serait alors « plus fécond d’étudier dans sa transversalité “le rapport usuel aux objets techniques” (Proulx, 2000) en partant des pratiques communicationnelles des individus » (Paquienséguy, 2007, p. 9) ; d’étudier « non plus “ce que les gens font des objets techniques”… mais “ce que les gens font [tout court]” … La technologie devient une dimension de l’écologie humaine et sociale parmi d’autres.» (Proulx, 2015, p. 5).
Cette nouvelle conception interactionnelle usages – technique à tous les niveaux de vie de l’innovation (y compris sa conception), suppose un certain pluralisme disciplinaire et méthodologique. La pluridisciplinarité du champ des usages est soulignée par de nombreux auteurs, dont Jouët (1993, 2000), Massit-Folléa (2002), Bajolet (2005), Proulx (2005, 2008, 2015), Flichy (2008), Miège (2005, 2008). Jouët (1993, 2000) décrit le champ des usages comme « interdisciplinaire » : les théories de la traduction et de l’innovation couvrant l’amont du champ des usages ; et la sociologie des usages – son aval. Massit-Folléa (2002) discute également de la sociologie des usages en tant que « non pas un champ de recherche, mais une préoccupation interdisciplinaire » de la sociologie des techniques, celle de la communication et des modes de vie. Proulx (2005), quant à lui, identifie identifie cinq courants à considérer Dans l’étude des usages : le courant de la diffusion sociale de l’innovation ; le courant de la traduction et de l’innovation ; des significations d’usage ; de l’action située et de la cognition distribuée ; de la sociopolitique des usages. Flichy (2008) observe que les « usages ne peuvent être étudiés qu’à la frontière de plusieurs champs » : ceux de la sociologie des techniques, de la sociologie des médias (réceptions, uses et gratifications), de l’intégration des TICs en sciences de la communication.
Partiellement dû à ce caractère interdisciplinaire, partiellement à cause de sa posture d’emblée critique et relativiste, le domaine des usages est également caractérisé par son pluralisme épistémologique et méthodologique (Mallein et Toussaint, 1992 ; Millerand, 1998 ; Jouët, 2000 ; Massit-Folléa, 2002 ; Breton et Proulx, 2002 ; Proulx, 2008, 2015). Ainsi, Mallein et Toussaint (1992) discutent des méthodologies micro et qualitatives ; Massit-Folléa, (2002) parle des méthodes ethnographiques et constructives, quantitatives et qualitatives, micro et macro ; Jouët (1993) mentionne les études ethnographiques et sociolinguistiques ; Proulx (2008, 2015) discute de la pluralité des postures épistémologiques incluant le constructivisme critique, la sociologie des interdépendances larges, la pragmatique, la construction du second degré, le pragmatisme ethnométhodologique.

La temporalité lente de l’intégration sociale

Un grand nombre de travaux montrent que la temporalité de l’intégration sociale et de l’acculturation est beaucoup plus lente que le temps de la conception des innovations (Laulan, 1986 ; Perriault, 1989 ; Mercier, 1993 ; Scardigli, 1992 ; Chambat, 1994 ; Flichy, 1994, 1995 ; Stiegler, 1997 ; Jouët, 2000 ; Bajolet, 2005 ; Badillo, 2008b). L’usage s’élabore dans le temps, car il se heurte aux résistances du corpus social et au poids des habitudes, des nonusages, des détours et des écueils (Laulan, 1986 ; Perriault, 1989). Il y a de l’inertie inhérente sociale face au changement (Stiegler, 1997).
Certains auteurs se sont également attachés à distinguer les phases de ce processus temporel de l’intégration sociale des nouvelles techniques. Ainsi, Jouët (2000) résume l’analyse de Toussaint (1992a, 1992b) en explicitant les quatre phases de l’intégration : l’adoption, la découverte, l’apprentissage et la banalisation de la technique par les usagers.
Breton et Proulx (2002) précisent que la phase de l’adoption précède celle de l’usage : elle se situe « en aval de l’objet et en amont de l’usage effectif ». Dans la théorie de Rogers, d’ailleurs, la phase de l’usage correspondrait à « l’implémentation » ; cependant, Breton et Proulx (2002) voient cette dernière plutôt comme « l’essai pour usage », tandis que l’usage s’opèrerait sur une période plus longue.

L’insertion dans le préexistant

Toujours au niveau temporel, il a été établi, que les nouveaux usages tentent de s’inscrire dans les pratiques et les usages préexistants, au lieu de les remplacer. Les pratiques préexistantes déterminent l’adoption et l’insertion du nouveau dispositif (Perriault, 1989 ; Mallein et Toussaint, 1992, 1994 ; Jouët, 1993, 2000 ; Flichy, 1995 ; Bajolet, 2005). Le nouveau dispositif trouve sa « niche » (Perriault, 1989) par sa « pertinence » et son « pouvoir de se greffer à l’existant » ; et cette « reproduction des usages préexistants au début de la diffusion » détermine la réussite/l’échec de son inscription sociale et son acculturation (Mercier, 1993, pp. 332-3). Il s’agit d’« attribuer à l’objet inconnu les propriétés d’objets déjà connus » (Boullier, 1984, p. 82, cité in Bajolet, 2005) ; de faire du « bricolage postmoderne », consistant en « un mélange entre les dispositifs hypermodernes et positions archaïques » (Guillaume, 1987, p. 375). Toussaint (1992), Mallein et Toussaint (1994) montrent qu’à chaque phase de la construction d’usage, a lieu une composition entre l’objet / l’usage nouveau et les pratiques antérieures : « L’apparition de nouvelles pratiques se greffe sur le passé, sur des routines, sur des survivances culturelles qui perdurent et continuent à se transmettre bien au-delà de leur apparition. » (Mallein et Toussaint, 1994, p. 317). Mallein et Toussaint (1994) posent ce processus comme un des axes principaux de la rationalité « sociotechnique » : « l’évolution » des pratiques, par opposition à la « révolution » où l’on tenterait de remplacer les anciennes pratiques par des nouvelles.
L’objet technique s’inscrit également dans les ensembles et les systèmes d’objets existants, suivant une logique d’« hybridation » plutôt qu’une logique de « substitution » (Mallein et Toussaint, 1994). Cette complémentarité entre les nouveaux et anciens appareils dans le cadre des usages quotidiens est observée et soutenue par de nombreux auteurs (Toussaint, 1992 ; Boullier, 1984, 1992 ; De Gournay, 1992 ; Hert, 1999 ; Jouët, 2000 ; Bajolet, 2005).
Par ailleurs, Pronovost (1994, cité in Millerand 1999) défend l’idée de la structuration des rapports au temps dans un « continuum historique » et des rapports à l’espace dans un « continuum  empirique » ; ces deux continuums englobés dans un « continuum de pratiques ».

La subjectivation créative de l’usage : l’appropriation « empirique »

Outre l’intégration lente et l’insertion dans le préexistant, les chercheurs ont observé d’autres phénomènes de la subjectivation des usages des nouveaux outils. D’un côté, dans leur effort d’inscrire la nouvelle technique dans leur quotidienneté, les usagers entrent dans une logique de « banalisation » de la nouveauté (Toussaint, 1992 ; Mallein et Toussaint, 1992 ; Mallein et Toussaint, 1994). C’est un processus de renversement de la logique d’idéalisation (Mallein et Toussaint, 1994), – la « domestication » (Toussaint, 1992), le « désenchantement » (Scardigli, 1994) de la technique. On y passe des attentes « idéalisées » (utopiques et remplies de l’imaginaire parfois fantasque) à l’usage de la technique dans la quotidienneté subjective et contextualisée : la découverte des fonctions réelles, des limites et des contraintes ; la « consommation banale » (Toussaint, 1992 ; Mallein et Toussaint, 1994). Chambat (1994, p. 262) parle également des phantasmes et des stratégies du lancement qui sont mis à l’épreuve des premiers usages réels inscrits dans le quotidien préexistant, avant que ce processus puisse dériver vers un éventuel changement social à long terme. Un autre aspect de la subjectivation de la technique, et pas des moindres, est la ré-invention créative des usages. L’oeuvre de De Certeau (1980) marque le début de la prise de conscience que les usagers jouent le rôle de récréateurs « actifs » et non plus celui de récepteurs passifs de l’offre technique (Mallein et Toussaint, 1994 ; Breton et Proulx, 2002). Ainsi, l’usager peut se « conformer » à l’usage prescrit (l’usage, qui sera de toute manière individualisé et contextuel par rapport à l’individu, sa situation d’usage et son environnement). Il peut également « rejeter » et abandonner l’usage de la technique autant en amont de l’adoption, qu’en aval. En enfin, il peut aussi réinventer l’usage de la technique à son gré, en « détournant » ses fonctions et ses finalités initiales, prescrites par les concepteurs (Laulan, 1986 ; Perriault, 1989 ; Mallein et Toussaint, 1992, 1994 ; Jouët, 1993, 2000 ; Chambat et Massit-Folléa, 1997 ; De Saint-Laurent, 1997 ; Roche, 1998 ; Millerand, 1999, 2002, 2003 ; Bajolet, 2005).

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
0.1. La communication stratégique des dispositifs d’appui au développement
0.2. La problématique de l’intégration sociale de nouveaux dispositifs et le « besoin de
comprendre l’usager »
0.3. Le plan de l’étude
0.4. La thèse défendue
PARTIE I. COMMUNICATION POUR LE DEVELOPPEMENT ET L’INTEGRATION SOCIALE DE NOUVEAUX DISPOSITIFS. LE ROLE DE LA VALEUR PERÇUE D’USAGE
CHAPITRE 1. COMMUNICATION POUR LE DEVELOPPEMENT ET L’INTEGRATION SOCIALE DE NOUVEAUX DISPOSITIFS
1.1. Communication pour le développement et l’intégration sociale de dispositifs : l’évolution des approches
1.2. Les approches et les modèles de la communication pour le développement aujourd’hui
1.3. Communication pour le développement : l’analyse critique des approches et des modèles de l’intégration sociale des dispositifs d’appui
Conclusion du 1er Chapitre
CHAPITRE 2. « TECHNIQUES ET USAGES » : L’INSERTION SOCIALE DES INNOVATIONS. QUEL ROLE POUR LA VALEUR PERÇUE D’USAGE ?
2.1. L’évolution des approches dans les théories des usages
2.2. L’intégration sociale des innovations dans les théories des usages : de l’adoption à l’appropriation dans l’usage
2.3. Analyse et discussion. L’intégration mentale de dispositifs par leur sens projectif d’usage : les représentations, l’imaginaire et… la valeur perçue d’usage ?
Conclusion du 2ème Chapitre
PARTIE II. LA VALEUR PERÇUE D’USAGE ET SA FORMATION
CHAPITRE 3. LA VALEUR PERÇUE D’USAGE ET SA FORMATION
3.1. Les fondements économiques et psychologiques de la valeur perçue et de la valorisation
3.2. Les approches et les modèles en sciences de gestion et en comportement du consommateur
Conclusion du 3ème Chapitre
Sommaire
CHAPITRE 4. LA VALEUR PERÇUE D’USAGE ET L’INTEGRATION DES INNOVATIONS : L’ANALYSE CRITIQUE ET UN PREMIER CANEVAS THEORIQUE
4.1. Observation 1. Valeur perçue d’usage : une grandeur (« to value ») ou une nature (« a value ») ?
4.2. Observation 2. Valeur perçue d’usage « désirable » ou « désiré » ?
4.3. Observation 3. Sur la formation de la valeur perçue d’usage en nature et en intensité : le mécanisme de la tension ?
4.4. La formation de la valeur perçue d’usage et son rôle : le premier canevas théorique
Conclusion du 4ème Chapitre
PARTIE III. L’ETUDE EMPIRIQUE. LA VALEUR PERÇUE D’USAGE ET L’INTEGRATION SOCIALE DE NOUVEAUX DISPOSITIFS D’APPUI A LA PETITE ET MOYENNE ENTREPRISE AU TURKMENISTAN
CHAPITRE 5. LE CONTEXTE ET LES CONDITIONS DE L’ENQUETE EMPIRIQUE : LE PROJET EDP-USAID AU TURKMENISTAN ET SON DISPOSITIF « BAS »
5.1. Le contexte : le secteur de l’appui à la Petite et moyenne entreprise au Turkménistan, Asie centrale
5.2. Le site d’observation : le Projet d’appui à l’entreprise EDP-USAID et son dispositif d’Accompagnement et de conseil aux entreprises « BAS »
5.3. L’enquête empirique en deux phases : les conditions d’accès au terrain Conclusion du 5ème Chapitre
CHAPITRE 6. LE CADRE EPISTEMO-METHODOLOGIQUE ET LA MISE EN OEUVRE DE L’ETUDE
6.1. Le positionnement épistémologique et méthodologique
6.2. Les méthodes de collecte et d’analyse des données
6.3. Les questions de la fiabilité et de la validité
Conclusion du 6ème chapitre
CHAPITRE 7. LE BILAN THEMATIQUE DES RESULTATS, LA DISCUSSION ET LA MODELISATION
7.1. Le rôle de la valeur perçue d’usage dans l’intégration sociale de nouveaux dispositifs d’appui par les entreprises – usagers
7.2. La valeur perçue d’usage de dispositifs d’appui à la Petite et moyenne entreprise : la composition et la signification
7.3. La formation de la valeur perçue d’usage en intensité : le mécanisme de la tension motivationnelle et ses composants
7.4 Les facteurs modérateurs
7.5. La discussion des résultats, les implications théoriques et pratiques. La modélisation
Conclusion du 7ème Chapitre
CONCLUSION GENERALE
8.1 Les résultats de la recherche
8.2. Les apports théoriques, méthodologiques et pratiques de la recherche
8.3. Les limites et les perspectives
BIBLIOGRAPHIE

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