Phénomènes retenus et problématiques
Dans l’exemple reconstruit donné plus haut de la personne qui me demande mon sujet de thèse, une forme séquentielle est apparente : une question, une réponse, un «d’accord». Trois temps. Voilà aussi une forme que l’on observe dans nombre de situations. Dans les appels au 15 j’ai observé que celle-ci apparaissait très régulièrement. Seulement, elle n’apparaît pas selon n’importe quelle distribution des rôles : la permanencière pose une question, l’appelant répond, la permanencière produit un «d’accord» (ou parfois quelque chose qui semble équivalent), repose une question ou fproduit une évaluation, annonce une décision, etc. Une autre distribution est extrêmement rare.
Cette prescription apparaît comme la démonstration de l’accomplissement local d’identités, celle de la permanencière dont on attend qu’elle pose des questions, prenne une décision, puisse poser une seconde question après en avoir posé une première ; et celle de l’informateur – qu’il soit un particulier appelant le 15 pour la première fois, ou un pompier qui appelle plusieurs fois par jour – qui répond aux questions et, sauf indication particulière, attend la prochaine action / question de la permanencière. L’alignement sur ces identités est si bien partagé, qu’un silence peut cohabiter entre la réponse de l’appelant et le «d’accord» réceptionnant cette réponse, et entre le «d’accord» et la prochaine action de la permanencière. Et ces silences ne posent généralement pas de problème pour les participants, ils n’exigent pas de justification particulière. Nous nous sommes fixés sur ces trois phénomènes : la récurrence du «d’accord», la récurrence d’un format séquentiel ternaire, la récurrence d’espaces sans parole dans cette forme ternaire. Voici deux extraits exemplaires. Dans le premier seul l’échange parlé est transcrit alors que dans le second il s’agit d’une transcription mulimodale :
(1)FAE_ 120109_7h13_Part
(45’’_wav)
49 PAR: est ce qu’il a chaud il est pâle avec des
50 : sueurs/
51 APP: euh oui il est pâle
52 PAR: d’accord\ (..) elle irradie la douleur/
(2)220409_18h49_Pom
(1’25_Montage)
73 PAR: euh: diabétique insulino dépendant/
74 : (0.5s)
75 POM: ouais insulino #dépendante ouais\
par: #DID/———->
76 : (0.3s)
77 PAR: d:’a#ccord\
par: —>#
78 : (0.3s)
79 PAR: tu n’as pas d’dextro disponible/
Le premier extrait est issu d’un appel avec un particulier (APP) qui fait l’intermédiaire entre son mari malade et la permanencière (PAR) ; et dans le second c’est un pompier (POM) qui appelle. Les deux extraits présentent une structure séquentielle analogue à savoir une forme ternaire composée d’une question posée par les permanenciers, une réponse fournie par l’appelant à la suite de laquelle les permanenciers produisent un «d’accord». Dans les deux extraits, cet item ratifie la clôture de la paire adjacente, accomplissant ce que Schegloff (2007: chap9) appelle un sequence-closing third. Cette expansion minimale est construite en tant que troisième tour et accomplit une tâche interactionnelle montrant qu’une étape est à terme, et qu’on peut passer à autre chose, en l’occurrence une question plus ou moins éloignée thématiquement de la question précédente.
De plus, on peut distinguer le second extrait du premier par la pause (ext 2, L76) qui sépare la réponse de l’appelant (L75) de la marque de réception clôturante produite par le permanencier (L77). Cette pause est occupée par une activité informatique où le permanencier tape au clavier une version compressée de l’information sollicitée et confirmée dans et par la paire Question-Réponse («DID» pour «diabétique insulino dépendant»). L’émergence du «d’accord» est manifestement temporellement liée à la complétude de l’inscription de l’item DID. Cet extrait (2) illustre que les permanenciers (ou «Parms») sont engagés à la fois dans des interactions sociales et dans des interactions avec un dispositif informatique, et qu’un aspect de leurs compétences consiste à assembler ces deux interactions. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas d’un assemblage au sens stricte : il ne s’agit pas d’avoir des compétences relevant de connaissances médicales, de savoir-faire conversationnels d’un côté, et de compétences dans l’utilisation de l’outil informatique de l’autre, mais de les intégrer dans un même événement où l’urgence médicale potentielle est en ligne de fond.
Sources constituantes
Plusieurs sources de lectures ont donné l’impulsion à ce travail et l’ont amené dans certaines directions. Tout d’abord la littérature sur l’analyse conversationnelle (Sacks, 1992 ; Sacks et al. 1974 ; Sacks & Schegloff, 1973 ; Schegloff, 2007 ; Atkinson & Heritage, 1984) que j’ai découverte en Maîtrise grâce à Luca Greco et Patrick Renaud, et que j’ai très vite adoptée pour élaborer mes outils d’analyses des interactions sociales. Pendantes à cette littérature, les lectures en ethnométhodologie de Garfinkel (1967, 2001), ou encore de Sudnow (1978), m’ont permis d’asseoir une mentalité dans l’analyse basée sur la descriptibilité et la justifiabilité (normative, morale) des actions, et une certaine approche de l’ethnographie. Le plaisir à lire les descriptions de scènes chez Goffman (1961, 1973, 1981), Malinowski (1935), Levi-Strauss (1955), je l’ai aussi eu dans d’autres domaines : l’oeil perçant et la vision esthétique du quotidien de Joyce (1982) dans ses Épiphanies (1901-04), ou encore Valery (2000) dans ses immenses Cahiers (1894-1945).
Pour cette étude plus spécifiquement, le recueil de Drew et Heritage (1992) sur la parole au travail a constitué une des premières entrées ; ensuite la littérature sur les appels aux urgences (Whalen et al., [1986] 1992 ; Zimmerman, 1992 ; Whalen & Zimmerman, 1990, 2005 ; Fele, 2006, 2008 ; Greco, 2002, 2004). De plus, je me suis intéressé à l’ancrage des pratiques langagières dans l’accomplissement d’activités ou d’événements (Wittgenstein,[1934-5] 1996 ; Hymes, 1972 ; Levinson, [1979] 1992; Goffman, [1981] 1987 ; Goodwin, M.H., 1990 ; Capps & Ochs, 2001) ainsi qu’à la problématique de l’imbrication, de l’assemblage de la multiactivité (Goodwin, 1984 ; Goodwin & Goodwin, 1996 ; Heath & Hindmarsch, 2000 ; Mondada, 2006a, 2008b ; Licoppe & Relieu, 2005). Enfin, je n’oublie pas le regard des acteurs eux-mêmes du Samu de Versailles, permanencières et permanenciers, médecins, ambulanciers qui m’ont aussi appris à lire leurs pratiques et à comprendre leur quotidien au travail.
Dans un premier temps (partie 2) je présenterai le terrain de recherche. Je donne des indications sur le fonctionnement du Centre de Réception et de Régulation des appels au 15 (CRRA-15) du Samu de Versailles, en me basant sur des entretiens, des discussions plus informelles, des notes (2.2. et 2.4.). Je m’intéresse notamment à la division du travail, à l’espace, au logiciel informatique utilisé quotidiennement. J’ai fait le choix de laisser le plus possible «parler les acteurs» dans cette partie. J’essaye de plus, de retracer mon installation, mes premiers questionnements, et la mise en place progressive du dispositif de collecte des données (2.3.). Je donne également un aperçu de l’allure générale des appels et examine le terme «patient» en tant que catégorie émergente (2.5.). Avec cette partie, je souhaite d’une part rendre compte de mon expérience d’entrée et d’intégration sur un terrain composé de personnes très accueillantes et bienveillantes, mais ne pouvant s’appréhender confortablement en quelques jours. D’autre part cette partie a pour objectif de familiariser le lecteur avec certains aspects déterminant de l’organisation sociale du travail, de le familiariser avec l’univers lexical de la régulation (vocabulaire médical, logistique), rendant l’appréhension des analyses plus confortable.
Observations liminaires et hypothèses génériques
Dans cette section nous proposons une revue d’observations simples, voire naïves, qui ont déclenchées l’organisation de cette étude.
Obs 1 : les participants au téléphone sont orientés sur le partage d’informations. Ces informations portent au moins sur la description du problème médical et sur la personne concernée par ce problème. La description du problème peut porter par exemple sur la localisation d’une douleur, le niveau d’inconscience, la taille d’une plaie. Les informations sur la personne concernent l’âge, le sexe, le nom et prénom, l’adresse.
Obs 2 : pour échanger ces informations il y a deux grands cas de figure, qui sont liés à la catégorie d’appelant. Soit il s’agit d’un particulier, et les participants s’orientent dans une série interrogative placée entre la présentation liminaire du problème produite par l’appelant au début de l’appel, et une décision, par exemple d’envoyer des secours, formulée par la permanencière. Soit il s’agit d’un pompier, et les participants s’orientent sur l’enregistrement d’un Bilan. Le pompier fournit un compte rendu d’intervention à la permanencière : il présente la personne et le problème médical, délivre des mesures (pouls, tension, etc). Dans ce cas, la majeure partie du temps, c’est le pompier qui fournit des informations sans que la permanencière ne produise de questions. Mais il peut arriver qu’elle en pose.
Hypothèse 1 : la catégorie d’appelant est une ressource pour organiser l’activité de récolte d’informations.
Obs 3 : dans le cas des appels avec les particuliers, les séries interrogatives sont régulièrement structurées de façon ternaire. C’est-à-dire qu’une réponse de l’appelant à une question de la permanencière est régulièrement suivie d’un «d’accord» puis d’une nouvelle question de la permanencière. Parfois il semble que la deuxième question ne soit pas thématiquement liée à la première, parfois il semble que la permanencière reformule la première question, montre que la réponse n’est pas complète, demande une spécification.
Hypothèse 2 : les participants structurent la récolte d’informations en établissant des frontières entre une séquence Question-Réponse (Q-R) et une autre. Ils exhibent que quelque chose a été accompli dans cette première paire, et garantissent une transition vers une nouvelle paire. Le «d’accord» sert de ressource pour montrer un accomplissement suffisant ou insuffisant du point de vue de l’information, ou de la caractérisation recherchées.
Obs 4 : dans le cas des appels avec les pompiers, lorsqu’il émerge une question au cours du compte rendu fourni par le pompier, la réponse est régulièrement suivie d’un «d’accord» lequel n’est pas suivi d’une nouvelle question, mais d’un tour du pompier. Autrement dit, le pompier fournit un compte rendu, la permanencière écoute et fournit des signes minimaux d’attention, puis à un moment donné pose une question. Le pompier y répond, la permanencière produit un «d’accord», le pompier reprend son compte rendu.
Hypothèse 3 : les participants établissent des frontières entre un type d’alternance de tour et un autre, pour régler un problème sur la récolte d’informations. Le «d’accord» constitue une ressource pour assurer la transition entre les deux types d’alternance de tours.
Obs 5 : dans les interrogatoires avec les particuliers, il arrive qu’au lieu d’observer un «d’accord» entre chaque séquence Q-R, nous l’observions après plusieurs de ces séquences.
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Table des matières
PREMIÈRE PARTIE – INTRODUCTIONS
1.1. Introduction générale
1.1.1.Préambule
1.1.2. Phénomènes retenus et problématiques
1.1.3. Sources constituantes
1.1.4. Plan
1.2. Observations liminaires et hypothèses génériques
1.3. Les objectifs
DEUXIEME PARTIE – LE TERRAIN DE RECHERCHE ET LES DONNEES
2.1. Introduction
2.2. Présentation générale : la régulation des appels médicaux, le CRRA-15 au Centre Hospitalier de Versailles
2.3. Historique de l’accès au terrain et avancées : du stagiaire linguiste au chercheur
2.3.1. Premiers rendez-vous
2.3.2. Arrivée sur les lieux, « où me mets-je»
2.3.3. Enregistrer, regarder, écouter : première phase ethnographique
2.3.4. Premiers questionnements et la question des données
2.3.5. Enregistrer : retour sur le terrain
2.3.5.i. Dispositif
2.3.5.ii. Restriction du champ
2.4. La salle de régulation
2.4.1. L’espace
2.4.2. Les Parms et le binôme Parm-médecin régulateur
2.4.3. Le poste de Parm, présentation du logiciel APPLISAMU©
2.5. Les appels au 15
2.5.1. Structure générale des appels
2.5.1.i. Les appels de particuliers
2.5.1.ii. Les appels-bilans
Coda
2.5.2. Patient appears on cue : l’entrée en scène du malade, l’émergence de la catégorie «Patient»
2.5.2.i. Le malade comme objet de discours
Les appels de pompiers
Les appels de particuliers
2.5.2.ii. Le malade comme participant
Un informateur de première main
La consultation à distance à l’aide d’un tiers
2.5.2.iii. Le Patient comme catégorie
2.5.2.iv. Récapitulatif
2.6. Les données et le corpus
2.6.1. Quelques chiffres
2.6.2. Transcrire à partir de données multi-sources
2.6.2.i. Le montage
2.6.2.ii. La transcription
TROISIÈME PARTIE – OUTILS METHODOLOGIQUES ET THEORIQUES
3.1. Introduction
3.2. L’ordre de l’interaction chez Goffman
3.2.1. La situation et l’interaction
3.2.2. L’ordre de l’interaction
3.2.3. Pour conclure
3.3. L’ethnométhodologie : descriptibilité et ethnométhodes
3.3.1. Présentation générale
3.3.2. L’analyse des actions sociales selon l’ethnométhodologie
3.4. The talk itself was the action : l’analyse conversationnelle
3.4.1. Présentation générale
Quelques points méthodologiques pour conclure
3.4.2. Analyse conversationnelle et téléphone
3.4.3. Analyse conversationnelle et linguistique
3.5. Paroles au / comme travail et multiactivité, de l’usage de la vidéo
Appréhender des univers complexes, utilisation de la vidéo
Le réseau précurseur Langage & Travail
Coda
3.6. Perspectives sur le contexte (1) : Analyse conversationnelle et ethnographie
3.6.1. Introduction
3.6.2. Documenter des formes régulières
3.6.3 . La pertinence et la conséquentialité procédurale
3.6.4. Quel contexte ?
3.6.5. Dialogue entre ethnographie et AC
pré-cloture : deux exemples
3.6.6. Récapitulatif
3.7. Perspectives sur le contexte (2) : deux traits spécifiques aux appels au 15
3.7.1. Appeler le 15 : l’orientation des participants vers l’institutionalité
3.7.1.i. La caractère compressé et spécialisé des ouvertures
3.7.1.ii.La relation de service : structuration générale de l’interaction, et format en trois temps
3.7.2. L’urgence médicale : un problème spécifique des appels au 15
3.7.2.i. L’urgence comme collection de catégories
3.7.2.ii. Urgence et division du travail : la preuve par click, un cas singulier
3.7.3. Bilan
3.8. Les unités d’analyses : dimensions indexicale et réflexive des actions
3.8.1. Le «d’accord» au sein d’un tour de parole
3.8.2. La séquence
3.8.3. Une unité pour analyser la complexité
3.8.3.i.La notion de système
3.8.3.ii. Un modèle écologique de l’activité
3.8.3.iii. Le système d’activité situé
3.8.3.iv. Bilan : la récolte d’informations comme (micro) système d’activité situé
3.8.4. Récapitulatif
QUATRIEME PARTIE – ANALYSES –
4.1. Introduction
4.1.1. Le «d’accord» comme marqueur : quelques éléments bibliographiques.
4.1.2. Précisions sur notre approche
4.1.3. La mise en collection, quelques réflexions
4.1.4. Présentation des collections
4.2. Accomplir une clôture
4.2.1. Clôturer une paire, passer d’un thème à l’autre
Une autre forme de troisième membre clôturant
Plus qu’une paire
4.2.2. La clôture de l’interrogatoire et la préclôture de l’appel
(Pré)clôture de l’appel
Clôture de l’interrogatoire
4.2.3. Clôturer une séquence interrogative au sein du bilan
4.2.4. Récapitulatif
Clôturer une paire, passer d’un thème à l’autre
La clôture de l’interrogatoire et la préclôture de l’appel
Clôturer une séquence interrogative au sein du bilan
Expansions
4.3. Avancer sans clôturer
4.3.1. Préciser / spécifier la réponse
4.3.2. Creuser
4.3.3. Manifester une inférence
4.3.4. Récapitulatif
Expansion
4.4. Exhiber une surprise : newsmark et change-of-state token, une collection ?
Une collection ?
4.5. Interaction avec l’appelant et le poste de travail
4.5.1. Dimension clôturante du «d’accord» et complétude d’une action sur l’ordinateur
4.5.1.i. Taper au clavier
4.5.1.ii. Positionnement du corps
4.5.2. Relation de continuation, le «d’accord» qui projette
4.5.3. «d’accord» entre deux actions informatiques
4.5.3.i. Entre deux actions informatiques liées à la paire adjacente précédente
4.5.3.ii. Entre deux actions informatiques distinctes par rapport à la paire
adjacente précédente
4.5.3.iii. Devancer la prochaine question
4.5.4. Récapitulatif
CINQUIEME PARTIE – CONCLUSION
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