Introduction : information quantique avec des variables continues
Suivant l’observation de Moore, la vitesse des microprocesseurs double tous les 18 mois. Les composants électroniques élémentaires deviennent ainsi plus petits, et ne comporteront bientôt plus que quelques atomes. A cette échelle, les effets quantiques deviendront alors importants. Il faut donc comprendre les lois qui régissent les objets quantiques. Suivant l’observation d’Einstein, la mécanique quantique prédit des corrélations qui dépassent celles offertes par un système classique, et vont même à l’encontre du sens commun. La physique quantique propose ainsi des ressources nouvelles. Il faut donc exploiter les lois qui régissent les objets quantiques. Suivant l’observation de Murphy, toute expérience qui pourrait rater va aller de travers. Les systèmes quantiques, fragiles par nature, sont délicats à manipuler. Il faut donc maîtriser les lois qui régissent les objets quantiques. Le projet de recherche du groupe d’Optique Quantique de l’Institut d’Optique s’inscrit dans le triple objectif de compréhension, maîtrise et exploitation de certains objets quantiques, dans le but de développer de nouveaux systèmes de communication et de traitement de l’information. En particulier, ce travail de thèse est consacré aux communications quantiques avec les composantes de quadrature d’un mode du champ électromagnétique.
Vers une technologie quantique
La découverte et la formalisation de l’électromagnétisme au xixe siècle ont profondément affecté les développements technologiques du xxe siècle. Une aventure similaire va peut-être se produire pour la mécanique quantique, découverte et formalisée au début du xxe siècle, et dont les applications pourraient avoir une influence notable sur la technologie du xxie siècle. Bien que les lasers et les semiconducteurs soient déjà des objets courants liés à la physique quantique, ils peuvent se représenter suivant un modèle semi-classique et n’exploitent pas toutes les possibilités du monde quantique. La physique quantique offre des applications encore plus décisives : depuis les deux dernières décennies, de nombreuses études théoriques et expérimentales ont démontré que les effets quantiques peuvent être exploités pour réaliser de nouvelles opérations de communication ou de calcul, qui dans certains cas sont impossibles à réaliser avec des systèmes classiques [1, 2]. Nous vivons actuellement les prémices de la seconde révolution quantique [5]. La première révolution quantique est intervenue au début du xxe siècle, et nous donne de nouvelles règles pour comprendre les phénomènes physiques. La seconde révolution quantique tire parti de ces règles pour développer des applications nouvelles de traitement de l’information. Parmi ces applications, la plus médiatique est la téléportation quantique [158], la plus proche d’une réalisation commerciale est la cryptographie quantique [43]. Comme pour toute révolution, des événements fondateurs initient son émergence. Premièrement, grâce aux développements technologiques récents, il est maintenant possible de manipuler des objets quantiques individuels. Deuxièmement, grâce aux développements conceptuels récents, il est reconnu que l’information est enregistrée, transmise et manipulée par des systèmes matériels qui obéissent aux lois de la physique. La convergence de ces deux points a donné naissance au concept de l’information quantique, c’està-dire l’exploitation des possibilités offertes par la physique quantique pour traiter l’information de manière plus efficace qu’avec des systèmes classiques.
La première considération du principe d’incertitude d’Heisenberg comme une ressource plutôt que comme une limitation semble avoir été proposée par Wiesner en 1969 [42]. Son idée est de proposer des billets de banque infalsifiables à base de spin 1/2 : chaque billet comporte une série de spins quantiques stockés sur le billet, dont l’orientation est différente pour chaque billet et n’est connue que de la banque seule. D’après le principe d’incertitude, tout faux-monnayeur qui essaierait de dupliquer le billet induira nécessairement des erreurs dans l’orientation des spins. Comme la banque connaît l’orientation initialement portée par le billet, elle peut en vérifier parfaitement l’authenticité. L’idée de Wiesner – dont l’application est fortement limitée par les temps de stockage des spins 1/2 – a dans un premier temps été refusée par toutes les revues scientifiques avant d’être finalement publiée en 1983. Cette date est révélatrice : au début des années 1980, l’utilisation des ordinateurs se développe, l’information est considérée comme une quantité physique, mesurable en bits. Toutes les conditions sont présentes pour que la physique quantique rejoigne la théorie de l’information.
L’idée de codage de Wiesner se retrouve dans le protocole de transmission d’une clé secrète avec des états quantiques proposé Bennett et Brassard en 1984 [43]. L’échange se fait en envoyant des photons uniques, dont la polarisation particulière code pour une valeur de bit. Suivant le principe d’incertitude d’Heisenberg, une tentative d’espionnage du photon induira nécessairement des perturbations, et pourra donc être décelée par les partenaires autorisés. Ce principe permet ainsi de garantir la sécurité du transfert à partir des lois de la physique. Le protocole de Bennett et Brassard a été mis en œuvre pour la première fois en 1992, et a donné lieu depuis à de nombreux développements, dont des systèmes disponibles commercialement [40]. Aujourd’hui connu sous le nom de cryptographie quantique, c’est un domaine pluridisciplinaire en pleine expansion, à l’intersection de la physique, de l’informatique et de la théorie de l’information. Dans une plus large mesure, l’utilisation des propriétés quantiques pour réaliser de nouveaux systèmes d’échange d’information forme le domaine de la communication quantique, dans lequel s’inscrit assez largement ce travail de thèse.
L’information quantique est également constituée d’une branche consacrée à l’étude de nouveaux algorithmes basés sur les principes de la physique quantique. Initié par une idée de Feynman en 1982, ce domaine, le calcul quantique, a explosé dans les années 1990 après l’introduction par Shor d’un algorithme quantique de factorisation qui permet une amélioration exponentielle par rapport aux algorithmes classiques existants [1]. Dans un ordinateur exploitant des algorithmes quantiques, l’information est généralement codée sur des bits quantiques, ou qubits, qui sont régis par la physique quantique. Contrairement aux bits classiques qui ne peuvent prendre que la valeur binaire 0 ou 1, les qubits peuvent se trouver dans une superposition d’états codant pour 0 ou 1. Cette particularité permet de placer l’ordinateur quantique dans une superposition de tous les états d’un ordinateur classique contenant le même nombre de bits. Les algorithmes quantiques exploitent alors ce parallélisme pour effectuer certaines opérations plus efficacement que des systèmes classiques. Même si la réalisation expérimentale d’un ordinateur quantique se heurte à de nombreuses difficultés techniques, le calcul quantique est néanmoins un domaine de recherche fructueux, propice à l’émergence d’idées innovantes.
Utilisation des variables quantiques continues
Les possibilités d’applications pratiques des systèmes quantiques ont amené de nombreux protocoles de traitement de l’information quantique [1, 2]. Parmi les résultats les plus marquants, nous pouvons citer par exemple la distribution de clé quantique, la téléportation quantique ou l’algorithme de factorisation quantique. Pour la plupart, ces concepts ont été initialement formulés pour des systèmes quantiques à deux états ou qubits, comme le spin 1/2, l’atome à deux niveaux d’énergie ou la polarisation d’un photon unique. Ces états simples sont représentés dans un espace de Hilbert de dimension 2, mais présentent toutes les particularités quantiques : superposition d’états, intrication. . . Comme le nombre de valeurs possibles prises lors de mesures est fini, on parle alors de variables quantiques discrètes .
Récemment, une attention soutenue a été apportée à une autre approche, fondée sur l’utilisation de variables quantiques continues, comme par exemple les composantes de quadrature d’un mode du champ électromagnétique ou les composantes de spin d’un ensemble atomique. Les variables continues peuvent prendre une infinité de valeurs, et définissent un espace de Hilbert de dimension infinie, beaucoup plus riche qu’un espace de dimension 2. Par exemple, comme nous le verrons au cours de cette thèse, chaque valeur prise par une variable continue peut transmettre plusieurs bits d’information, alors qu’une variable discrète à deux niveaux ne fournit au mieux qu’un bit par valeur échangée. De plus, les variables continues présentent de nombreux avantages expérimentaux intrinsèques, en étant plus simples à produire et à manipuler que des qubits. En effet, une limite technique majeure est imposée aux qubits par leurs systèmes de détection, qui doivent être sensibles à un quantum individuel. Or ces systèmes sont généralement lents, chers et d’une efficacité limitée, ce qui restreint leurs applications pour des procédures de communication à haut débit. A l’opposé, les variables continues peuvent être mesurées par des détections interférométriques, qui emploient des photodiodes usuelles, rapides et efficaces.
L’étude expérimentale des variables continues a débuté à partir de 1985 avec les mesures de réduction des fluctuations quantiques et la production d’états comprimés [105, 106, 107]. L’intrication quantique entre les composantes de quadrature a ensuite été considérée théoriquement [133] et expérimentalement [143, 144]. Les variables continues sont également au cœur des mesures quantiques non destructives [21, 22]. La première utilisation des variables continues pour la communication quantique a été implicitement proposée dans le protocole de cryptographie à base de deux états quantiques non-orthogonaux développé par Bennett en 1992 [46]. Une autre date également retenue pour indiquer les débuts de l’information quantique avec des variables continues est l’extension du protocole de téléportation par Vaidman en 1994 [159, 158]. La première expérience de traitement de l’information quantique avec des variables continues a consisté en une version légèrement différente de ce protocole de téléportation et a été réalisée par l’équipe de Jeff Kimble en 1998 [146]. Depuis, de nombreux travaux théoriques et expérimentaux ont été menés dans le domaine des variables continues .
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Table des matières
Introduction
Vers une technologie quantique
Utilisation des variables quantiques continues
Contexte scientifique en début de thèse
Plan et guide de lecture
I Moyens théoriques et expérimentaux pour l’exploitation des variables continues
1 Information classique avec des variables continues
1.1 Introduction par les variables discrètes
1.2 Application aux variables continues
1.3 Extraction pratique d’une information : réconciliation par tranches
1.4 Conclusion
2 Outils de l’optique quantique avec des variables continues
2.1 Quadratures du champ électromagnétique quantique
2.2 Représentation des états quantiques
2.3 Zoologie quantique : exemples d’états particuliers
2.4 Manipulation des composantes de quadrature
2.5 Conclusion
3 Réalisation d’une détection homodyne impulsionnelle
3.1 Aspects théoriques
3.2 Influence des imperfections
3.3 Dimensionnement général de la détection
3.4 Prototype I : amplificateur de tension
3.5 Prototype II : amplificateur de charge
3.6 Conclusion
II Système de cryptographie quantique avec des impulsions cohérentes
4 Protocoles théoriques de cryptographie quantique avec des états cohérents
4.1 Présentation générale des protocoles
4.2 Protocoles directs
4.3 Protocoles inverses
4.4 Conclusion
5 Démonstration expérimentale de cryptographie quantique à états cohérents
5.1 Dispositif expérimental détaillé
5.2 Discussion des résultats expérimentaux
5.3 Perspectives pratiques
6 Influence de l’intrication en cryptographie quantique avec des variables continues
6.1 Premier protocole à états EPR
6.2 Sécurité du protocole à états EPR
6.3 Intrication virtuelle et états cohérents
6.4 Critères de sécurité et de séparabilité
6.5 Conclusion
III Source impulsionnelle d’états non-classiques : dispositif et applications
7 Génération d’états comprimés par amplification paramétrique
7.1 Source laser femtoseconde
7.2 Optique non-linéaire impulsionnelle
7.3 Génération de vide comprimé impulsionnel
7.4 Conclusion
8 Caractérisation du vide comprimé par comptage de photons
8.1 Méthode de caractérisation par comptage de photons
8.2 Autres méthodes : classique et homodyne
8.3 Caractérisations expérimentales
8.4 Simulations numériques
8.5 Conclusion
9 Source d’états quantiques non-gaussiens
9.1 Procédure théorique de dégaussification
9.2 Dispositif expérimental de conditionnement
9.3 Caractérisation d’états non-gaussiens
9.4 Applications potentielles
9.5 Conclusion
10 Génération d’états impulsionnels intriqués en quadratures
10.1 Retour sur l’intrication avec des variables continues
10.2 Amplification paramétrique classique en configuration non-dégénérée
10.3 Caractérisation expérimentale d’états impulsionnels intriqués
10.4 Conclusion
Conclusion
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