Quelle est la « bonne » façon de gérer l’eau dans un territoire agricole ? Comment s’y prendre pour faire émerger une « solution » lorsque le système en place est jugé insatisfaisant ? Ces interrogations persistent et font l’objet d’une attention particulière dans le domaine de la gestion quantitative de l’eau en France. Depuis les années 2000, deux projets de barrages dans le Sud-Ouest de la France – celui de Charlas, soumis au débat public en 2003, puis celui de Sivens, élaboré à partir de 2010 puis abandonné en 2015 – ont acquis, au travers de conflits médiatisés, une aura nationale. Les violences entourant le projet de barrage de Sivens sont notamment à l’origine de l’instauration de « projets de territoire », c’est-à-dire de démarches de concertation collective visant à prendre en compte l’ensemble des usages de l’eau et à diversifier les moyens de gérer les problèmes de quantité d’eau (instruction ministérielle du 4 juin 2015).
Au-delà du cas particulier du Sud-Ouest français, les principes de participation et de gestion intégrée sont des éléments constitutifs des politiques de gestion de l’eau en Union Européenne depuis les années 90, plus encore affirmés depuis l’adoption de la Directive Cadre sur l’Eau (DCE) en 2000. Une « bonne » gestion de l’eau, dans son sens politique, renvoie à la fois à l’atteinte d’objectifs environnementaux, tels que le « bon état des masses d’eau » (DCE, 2000), mais aussi au processus qui permet d’élaborer les orientations et mesures de gestion, avec une exigence d’information et de participation des citoyens (Convention d’Aarhus de 1998 signée par l’UE et ses Etats membres ; Charte de l’Environnement de 2004 en France).
Si le cadre politique européen et national tend à faire entrer en résonnance gestion intégrée de l’eau et participation, dans la pratique, cette équation semble plus contestable. Par exemple, la Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques de 2006 (LEMA, déclinaison nationale de la DCE) a instauré des mesures spécifiques aux bassins classés en « zones de répartition des eaux » (ZRE), à savoir les zones présentant une insuffisance chronique des ressources en eau par rapport aux besoins (article R211-71 du Code de l’Environnement). Dans ces bassins souffrant d’un déséquilibre structurel entre offre et demande d’eau, une gestion conjoncturelle du manque d’eau, via des restrictions d’usage ponctuelles, apparaît inadaptée. Les pouvoirs publics réclament donc la mise en place de politiques structurelles : quotas d’irrigation, mesures tarifaires, diminution des prélèvements cumulés pour réduire la demande (Erdlenbruch, Loubier, Montginoul, Morardet, & Lefebvre, 2013) ou réserves de substitution , pour sécuriser l’offre et réduire la pression sur les milieux pendant la période d’étiage, c’est-à-dire celle où les débits sont les plus bas (Montginoul & Erdlenbruch, 2009).
La « réforme des volumes prélevables » organise la gestion structurelle de l’eau dans les ZRE à l’échelle nationale, afin de permettre le retour à l’équilibre de ces bassins. Cette réforme, inscrite dans la LEMA, impose entre autres de limiter les prélèvements d’eau dans le milieu à un volume maximum défini pour maintenir des débits d’étiage satisfaisants. La réforme prévoit notamment que le volume d’eau destiné à l’irrigation (volume prélevable) soit réparti entre agriculteurs par un organisme unique de gestion collective (OUGC). La définition des volumes prélevables pour chaque bassin s’est faite dans le cadre d’un processus de «négociationadaptation » (Debril & Therond, 2012). En Adour Garonne, la profession agricole a réussi à tirer parti de ce processus pour que la réduction des prélèvements soit progressive (avec une date butoir fixée à 2021) et que des dérogations soient possibles pour certains bassins (protocole d’accord entre l’Etat et les Chambres régionales d’agriculture de 2011). Finalement, à l’issue de la mise en œuvre de la réforme des volumes prélevables, c’est une politique de l’offre (Gleick, 2000), dans laquelle on aménage le territoire de façon à satisfaire les besoins croissants des activités productives, qui reste de mise (Debril & Therond, 2012).
Le problème situé : gérer l’eau dans un territoire en tension
Le territoire d’étude et ses constantes : gestion « de crise » et agriculture irriguée
Le territoire d’étude se situe dans le bassin hydrographique Adour-Garonne où l’aspect quantitatif de la gestion de l’eau est plus marqué encore qu’ailleurs en France compte tenu de la faible pluviométrie estivale, de l’importance de l’agriculture et de la faiblesse des ressources en eau exogènes (Itier, 2008). Cette gestion quantitative s’articule autour d’un indicateur de débit, le Débit d’Objectif d’Etiage (DOE), en-deçà duquel l’équilibre entre les usages et le bon fonctionnement des milieux est jugé compromis. Le DOE sert à la fois d’indicateur d’évaluation – c’est sur sa base qu’est établie l’existence d’un déséquilibre structurel – et de gestion opérationnelle, son non-respect entraînant, en principe, des restrictions d’usage de l’eau. Fernandez et Debril (2016) expliquent que l’institutionnalisation des DOE dans les années 90 a permis de faire du quantitatif le dénominateur commun aux enjeux de salubrité et d’écologie des milieux aquatiques et de fédérer des intérêts contradictoires. Ainsi, le problème de déséquilibre hydrique posé dans cette thèse ne se présente pas comme une donnée de la Nature mais comme un problème socialement et politiquement construit au cours des deux derniers siècles (Fernandez, 2014).
Une fois un déséquilibre structurel établi dans un bassin, la loi impose de caractériser la sévérité de ce déséquilibre. Deux modes de caractérisation existent en Adour-Garonne : soit par la répétition d’épisodes de crises (si le DOE est franchi plus de 30% du temps en période d’étiage, le déséquilibre est « important » ; s’il l’est entre 20 et 30% du temps le déséquilibre est « accusé »), soit par l’existence d’une différence entre le volume d’eau prélevé en année quinquennale sèche et le volume prélevable (si la différence est supérieure à 20% du volume prélevable, alors le déséquilibre est « important » ; en-deçà de 20% le bassin est en déséquilibre) (Rapport d’Evaluation de la Mise en Œuvre des Protocoles Etat-Profession Agricole, 2015) .
Et si … ? Des propositions pour une gestion structurelle de l’eau
Passer d’une gestion de crise à une gestion structurelle de la ressource en eau sur ce territoire impliquerait un dialogue entre les divers acteurs concernés, où l’ajustement entre offre et demande en eau serait considéré comme un enjeu parmi les autres. La faiblesse du dialogue n’empêche pas que des propositions « pour une gestion structurelle » de l’eau ne soient formulées en local ou portées, sous forme de rapports, de synthèses ou de recommandations, par des acteurs régionaux ou nationaux . Ces propositions sont de différents ordres : sécuriser l’offre en eau en mobilisant de nouvelles ressources, diminuer la demande agricole pendant la période d’étiage , ou mettre en œuvre des instruments d’action publique pour inciter ou ordonner des changements ou pour favoriser la circulation des informations et l’échange de connaissances. Ces derniers instruments d’action publique, contraignants ou non, correspondent en fait plutôt à des moyens au service d’une diminution de la demande en eau ou d’un accroissement de l’offre.
Pour infléchir la demande en eau, les propositions sont très diverses, allant d’une quête d’optimisation (moderniser les équipements d’irrigation, de pompage, les réseaux ; utiliser des outils d’aide à la décision pour ajuster les doses d’irrigation ou réduire le nombre de tours d’eau) à des modifications de pratiques culturales, plus ou moins profondes, allant du simple changement de variété au changement de système de culture. Dans ce dernier cas, les propositions font ressortir le besoin d’aménager en parallèle des filières de valorisation pour les nouvelles productions. Les stratégies portant sur l’offre en eau sont, quant à elles, moins foisonnantes, la création de réserves de substitution, c’est-à-dire des retenues déconnectées alimentées par pompage hivernal, et la réutilisation des eaux usées étant les plus populaires ces dernières années.
Qu’il s’agisse de propositions touchant à l’offre ou à la demande, elles proviennent à chaque fois de retour d’expériences, de démarches prospectives ou d’hypothèses faites à partir de diagnostics de terrain. Elles font rarement l’objet d’une évaluation ex ante, et lorsque c’est le cas, par exemple dans la récente étude sur le renforcement des économies d’eau en AdourGaronne (Agence de l’Eau Adour-Garonne, 2017), elles reposent sur l’addition de données à l’échelle parcellaire, issues d’expérimentations, de dires d’experts, ou de recensements, pour estimer des impacts à l’échelle territoriale. Ce type d’approche agrégative s’abstrait donc totalement des processus socio-écologiques à l’échelle territoriale.
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Table des matières
Chapitre 1 : Introduction
Chapitre 2 : Un problème opérationnel doublé d’un problème méthodologique.
II.1. Le problème situé : gérer l’eau dans un territoire en tension
II.1.1. Le territoire d’étude et ses constantes : gestion « de crise » et agriculture irriguée
II.1.2. Et si … ? Des propositions pour une gestion structurelle de l’eau
II.2. Le problème méthodologique : mettre en musique deux approches de l’évaluation
II.2.1. L’économie écologique : révéler et représenter l’incommensurable
II.2.2. L’agronomie des territoires : représenter la complexité des interactions acteurs – ressources – usages dans un territoire
II.2.3. Des approches et outils complémentaires, mais encore peu intégrés
Chapitre 3 : Développement de la méthode
III.1. Genèse et sources
III.1.1. Arbitrages initiaux
III.1.2. L’hypothèse méthodologique
III.2. Outillage de la méthode
III.2.1. La plateforme de modélisation et de simulation MAELIA
III.2.2. L’outil d’accompagnement de la délibération KERBABEL
III.3. Mise en œuvre de la méthode pour le territoire Aveyron aval- Lère
III.3.1. Etape 1 : Structuration du problème
III.3.2. Etape 2 : Traduction pour la modélisation
III.3.3. Etape 3 : Simulation
III.3.4. Etape 4 : Adaptation des sorties pour l’analyse et l’évaluation
III.3.5. Etape 5 : Evaluation par les acteurs
III.3.6. Etape 5’ : Analyse intégrée des simulations
III.3.7. Etape 6 : Analyse des matrices et discussion collective
Chapitre 4: Grilles de critères, profils d’indicateurs : Des discours qui se différencient sur le plan des principes de « bonne gestion » invoqués et des cadres techniques mobilisés.
IV.1. Discours des parties prenantes
IV.1.1 Des discours antagonistes sur la variabilité des ressources en eau construits autour d’argumentaires différents.
IV.1.2. Des différences plus silencieuses dans les discours des acteurs, qui révèlent cependant des zones de débat potentielles.
IV.1.3. La grille de critère d’évaluation : compression des discours et création de consensus.
IV.2. Discours des experts
IV.2.1. La base d’indicateurs : tendances générales
IV.2.2. Réductions et divergences dans la représentation technique du problème
IV.3. Conclusion du chapitre : une succession de compressions produisant deux cadrages – axiologique et technique – du problème.
Chapitre 5 : Conclusion
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