Quelle place pour les comédiens de doublage en France dans la première moitié des années 1990 ?

Des jeux d’échelle en un même espace national

Notre sujet impose une double perspective en matière de bornes chronologiques. Tout d’abord, une borne primaire : la grève de 1994, ses étapes, enjeux et tentions. Mais également, une borne secondaire, induite par la volonté de comprendre la grève, qui s’est imposée au fil des recherches réalisées dans le cadre de ce mémoire : les années 1980 et 2000-2005. En effet, il faut remonter aux années 1980 pour comprendre les enjeux de la grève de 1994, qu’il s’agisse de la transformation rapide des marchés de diffusion, de la loi Lang, de sa non-application et de la montée de revendication de plusieurs comédiens. Les années 2000-2005 incarnent la lente et complexe résolution de la grève, avec la longue négociation des deux nouvelles conventions des comédiens de doublage. Une double perspective s’applique également aux bornes géographiques. En effet, si une borne géographique nationale s’applique à notre sujet, dans le sens où l’histoire juridique relève avant tout d’une histoire nationale et que les bornes nationales ont ici tout leur sens (enjeux politiques du doublage, le droit du travail et d’auteur est régi à l’échelle de la France), le contexte international revêt également une grande importance. Car, comme nous l’allons le voir, les nombreuses tensions avec les comédiens belges et québécois permettent de comprendre les interactions de la grève avec les acteurs étrangers, tout comme les différents procès d’ayants-droit qui se déroulent aux États-Unis éclairent aussi le mouvement des comédiens de doublage dans la France de 1994. Dans ce mémoire, je m’autoriserai donc à un jeu d’échelles temporelles. En un sens, le traitement de ce sujet souhaite se rapprocher des ambitions des micro-historiens qui réduisent l’échelle d’observation, font l’histoire « au ras du sol » et délaissent l’étude des masses ou des classes pour s’intéresser à des groupes plus restreints ou des individus ou encore à des événements précis mais pour aboutir à des perspectives plus larges et profondes.

Des discours, des images et des souvenirs pour écrire cette histoire sociale

Comment aborder l’histoire de cette grève ? Les sources écrites sont relativement nombreuses. On trouve des documents dans les archives du Syndicat Français des Artistes-interprètes (SFA) et surtout le chercheur a accès aux multiples articles rédigés sur la grève, dans les quotidiens comme Libération, Les Échos comme dans la presse corporative (Le Film Français). En complément, j’ai visionné ou écouté à l’Inathèque de nombreux journaux et émissions télévisés ou radiophoniques sur la grève qui ont permis de nourrir à la fois l’histoire des représentations du comédien de doublage et mieux saisir les différentes étapes de la grève. Enfin, j’ai pu réaliser quelques entretiens oraux. Le témoignage oral permet dans le cadre d’une recherche comme celle-ci, de compléter et croiser les informations rapportées dans les médias contemporains et surtout de potentiellement saisir les enjeux souterrains, moins visibles d’une lutte en interrogeant ceux qui l’ont menée, dévoilant ainsi l’arrière-plan du mouvement. À mon grand regret, de nombreux comédiens ayant participé à la grève sont malheureusement décédés ces dernières années. C’est le cas de Philippe Ogouz, Lucie Dolène, Patrick Floersheim, Daniel Gall ou encore Patrick Poivey. Par ailleurs, plusieurs comédiens ont refusé de réaliser des entretiens au sujet de cette grève. Cette grève a pu laisser des traces, des rancoeurs, diviser certaines personnes. C’est un sujet sensible et nous le comprenons fort bien. Cependant, j’ai eu la chance de pouvoir mener deux entretiens ; le premier avec le comédien Alexandre Gillet et le second avec Jimmy Shuman, membre du bureau de la SFA (Syndicat Français des Artistes-interprètes). Ces entretiens m’ont été très utiles et je renouvelle mes remerciements auprès de ces deux personnes qui, en m’accordant leur temps, m’ont permis de mieux saisir les enjeux d’une lutte passée.
Dans ce mémoire, je propose donc une lecture à feux croisés de cette grève de 1994, une lecture qui prend racine dans les années 1980 au travers de la loi Lang et du développement de nouveaux marchés de diffusion et qui continue son trajet jusqu’en 2005, date de la Convention des Droits des Artistes dans leur activité de Doublage-Révisée (Convention DAD-R), qui est la convention utilisée lors des contrats entre comédien et studio de doublage pour la réalisation d’une version doublée. L’enjeu de ce travail est d’appréhender en quoi et comment la grève de 1994 éclaire l’histoire des comédiens de doublage en France et notamment du point de vue d’une histoire de la professionnalisation d’un groupe dont on peine à distinguer les contours et d’une reconnaissance si difficile à obtenir. Cette douloureuse et pénible épopée s’inscrit dans une histoire longue où le doublage a plutôt été critiqué, voire jugé « contre-nature ». Cette histoire est bien connue et c’est probablement cette histoire culturelle du doublage qui s’écrit encore le plus facilement. Mais bien d’autres facteurs expliquent plus ou moins directement l’histoire de cette grève et, plus largement, la conquête difficile du statut d’artiste-interprète.
C’est pourquoi je propose dans une première partie de revenir sur l’ensemble des causes, directes ou indirectes qui conduisent les comédiens de doublage à se mettre en grève en 1994. La seconde partie rassemble à la fois la chronologie fine de la grève qui se trouve dans le pli central de ce mémoire puis prolonge son histoire avec les retombées et la longue négociation sur l’application de ce qui fut obtenu dans la lutte.

COMPRENDRE LES TENSIONS QUI TRAVERSENT CE GROUPE DIFFICILE À CERNER

Qu’est-ce qu’un comédien de doublage ? C’est un métier difficilement définissable dans la mesure où il est en réalité une sorte de sous-section, une branche de la grande famille des comédiens. Pour ces derniers, le doublage est généralement un champ d’activité parmi d’autres tels que le théâtre, le cinéma, l’enseignement… Pour le comédien Alexandre Gillet, faire du doublage c’est « avoir une forme d’humilité, c’est rentrer dans le travail d’un autre comédien, accepter son travail, être en retrait par rapport à ce dernier ».
Le comédien de doublage est un artiste de l’ombre. Il semble difficile de clairement définir les frontières de ce groupe. Ce groupe est pourtant conséquent car le doublage représente une manne financière très importante pour les comédiens réguliers. Pierre-Michel Menger, dans son ouvrage La Profession de comédien : formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi estime que le doublage représente la majorité des revenus pour 51 % des comédiens oeuvrant fréquemment dans le doublage16. Ils doublent principalement pour la télévision (52 %), pour le cinéma (33 %) et, enfin, pour la publicité (3 %)17. Il y aurait, d’après son étude, 11 849 comédiens en France en 199418. Parmi eux, 2602 comédiens travaillent dans le secteur d’activité de la postsynchronisation soit 22 %19. Près de 2600 comédiens ont réalisé au moins un doublage et, parmi ces derniers, 2200 ont déjà oeuvré pour le doublage auparavant. Juxtaposons ces chiffres avec l’article de Sophie Dacbert « Les comédiens de doublage réclament 200 MF » publié le 11 novembre 1994 dans Le Film Français, qui relate qu’environ 800 comédiens sont amenés à doubler régulièrement des acteurs étrangers. Le doublage est une activité à double tranchant : si elle maintient le comédien dans l’ombre de son exercice, elle lui prodigue en moyenne une meilleure situation financière que dans les activités dans lesquels le comédien est visible, tel que le théâtre.
Que représente cette source de revenus pour un comédien ? En 1994, la moyenne des revenus d’un comédien s’élève « autour de 87 000 F, la médiane est de 41 800 F23 ». Afin de mettre en perspective ces chiffres, citons à nouveau Menger qui estime le revenu annuel des comédiens travaillant régulièrement dans le secteur du doublage en 1994 (étude fondée sur cent comédiens) : à une somme allant de « 30 000 à 60 000 F » pour huit d’entre eux, de « 70 000 à 149 999 F » pour 39 des 100 comédiens interrogés, de « 150 000 à 299 999 F » ont répondu 34 comédiens et de « 300 000 F et plus » d’après 16 comédiens. Concernant les plus gros cachets, Menger expose le fait que « quelques 120 comédiens ont touché plus d’un million de francs de cachets et le montant le plus élevé a atteint 16,5 millions de francs ». Ces chiffres représentent la somme de toutes les sources de revenus des comédiens. La grande majorité des comédiens de doublage se trouve en 1994 à Paris ou en région parisienne (parmi les comédiens les plus actifs dans le doublage 96 % y résident et les sociétés de doublage recrutent 88 % de l’activité dans cette région26). En effet, la très grande majorité des studios de doublage sont implantés dans la capitale et sa proche banlieue. Il est difficile d’établir une moyenne annuelle des revenus spécifiques au doublage en raison des pratiques appliquées (certaines sociétés de doublage rémunèrent, en dehors des normes tarifaires). Cependant, nous pouvons trouver un semblant de réponse dans l’ouvrage de Menger. Menger indique que parmi les comédiens de doublage pratiquant régulièrement cette activité, 50 % déclarent avoir au moins gagné 150 000 F en 199427. Le doublage représente ainsi une grande source de revenus pour un comédien ayant régulièrement un contrat d’emploi dans un studio de doublage.
Par ailleurs, les salaires des comédiens constituent le poste le plus élevé dans le processus de création d’un doublage. Ainsi, « le cachet des comédiens représente entre 48 et 50 % du budget total d’un doublage et même souvent plus ». Ces derniers représentent ainsi la masse financière la plus importante dans le processus de production d’un doublage. En 1994, les comédiens sont généralement payés au forfait pour un doublage, celui-ci allant globalement de 950 francs pour une demi-journée à 1300 francs pour une journée d’enregistrement. Pourtant, de nombreux comédiens sont payés à la ligne les prix ont alors tendance à diminuer. D’ailleurs, certaines sociétés de doublage n’hésitent pas à proposer deux tarifs de rémunération : celui à la ligne et un autre en dessous, par exemple un tarif par épisode pour les séries télévisées.

Dépréciation du doublage et affirmation du comédien de doublage

Le comédien de doublage évolue dans un champ d’activité qui n’a pas toujours bonne presse. Dès les années 1930, il est considéré comme un maquillage qui s’oppose au spectacle réel31. En 1982, Michel Chion écrit à ce titre que le doublage inspire –au même titre que le play-back–« la suspicion, en tant que trucages ». Citons les propos fameux de Jean Renoir qui énonce en 1939 qu’il faudrait n’y plus ni moins que « brûler vifs» les responsables du doublage en France ou encore Jean Becker qui définit le doublage comme un « acte contre nature » en 1945, renvoyant l’image du doublage comme « l’enfant bâtard » de notre cinématographie. La création du label « Art et Essai » du CNC en 1961 et son affiliation artistique avec la VOST entérine cette image dépréciative. Comme l’expose Thierry Lenouvel dans son ouvrage Le Doublage :
Cette dénomination qui, à l’origine, coïncidait avec la diffusion des films étrangers en version originale, établit, au fil des années, une rupture intellectuelle entre une élite avertie goûtant l’art cinématographique d’un auteur dans son « pur jus » et le grand public qui, lui, accède aux films étrangers, le plus souvent commerciaux, par le truchement de la « grande soupe » du doublage.
La dépréciation inhérente au doublage met à mal l’existence de ce groupe. Ce dernier peine à s’affirmer comme comédien de doublage et cela renforce la difficulté de cerner le groupe. Les comédiens réfutant à de multiples reprises l’appellation même de comédien de doublage. Edgar Givry par exemple, voix régulière du doublage, se revendique comédien avant tout : « Je ne suis pas comédien de doublage, plus que de ceci ou de cela. Je suis comédien. Point. » Ce refus d’appartenir à cette seule branche du métier est très fréquent dans les déclarations des comédiens. Pourtant, ils emploient eux-mêmes la qualification de comédien de doublage et se voient contraints parfois de se définir ainsi durant la grève : « Un bon comédien de doublage peut modifier le personnage, trouve des mots plus justes, travaille de plus en plus avec l’image38 », renforçant la difficulté de cerner le groupe. Ces difficultés à s’affirmer sont les conséquences du dédain à l’égard du doublage et d’un dénigrement de la profession envers cette pratique. Ce dénigrement est loin d’avoir disparu au milieu des années 1990, comme le souligne Dorothée Jemma dans l’émission Génération trois diffusé sur France 3, le 16 décembre 1994 :
Des gens m’ont dit : – Oh comment cela se fait que tu fasses du doublage, que tu tournes plus ? Comme si vraiment j’étais devenue, je ne sais pas moi, autre chose que comédienne… Et je leur ai dit : – Bah oui, je fais du doublage pourquoi pas, je m’en sens très bien et il ne faut pas cracher dans la soupe comme on dit ! Mais voilà, il y a des gens qui pensent que c’est quelque chose de tout à fait mineur et ne veulent pas en parler.
Ce sentiment est partagé par la comédienne Frédérique Tirmont. Dans l’émission de radio « Les dossiers bleus de la rédaction » diffusée sur Radio Bleu le 19 novembre 1994, l’animateur Philippe Mary explique qu’au « mépris des utilisateurs s’ajoute le mépris de certains comédiens à l’égard des artistes doubleurs ». La source de ce mépris est, selon Frédérique Tirmont, une « vieille rancune concernant ce métier ». Elle explique rapidement que le milieu du doublage était, lors de sa croissance, un domaine fermé dans lequel il était difficile d’entrer. Certains comédiens n’ayant pas eu la possibilité d’accéder à cette facette du métier de comédien garderaient ainsi une rancoeur envers ce milieu. Cette conception du doublage en milieu fermé est fréquemment mentionnée dans les divers travaux écrits qui sont consacrés au doublage. Menger prolonge également cette idée lorsqu’il assure que le doublage fut une activité mercenaire dont le cloisonnement est l’une des sources de sa dépréciation professionnelle. Ceci entre paradoxalement en corrélation avec l’impossibilité du comédien de trouver du travail ailleurs. Selon Tirmont, le doublage serait donc une « activité mercenaire pratiquée uniquement par un groupe de comédiens qui ne pourraient trouver d’emplois nulle part ailleurs ». Cette idée véhicule à nouveau l’image du doublage comme « la cinquième roue » du carrosse du métier de comédien. De son côté, Menger explique l’origine de ce dénigrement par une dévalorisation de la pratique.

I.B. Et pourtant… Un métier qui a su défendre ses intérêts : bref retour sur l’histoire des conflits sociaux qui ont marqué l’histoire du métier de comédien de doublage en France

Le comédien de doublage, s’il est une branche difficile du métier de comédien, s’affirme malgré tout à plusieurs reprises et tout particulièrement à travers différents mouvement sociaux. En effet, la grève de 1994 n’est pas le premier mouvement de lutte de ces comédiens spécialisés, même s’il s’agit peut-être du plus important. Les grèves précédentes sont pourtant indissociables du mouvement de 1994. Elles permettent d’historiser et de mettre en perspective cette grève, tout en esquissant l’affirmation du groupe dans son entièreté. En représentant la force et la place des comédiens dans l’industrie, les différents conflits sociaux véhiculent les revendications, tensions et difficultés qui seront de nouveau représentées lors du mouvement de 1994.

1950, première lutte contre le chômage

En 1950, alors que le cinéma français est en pleine crise de production face à l’omniprésence hollywoodienne, les comédiens et techniciens du doublage entament une grève le 9 mars dans le but d’obtenir des rémunérations plus élevées. Il s’agit d’une grève historique, dans la mesure où les comédiens et techniciens de ce secteur sont unis au profit d’une même cause : revaloriser les salaires et cachets. On remarque dès lors que la profession, à présent organisée, commence à s’affirmer auprès des utilisateurs du doublage. Prenant conscience de leurs poids dans l’exploitation de film étrangers, ces deux corps de métier que sont les comédiens de doublage et les techniciens travaillent pour le procédé le plus lucratif de l’exploitation cinématographique française (la version doublée représentant 55% des recettes des salles françaises46). Le doublage est alors en pleine expansion, le nombre de films étrangers à doubler augmente à l’inverse du temps nécessaire à la réalisation du doublage qui se voit considérablement réduit. Le 4 janvier 1950, le Syndicat des acteurs rencontre le président du Syndicat français de Post-Synchronisation de Films, Étienne Descombey, alors directeur d’Universal France, dans le but d’engager les discussions. Les promesses obtenues sont insuffisantes et c’est pourquoi les comédiens et techniciens du doublage –450 professionnels en tout– se réunissent le 27 février 1950 au sein d’une Assemblée Générale menée par les syndicats. Ils décident unanimement de mettre en place une grève d’avertissement de 24 heures à l’encontre des utilisateurs et sociétés de doublage. Ainsi, le 9 mars 1950, les comédiens et techniciens du doublage mettent leurs menaces à exécution, instaurant une grève totale du secteur.

1976, la réglementation du contenu télévisuel

Le mouvement de 1976 est particulièrement intéressant car on y retrouve une part des revendications du mouvement de 1994. La grève débute le 18 novembre 1976, les comédiens de doublage exigent la réglementation du volume des productions diffusées à la télévision afin de limiter les trop nombreuses rediffusions de contenus et partant de ce fait, une surexploitation de leur travail. Plusieurs facteurs conduisent à cette grève. À la suite de la disparition de l’ORTF le 31 décembre 1974, de nombreuses sociétés de production télévisuelles apparaissent et envahissent le marché. La concurrence qui résulte de cette émergence est rapidement affiliée avec l’exploitation du doublage puisque les chaînes ont « le recours systématique et facile à des séries de téléfilms étrangers, notamment américains ». Ceci cause une « utilisation croissante des travaux enregistrés» qui représente les prémices des problèmes liés à l’avènement des chaines privées. Les rediffusions de programmes et d’émissions sont négociées afin d’en réglementer la diffusion de manière uniforme entre toutes les sociétés de production. Cette grève prend rapidement de l’ampleur à la suite des nombreux soutiens reçus des différentes branches artistiques. Dans un premier temps, « le Syndicat national des artistes musiciens, le Syndéac (Syndicat des directeurs d’établissements d’action culturelle) et l’A.J.T. (Action pour le jeune théâtre) ont manifesté leur solidarité » aux mouvements des comédiens de doublage. Le mouvement prend ensuite de l’envergure au point que le Syndicat de personnels statutaires, le S.N.R.T (Syndicat national de la radio et de la télévision, C.G.T.) et le SURT-C.F.D.T. de la SFP50 (Société française de production) rejoignent la grève afin de faire également entendre leurs revendications. De nombreux artistes soutiennent également le mouvement, tels que des chanteurs et danseurs. Le 9 décembre 1976 on assiste à « quarante-cinq productions suspendues » au sein des différentes sociétés de production télévisuelles. Les radios sont également touchées puisqu’il n’y a plus d’artistes-interprètes pour créer des programmes radiophoniques. Cette grève a pour conséquence la « redéfinition des conditions d’utilisation des travaux enregistrés par les sociétés issues de l’ex-O.R.T.F » et l’obtention, après trois mois de grève, de « 25% de salaire supplémentaire sur toute nouvelle programmation d’émissions privées ou publiques ». L’importance est donnée à la création de nouveau contenus, élément primordial de lutte contre le chômage des comédiens. Ainsi, face au chômage, les comédiens s’interrogent sur les possibilités de rémunérations complémentaires liées à l’exploitation de leur travail. On remarque au travers cette grève que les comédiens recherchent un minimum de contrôle sur l’utilisation croissante de leurs travaux. Cette recherche s’affirmera ensuite avec la loi Lang et se retrouve au sein des revendications de la grève de 1994. En un sens, cette grève crée un sillon sur lequel marcheront de nouveau les comédiens qui lancent le mouvement de 1994. En remportant cette grève, leurs revendications face à l’utilisation de leur travail paraissent fondées et de ce fait, la possibilité de nouvelles rémunérations liée à cette utilisation ne paraît plus fantaisiste.

1977, l’embargo contre la concurrence

Quelques mois plus tard, en 1977, la télévision représente déjà un secteur important dans l’activité de doublage des comédiens. Ce marché est cependant concurrencé par une industrie de doublage étrangère, le doublage québécois. En effet, les chaînes télévisées peuvent diffuser jusqu’à 42 heures d’oeuvres étrangères doublées en français-québécois. René Levesque (Premier Ministre au Québec entre 1976 et 1985) tente cette même année, « de négocier l’obtention d’un quota de 100 films doublés au Québec en vue d’une exploitation en France54 ». Sachant qu’en 1976, 133 films étrangers ont été programmés en France, les comédiens militent aussitôt pour assurer le maintien de leurs activités et se déclarent en grève le 31 octobre 1977. Souffrant d’un fort taux de chômage, ce manque à gagner pour les comédiens de doublage pourrait se révéler fatal. La grève est effective pendant dix-huit journées visant à annuler cette négociation. Les comédiens exigent ainsi le maintien de l’article 18 du code de l’industrie cinématographique de 1961 ainsi que « l’extension de cet article à la télévision sous la forme d’un amendement au cahier des charges55 ». Il s’agir de garantir la plus grande part de marché aux comédiens français et d’ainsi endiguer le chômage. Au terme de la grève, le maintien de l’article 18 est assuré et des discussions sont engagées entre les sociétés nationales de programmes et les syndicats des comédiens (SFA et l’USDA). À la suite de ce mouvement, les comédiens québécois ne cessent de déplorer le protectionnisme du doublage français qui les prive de bon nombre emplois. Cette grève illustre le protectionnisme du doublage français sur lequel est bâti l’industrie française de postsynchronisation. Ce protectionnisme s’incarne dans l’article 18 du décret 61-62 du 18 janvier 1961 portant sur le règlement d’administration publique pour l’application des articles 19 à 22 du code de l’industrie cinématographique. Cet article régit l’obligation de réaliser la version doublée d’une oeuvre en France en vue d’une exploitation sur le territoire. Notons qu’une modification à ce décret est ajoutée en 1967 (décret n°67-260 du 23 mars 1967) stipulant que de cette obligation sont exceptés les films produits ou coproduits par un pays « membre de la Communauté économique européenne » ainsi que par le décret n°92-446 du 15 mai 1992 qui ouvre le marché du doublage français aux pays de l’espace économique de la Communauté européenne élargie. Cependant, le doublage québécois reste « toujours persona non grata sur le sol français, puisque non-européen57 ». Ce protectionnisme est de nouveau mis en péril par les distributeurs lors de la grève de 1994, lorsque ces derniers indiquent aux comédiens qu’ils font peser la menace d’une délocalisation des doublages si la grève se prolonge.

1987, l’impérialisme culturel français

Le 19 octobre 1987, les « professionnels du doublage », représentés par le Syndicat des artistes-interprètes français (SFA, crée en 1965) et soutenu par la Chambre patronale de la postsynchronisation, démarrent une grève illimitée afin de maintenir l’article 18 du décret 61-62 du 18 janvier 1961 portant le règlement d’administration publique pour l’application des articles 19 à 22 du code de l’industrie cinématographique. Le 2 septembre 1987 à l’occasion du Sommet de Québec, le ministre de la Culture, François Léotard, annonce prévoir « réserver 20 % du doublage des films, en France, à des artistes québécois ». Cette annonce fait suite à la volonté du gouvernement québécois « d’obtenir que la France mette fin à son protectionnisme qui lui réserve l’exclusivité sur le maché du doublage » et de libéraliser davantage le marché du doublage. On estime alors que la France compte environ 2000 comédiens avec un noyau dur, très affirmé de trois à quatre cents comédiens de doublage qui manifestent pour leurs droits. Ainsi, « le 26 octobre 1987, des centaines d’acteurs français manifestent à Chaillot pour dénoncer ce que Pierre Arditi appelle “ un danger de mort qui nous guette ! ” ». Ce groupe de quelques centaines de comédiens est très actif durant la grève, s’affirme ainsi aux yeux de l’industrie et c’est probablement ce même groupe qui conduira en grande partie la grève de 1994. Après avoir obtenu une baisse de 10 % de films doublés par des artistes-interprètes québécois, les comédiens de doublage français continuent d’exiger une annulation pure et simple de la part de films doublés en québécois et « que les trois nouvelles chaines privées de la télévision ratifient elles aussi l’accord sur la limitation des doublages étrangers65 ». La grève est résolue en une semaine : le groupe de comédiens, soutenu par l’ensemble de la profession du doublage français, obtient le maintien du protectionnisme du doublage français et l’abandon des négociations. Cette grève est l’occasion pour les comédiens de doublage de pérenniser leur activité sur le territoire et de s’imposer face au doublage francophone réalisé à l’étranger. Toutes ces grèves construisent l’histoire du comédien de doublage et éclairent, mettent en perspective celle de 1994. Face au danger du chômage comme à la surexploitation de leur travail, plusieurs comédiens spécialisés revendiquent leur droits et parts du marché.

L’EMERGENCE DE NOUVELLES REVENDICATIONS

Les comédiens de doublage ont, à plusieurs reprises, dans leur histoire, été assez nombreux et autonomes, conscients de la spécificité de leur activité pour se mettre en grève, seuls ou avec d’autres techniciens. Au début des années 1990, ils sont d’autant plus nombreux que le secteur du doublage a considérablement augmenté au fil des ans avec le développement des chaînes privées. En 1985, Jack Lang établit une loi novatrice, la loi du 3 juillet 1985 sur les droits d’auteurs et les droits voisins, communément nommée la « loi Lang ». En quoi consiste cette loi ? Son créateur la définit comme telle :
Son objet se résume ainsi, s’appuyant sur la loi déjà votée en 1957 sur la propriété littéraire et artistique, elle a adapté les droits de tous les partenaires de la création, auteurs, artistes-interprètes, entreprises de production, à l’évolution des nouvelles techniques de communication.
Cette loi est à envisager dans le contexte de l’émergence des chaines privées mais aussi du marché de la vidéo. Elle insuffle la reconnaissance du droit voisin du droit d’auteur, c’est-à-dire le droit à la propriété intellectuelle, donc aux redevances complémentaires sur l’exploitation de l’oeuvre, pour les artistes. Dès son annonce, elle se retrouve confrontée à « l’opposition des grands médias audiovisuels ». Ces derniers, bien conscients de l’impact d’un droit voisin du droit d’auteur sur leurs activités, redoutent les conséquences financières de cette loi sur leurs revenus. Pour Lang, cette loi répond avant tout « à une double exigence : une exigence de rémunération, car les créateurs doivent disposer de moyens à la fois pour produire et pour vivre ; mais aussi et surtout une exigence de justice, puisque ces créateurs étaient auparavant spoliés ». Pour les comédiens de doublage, ce droit voisin permettrait de toucher des redevances sur l’exploitation de leurs travaux à la télévision et la commercialisation, alors en plein essor, de la vidéo domestique. Cependant, ce statut concerne uniquement les artistes-interprètes. Rappelons que l’artiste-interprète est selon l’article L212-1 (codifié par la loi n° 92-597 du 1er juillet 1992 relative au code de la propriété intellectuelle) : « La personne qui représente, chante, récite, déclame, joue ou exécute de toute autre manière une oeuvre littéraire ou artistique, un numéro de variétés, de cirque ou de marionnettes ».
Toute la question est donc de savoir si les comédiens de doublage sont ou non des artistes-interprètes. En effet, cette condition sera utilisée par les utilisateurs du doublage pour invalider les revendications des comédiens, en affirmant que ces derniers relèvent du statut « d’artiste de complément » qui lui, ne touche aucun droit voisin du droit d’auteur. Il notable de constater que ce statut implique autant de questions financières qu’une question de reconnaissance artistique. Notons aussi que l’affiliation entre le comédien de doublage et l’artiste-interprète n’a rien d’une nouveauté. Lors des précédentes grèves et notamment pendant la grève de 1977, les comédiens de doublage sont souvent nommés « artistes-interprètes » dans tous les rapports du Sénat évoquant cette grève, comme dans différents articles de journaux. Ainsi nommé en 1977, le comédien doit donc se battre en 1994 pour qu’on lui reconnaisse ce statut. Cette contradiction illustre la difficulté de nommer le comédien de doublage et bien entendu, ce qu’implique la loi Lang. La revendication de ce statut paraît dès lors tout autant comme une affirmation de son identité et de son travail qu’une manoeuvre juridique afin d’obtenir une plus grande rémunération. Mais le comédien de doublage est-il réellement un artiste-interprète à part entière ? Car, si le comédien l’est sans aucun doute, les spécificités de son métier peuvent-elles donner lieu à ce statut comme la publicité et la radio ? Quel est son statut professionnel sur un plan juridique ? Cette question est la source des tensions au sein de la grève de 1994.

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Table des matières
Introduction
Première partie : Entre tensions inhérentes et nouvelles revendications : quelle place pour les comédiens de doublage en France dans la première moitié des années 1990 ?
Chapitre I. Un groupe professionnel difficile à cerner et parcouru de tensions
I.A. Comprendre les tensions qui traversent ce groupe difficile à cerner
I.B. Et pourtant… Un métier qui a su défendre ses intérêts : bref retour sur l’histoire des conflits sociaux qui ont marqué l’histoire du métier de comédien de doublage en France
Chapitre II. L’émergence de nouvelles revendications
II.A. La loi Lang (1985) : une loi qui aurait dû les regrouper tous et dans un statut les lier
II.B. Le développement de la vidéo domestique et des chaînes privées : une arme à double tranchant
II.C. Facteurs immédiats et signes avant-coureurs de la grève de 1994 : la mort de la Cinq (1992) et les premiers procès intentés par des artistes-interprètes
Deuxième partie 1994-2005 : de la grève de 1994 à la convention DAD-R (Droits des Artistes dans leurs activités de Doublage Révisée) : Une longue, très longue négociation
Chapitre III. Octobre 1994-janvier 1995 : l’incertaine conquête du statut d’artiste-interprète
III.A. 18 octobre 1994, l’avènement du conflit
III.B. Novembre 1994 : des revendications qui évoluent, de nouveaux soutiens et les premières fissures
III.C. Décembre 1994 – janvier 1995 : le début de la fin
Chapitre IV. Arrêt & effets de la grève : entre victoire et désillusion
IV.A. On ne « pardonne pas d’avoir quitté le troupeau »
IV.B. La convention DAD-R : histoire d’une perpétuelle (re)négociation
Conclusion générale
Bibliographie
Annexes

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