LE DÉVELOPPEMENT DES INFRASTRUCTURES DU PORT
DE TROIS-RIVIÈRES
INTRODUCTION
Au XIXe siècle, le Saint-Laurent a été l’enjeu d’importantes rivalités entre ports.Cette concurrence, longuement discutée par Albert Faucher et Jean-Claude Lasserre), a fait l’objet de deux thèses majeures dans l’historiographie canadienne. La première, la thèse laurentienne, soutenue pour la première fois par Donald Creighton2 , postule que le port de Montréal, favorisé par les politiques économiques, a absorbé le trafic dévolu au port de Québec, le reléguant ainsi au second rang sur le Saint-Laurent. La seconde, la thèse nord-américaine, défendue par Albert Faucher, explique le déclassement de Québec par les changements dans l’exploitation des ressources, les progrès techniques et les exigences entrepreneuriales. Selon cette dernière vision, le commerce du bois et la construction navale qui, dans la première moitié du XIXe siècle, faisaient la force de la ville de Québec ont été mis à mal par le libre-échangisme britannique et la modernisation de la flotte de navires marchands . Alors que la politique de libre-échange a entraîné une continentalisation de l’économie, qui favorisait Montréal, les impératifs de mises à niveau des flottes ont demandé une restructuration de l’industrie de la construction navale qui n’a pas eu lieu.
Depuis le milieu du XIXe siècle, le port de Montréal a profité également des canalisations successives de la voie navigable, qui lui ont progressivement procuré une position de tête de ligne de la navigation océanique sur le fleuve. Une fois les ruptures de charge supprimées en aval (principalement à l’entrée du lac Saint-Pierre), Montréal allait devenir la dernière étape de transbordement entre l’Atlantique et les Grand-Lacs, lui conférant dès lors une position stratégique pour le commerce canadien. Position consolidée par les politiques ferroviaires, qui ont fait de la métropole un véritable nœud de communications , favorisant ainsi les intérêts de la bourgeoisie montréalaise qui cherchait à concurrencer New York pour l’exportation des céréales de l’Ouest.Le Saint-Laurent avait également été une voie de communication essentielle au développement de la socioéconomie québécoise. Dans Le pays laurentien au XIXe siècle,les morphologies de bases3 , Serge Courville, Normand Séguin et Jean-Claude Robert soutiennent que les dynamiques internes de l’ axe laurentien , par l’ intermédiaire des échanges, ont servi à l’ unification de l’espace québécois.
Ces échanges se sont d’ailleurs accélérés, tout au long du XIXe siècle, avec la densification des infrastructures du transport fluvial , ferroviaire et routier. Le fleuve a ainsi été au centre de la vie de relation des riverains, et a stimulé à la fois l’activité agricole et le développement industriel, comme le montre si bien Jocelyn Morneau dans sa monographie consacrée au secteur du lac Saint-Pierre4 • À la tête du grand plan d’eau , juste à mi-chemin entre Québec et Montréal se trouve Trois-Rivières et son havre, auquel est consacrée la présente étude. TroisRivières , comme plusieurs chercheurs l’ ont signalé avant nous, a tiré très tôt profit de sa situation en bordure du fleuve. C’est d’ailleurs à la fonction d’échange que la ville doit sa naissance . Grâce à la présence du Saint-Maurice , vaste affluent du Saint-Laurent qui permettait de draîner les pelleteries depuis la baie James, la cité de Laviolette a constitué un important poste de traite des fourrures sous le Régime français, mais l’activité commerciale a décliné rapidement avec les Guerres iroquoises. Progressivement, le petit boürg trifluvien allait prendre la vocation de pôle administratif: siège du gouvernement local à compter de 1665, il est devenu le chef-lieu du district judiciaire (1792), puis de l’évêché (1852).
Les amendements à l’Acte d’incorporation: une question financière
Plusieurs amendements à l‘Acte d‘incorporation concernaient la capacité d’emprunt de la CHTR pendant ses premières années d’existence. Dès 1883 , les commissaires rapportaient au gouvernement les problèmes qu ‘ ils rencontraient pour financer l’aménagement du port. C ‘est que les débentures qu ‘ ils étaient autorisés à émettre devaient être utilisées comme moyen de payement auprès des entrepreneurs réalisant les travaux , et non pas comme un moyen de financer ces travaux.En 1899, un tarif spéc ial pour les droits de havre sur les navires a été établi po ur les bâtiments transportant du charbo n et les droits de quaiage, incluant les droits de havre sur les marchandi ses, ont été réduits de 10 à 7,5 ce ntimes par tonne de c harbo n chargé ou déchargé . Nous nous référons ici à la broc hure La cité des Trois-Rivières, publiée en 1910 par l’Association des citoyens de Trois-Ri vières , assoc iation ouverte à to us les c itoyens dont l’objectif était de promouvoir la ville des Trois-Rivières , d ‘y attirer les entrepreneurs pour favoriser le développement du commerce et de l’ industrie, et d ‘ appuyer son embelli ssement et son assai ni ssement.
En 19 10 , l’association était présidée par C .R . Whitehead , l’un des plus importants entrepre neurs du début du XXe siècle à Trois-Rivières . TI fut l’ un des membres fondateurs de la Wabasso et de la Wayagamack .conséquent, les commissaires ont obtenu un nombre restreint de soumissions, dont les montants étaient surévalués, lorsque les entrepreneurs ne se rétractaient pas tout simplement. Cela entraîna des retards et nuisit considérablement aux finances de la CHTR. La Commission devait payer un taux d’intérêt de 6% sur les débentures émises,ce qui a conduit les commissaires à réclamer les mêmes avantages que leurs vis-à-vis de Québec et de Montréal, qui eux, payaient seulement 4% d’ intérêts, plus 1% de fonds d’amortissement . Sans tarder, le député Hector-Louis Langevin a déposé une résolution à la Chambre des Communes du Canada dans le but d’appuyer la requête de la CHTR28 . Cela permit aux commissaires d’emprunter au gouvernement 82000 $ à un taux d’ intérêt de 4% pour racheter les débentures préalablement émises, d’en payer les intérêts, et de finir les travaux en cours.
En contrepartie, ils perdirent la possibilité de s’endetter au-delà des 82000 $ jusqu’alors autorisés par le gouvernement (et dont le remboursement devait être garanti par un fonds d’amortissement de 1%) . Malgré tout, les commissaires ont éprouvé des difficultés à s’en acquitter, puisque sept années plus tard, il était de nouveau question de leur endettement. Ainsi, en 1892, la CHTR demanda l’annulation des arriérés d’intérêts, sur l’emprunt fait auprès du gouvernement, et le droit de réémettre des débentures jusqu’à concurrence de 300 000 $.Les commissaires ont eu en partie gain de cause, puisqu’ils obtinrent de nouveau le droit d’emprunter au-delà du seuil de 82000 $ auquel ils avaient été restreints. Ils purent ainsi émettre pour 218 000 $ de débentures supplémentaires au taux d’ intérêt de 6%, dont 1% consacré au fonds d’amortissement, à condition qu ‘ ils aient remboursé les arriérés du ~ au gouvernement29 . Cette contrainte ne permit pas aux commissaires de continuer les travaux d’ infrastructures, encore incomplets et improductifs, les plaçant dans l’incapacité d’accroître les revenus du port.
L ‘objectif de la loi ne put donc pas être atteint, et les arriérés d’ intérêts continuèrent à s’accumuler. La situation resta bloquée jusqu ‘en 1895 , alors que de nouvelles dispositions législatives permettaient aux commissaires de ne payer que les intérêts de 1892 , soit 15 000 $, contrairement aux 30 476 $ de 1895 3°.Or, malgré tout le soutien apporté à la CHTR dans le but d’alléger le poids de sa dette , celle-ci n’était toujours pas réglée à la fin du XIXe siècle. Ainsi, dans une lettre adressée au ministre libéral des Travaux publics, Israël Tarte 3 ), les commissaires signalèrent les attentes qu ‘ ils avaient vis-à-vis des libéraux qui remplacèrent les conservateurs aux élections fédérales de 1896 ; ils demandaient les moyens de poursuivre les aménagements du havre , dont les travaux étaient en attente depuis trop longtemps . La CHTR blâmait alors ouvertement le gouvernement conservateur et les modifications qu ‘ il avait apportées à l’Acte d’incorporation du havre. Selon elle, ces changements auraient stoppé le développement du port qui , au bout de quinze années d’existence , n’ avait qu ‘ une infime partie de son plan d’aménagement de réalisée.
Notons que le taux d ‘ intérêt de 6 % prévu sur les débentures a été dénoncé en 1883 par les co mmi ssaires comme étant trop é levé. Élu député à la Chambre des Communes e n 1891, il devient ministre des Travaux publics du gouverneme nt Laurier e n 1896. Il a conservé cette fonction jusqu’e n 1902 , année où il fut congédié.Durant cette période , no us pouvons noter qu ‘ il s’était g randement investi dans le développement du port de Mo ntréal. Pau l-A ndré Linteau , « Le développement du port de Montréal au début du 20e siècle »,CHTR demandait également à ce que sa dette (82000 $) soit effacée, en compensation des entraves subies 32 .
Après le changement de gouvernement en 1896, les libéraux au pouvoir jusqu’en 1911 ne firent aucun amendement à l’Acte d’incorporation du havre trifluvien. Il fut certes question d’un projet de loi, en 1904, mais celui-ci fut retiré • Le prochain véritable changement n’allait survenir qu’en 1923, avec la refonte de l’Acte d’incorporation, qui modifiait la composition de la Commission. 34 La Commission du havre de Trois-Rivières fut finalement dissoute en 1936, lors de la création du Conseil des Ports nationaux.
L’ÉVOLUTION DES EFFECTIFS DE LA COMMISSSION
Après avoir présenté la structure administrative du port de Trois-Rivières, nous nous intéresserons de plus près à ses acteurs. Pour identifier les commissaires du havre et connaître leurs origines sociales, nous nous sommes appuyé sur plusieurs sources, dont les Décrets du Conseil privé du Canada. Cette source de première main nous renseigne sur les dates de leur entrée en fonction, leur lieu de résidence et leurs activités socioprofessionnelles. De surcroît, ces documents indiquent les raisons de leur départ,que ce soit par décès, démission ou limogeage. Nous avons ainsi pu dégager quelques considérations essentiellement politiques sur les relations qu’ont entretenues la CHTR et le gouvernement fédéral, mais aussi sur la proximité de la CHTR avec la Municipalité de La CHTR réclame en outre une modification des lois régissant le port pour obtenir les mêmes droits que le havre de St.John, au Nouveau-Brunswick, sans en préciser la nature. Nous n’avons malheureusement pas réussi à obtenir plus d ‘ information sur ce projet de loi. Il est question ici de l’Acte 13-14 George , qui a notamment pour effet de réduire le nombre de commissaires , qui passe de cinq à trois. Toutes les nominations reviennent au Gouverneur général en Conseil.
Trois-Rivières et la CCTR. Pour établir la liste des maires de Trois-Rivières, nous avons utilisé les données compilées par René Verrette dans le cadre de son étude sur Les idéologies du développement régional des élites en Mauricie 35 . Rappelons que le maire siégait d’office à la CHTR, de même que le président de la CCTR. Pour obtenir la liste de ceux qui ont occupé cette fonction, nous avons eu recours à l’Album souvenir, 1881-Nous avons ainsi tenté de reconstituer les effectifs de la Commission du havre, pour les années 1882 à 1911. L’implication dans cet organisme, et surtout, l’accumulation de fonctions prestigieuses, constituent comme on le sait un indicateur de la position élitaire3 7 • Nous verrons que les commissaires ont entretenu d’étroites relations avec le Conseil municipal et la Chambre de commerce de Trois-Rivières. Après avoir brièvement examiné les mandats des commissaires, nous nous efforcerons de cerner leurs réseaux de relations et de mettre en lumière les intérêts qui y sont représentés.
Une complémentarité inachevée: le commerce du bétail
Depuis la naissance du projet d’incorporation du havre, les commissaires et les élites trifluviennes avaient présenté le port de Trois-Rivières comme une alternative à Montréal, plus qu’un concurrent pour l’exportation du bétail debout63 . Ce commerce a d’ailleurs été mis sur le devant de la scène lorsque l’État fédéral commanda une étude sur les exportations de bestiaux du Canada, enquête justifiée par la forte mortalité des animaux durant leur transport vers l’Angleterre (en raison des difficiles conditions de transport, et notamment de la chaleur et du manque de ventilation des cales) 64. Les Trifluviens se présentaient alors comme défenseurs des intérêts du commerce canadien , en garantissant une meilleure qualité du bétail expédié. Il faut savoir qu’en GrandeBretagne, le cheptel était débarqué dans un état qui, bien souvent, ne permettait pas directement sa commercialisation, et les pertes encourues sur certains segments du fleuve étaient courantes au cours des traversées depuis Montréal. En effet, chaque saison de navigation, des dépouilles étaient repêchées en amont et même en aval de TroisRivières , ou même déposées sur les quais de la ville. Certes, tous les navires n’étaient pas touchés de la même manière, les lignes régulières, mieux équipées pour le transport d’animaux debout, auraient été moins concernées.
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Table des matières
RÉSUMÉ
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES TABLEAUX
LISTE DES FIGURES
LISTE DES ABRÉVIATIONS
INTRODUCTION
LES PORTS COMME INTERFACE
La structure administrative
infrastructures portuaires
Compétitivité et rivalité portuaire
Évaluer l’activité portuaire
Étudier la batellerie
NOTRE DÉMARCHE DE RECHERCHE
LES SOURCES UTILISÉES
CHAPITRE 1 L’ADMINISTRATION DU PORT DE TROIS-RIVIÈRES
L’INCORPORATION DU HAVRE DE TROIS-RIVIÈRES (1882)
LE CADRE JURIDIQUE DE L’ADMINISTRATION PORTUAIRE
L’organisation de la Commission
Les amendements à l’Acte d’ incorporation: une question financière
L’ÉVOLUTION DES EFFECTIFS DE LA COMMISSSION
Les mandats des commissaires
Des liens étroits entre la Commission du havre , la Municipalité et la Chambre de commerce de Trois-Rivières
Les intérêts représentés au sein de la CHTR
CONCLUSION
CHAPITRE 2 LE DÉVELOPPEMENT DES INFRASTRUCTURES DU PORT
DE TROIS-RIVIÈRES
LE PORT À LA VEILLE DE SON INCORPORATION
LE PLAN DE DÉVELOPPEMENT DE 1882 ET SES SUITES
Un plan de développement rapidement remis en question
La CHTR peu à peu dépossédée de l’aménagement portuaire (1886-1896)
Un premier bilan dressé par les commissaires
LE DÉVELOPPEMENT DU HAVRE APRÈS 1896
Les suites données aux doléances des commissaires
Le plan de développement de 1900
La réalisation du plan de 1900 : une implication directe de l’État
LE BILAN DU DÉVELOPPEMENT DU HAVRE DE TROIS-RIVIÈRES EN 1911
L’état du port en 1911
Deux espaces délaissés: l’embouchure du Saint-Maurice et Doucet Landing
CONCLUSION
CHAPITRE 3 LE TRAFIC EXTÉRIEUR DU PORT DE TROIS-RIVIÈRES (1886-1914)
LES SOURCES DONT NOUS DISPOSONS SONT-ELLES FIABLES?
LA RÉPARTITION DU TRAFIC PORTUAIRE
LE TRAFIC OCÉANIQUE AU PORT DE TROIS-RIVIÈRES
Statistiques de la fréquentation et du tonnage des navires océaniques
La fréquentation des navires océaniques au port de Trois-Rivières
L’avant-pays du port de Trois-Rivières
LE TRAFIC À DESTINATION DES ÉTATS-UNIS
ÉLARGIR L’AVANT-PAYS ET DIVERSIFIER LES ÉCHANGES
TROIS-RIVIÈRES: UN PORT ENTRE MONTRÉAL ET QUÉBEC
De la concurrence du port de Trois-Rivières
Trois-Rivières, un port complémentaire ?
Une complémentarité inachevée : le commerce du bétail
CONCLUSION
CHAPITRE 4 LE TRAFIC INTÉRIEUR ET L’ARRIÈRE-PAYS PORTUAIRE (1882-1914)
LE TRAFIC INTÉRIEUR DU PORT
L’évolution du trafic et de la batellerie du trafic intérieur
Les lignes de navigation sur le fleuve
Les aires de relations fluviales
LA « TRAVERSE» : LE LIEN AVEC LA RIVE SUD (1882-1914)
Le service de la traverse sous les commandes de Charles Bourgeois (1853-1905 )
La traverse après la mort de Charles Bourgeois (1905 -1914)
La Rive-Sud : un arrière-pays limité
L’ARRIÈRE-PAYS DE LA RIVE-NORD
L’arrière-pays immédiat
L’arrière-pays fore stier de la vallée du Saint-Maurice
L ‘arrière-pays industriel de la vallée du Saint-Maurice
L’ interconnexion ferroviaire du havre trifluvien
Un arrière-pays national pour le havre de Trois-Rivières ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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