L’imaginaire du rêve chinois de fiction
En littérature chinoise, il est extrêmement rare que les rêves de fiction n’aient pas quelque chose à voir avec le surnaturel. Il est possible que le rêve n’ait aucune incidence que l’on puisse qualifier d’étrange, mais cela représente une infime portion des récits oniriques de fiction : l’usage quasi général, qui ne cessera de se voir vérifié tout au long de cette étude, veut qu’au moins un élément mineur du rêve se trouve avoir un lien avec la vie éveillée, ce lien demeurant injustifiable d’un point de vue rationnel – mais étant recevable dès lors que l’on accepte l’existence de forces magiques. J’emploie le terme de « surnaturel » parce que dans les récits qui feront l’objet de mon étude, le magique n’est pas considéré comme une norme : le monde de référence ne tient pas le magique pour naturel – il n’est pas merveilleux. J’emploierai par ailleurs régulièrement le terme d’« étrange » parce que, porteur de même racine latine (extraneus) que le mot « étranger », il restitue l’idée d’une apparition de ce qui n’est pas familier – et donc étranger à la norme. De façon ironique, j’aurai l’occasion dans cette étude d’observer que ce qui est « étrange » ne provient parfois pas de l’extérieur, de l’étranger, mais bien plutôt de l’intérieur, de ce qui est précisément familier.
Je n’emploierai pas le terme de « fantastique » afin de tenter d’éloigner les récits de mon corpus de la littérature fantastique européenne qui a vu un véritable essor au XIXe siècle, et qui a fait l’objet de toute une théorisation au XXe siècle – notamment par Tzvetan Todorov. Ce n’est pas que les deux objets soient fondamentalement différents – bien au contraire, une étude comparative faisant usage d’outils structuraux comme la psychanalyse pourrait souligner de fortes similitudes –, mais, sans avoir une connaissance spécialisée de la littérature fantastique européenne, il me semble que les deux types de récits présentent de grandes différences dans la façon de « nommer » le surnaturel, au point que l’irruption de ce dernier n’est pas perçue de la même manière. Une telle remarque nécessiterait naturellement d’être vérifiée par une étude comparative approfondie. Mais pour continuer sur cette intuition, je pense que la terminologie chinoise peut justement nous éclairer sur cette différence de perception du surnaturel : bien que, comme je l’ai dit plus haut, la magie ne cesse d’envahir l’imaginaire chinois, le terme chinois moderne se référant au surnaturel est une traduction littérale du terme français (ou anglais : supernatural): chaoziran 超自然 signifie « qui va au-delà de, qui dépasse le naturel ». Les termes qui, en chinois, font référence à des éléments surnaturels, désignent directement les manifestations de ce surnaturel : shen 神, « divinités », yao 妖 et mo 魔, entités malfaisantes semblables à des démons… La dénomination passe donc par ce qui est déjà symbolisé, et non pas par la caractéristique de ne pas correspondre à la norme.
L’espace du rêve
En ceci que les rêves chinois de fiction ont pour visée essentielle d’établir un lien – de connaissance ou de matière – avec le monde tenant lieu de référence du réel parce qu’il correspond à la veille, l’onirisme chinois est lié à la question de l’espace. De fait, on verra que les rêves chinois « emmènent » fréquemment le rêveur en un lieu qui n’est pas celui où il s’est endormi, de par l’imaginaire ancien tournant autour de la séparation, durant le sommeil, du corps plongé dans la léthargie et du corps subtil – pour ne pas parler d’« âme ». Le rêveur acquiert en ce lieu autre un savoir – et même parfois un objet concret – qu’il se fera fort de ramener dans le monde de la veille, donnant par là la preuve de la véracité de la chose onirique. A de rares exceptions près, les deux espaces faisant l’objet de visites en rêve sont le monde des morts et le monde des vivants lui-même – mais perçu alors sous un jour différent.
La fiction chinoise connaît une très abondante littérature prenant pour décor les lieux où se retrouvent les morts après leur trépas, et notamment les enfers qui, sous l’influence de l’imaginaire bouddhiste, ont fait fleurir quantités de descriptions de ce lieu de punition et de jugement. Le tableau des enfers tient souvent lieu de miroir déformant mettant en lumière les défauts de notre propre monde : la justice y est appliquée avec une rigueur faisant défaut aux mortels, et les récits qui en décrivent les bienfaits prennent une tournure morale ou satirique. Deux états physiologiques président à l’entrée dans le monde des morts : le trépas, et ses variantes impliquant notamment un aspect temporaire – que je nomme « catalepsies » –, et le rêve. Il existe bien entendu d’autres conditions permettant à un mortel de se retrouver dans la dimension infernale, mais mort et rêve sont les principaux biais. Il en résulte une grande similitude entre ces deux états.
Le monde des vivants offre lui aussi des lieux où il est loisible pour les rêveurs de se rendre. Mais pour qu’il y ait un intérêt à visiter des lieux que la veille permettrait tout à fait de voir, il faut que le rêve confère au personnage des capacités extraordinaires: se déplacer à grande vitesse, devenir si petit qu’on peut explorer un espace miniature, ou encore percevoir les choses de l’invisible qui peuplent ce bas monde sans que les hommes ne le sachent. L’expérience est alors l’occasion d’une reflexion sur les valeurs relatives qui sont usuellement les nôtres, permise par ce changement d’angle dans la perception du quotidien. Et c’est en considérant que le surnaturel et toutes les choses qui sont initialement reliées au monde des morts imprègnent constamment le monde ordinaire que l’on saisit ceci que les deux espaces – lieux de l’au-delà et de l’ici-bas – ne sont pas séparés par une barrière géographique. Ils sont bien plus souvent liés par une articulation topologique, c’est-à-dire une logique spatiale ne répondant pas aux exigences des espaces euclidiens, mais à des phénomènes de déformation spatiale permettant par exemple à un point de se situer simultanément en deux endroits distincts, à une distance donnée d’être rétrécie ou distendue.
Voyages dans le monde des morts
Que la destination privilégiée des voyages oniriques corresponde aux enfers pourrait au premier abord paraître incongru puisque seule la mort devrait logiquement en ouvrir les portes. Mais cela n’a de fait pas grand-chose d’étonnant dans la culture chinoise lorsque l’on considère les fondements de sa théorie onirologique : dans le rêve comme dans la mort, un corps impalpable, le hun 魂, s’échappe de l’enveloppe corporelle pour vagabonder et peut atteindre les lieux habituellement interdits aux vivants. Dès lors, l’imaginaire de ce qui attend l’homme après la mort est largement prisé par les auteurs d’anecdotes oniriques, et façonne un substrat culturel commun dans lequel puiseront pendant des siècles les histoires de rêves.
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Table des matières
Introduction
1) Discours sur le rêve chinois et choix de l’objet
A – Recherche moderne sur le rêve chinois
B – Définition du corpus
2) Les enjeux : modernité et subjectivité
3) La méthode
I – L’imaginaire du rêve chinois de fiction
1 – L’espace du rêve
A – Voyages dans le monde des morts
a) Hun, po et déplacements oniriques
b) Enfers et jugement
B – Voyages dans le monde des vivants
C – Un espace topologique
2 – Le rêve illusoire
A – Les limites de la perception
a) Une perception humaine toute relative : l’incertitude de notre savoir
b) Prendre le rêve pour la réalité et la réalité pour le rêve
B – La valeur attribuée à la veille et au rêve
a) Du rêve qui comptait autant que la veille
b) Se perdre entre la veille et le rêve
c) Parvenir à sortir du rêve : la compréhension bouddhiste de l’illusion du monde
II – La narration du rêve : outils langagiers
1 – S’endormir, rêver et s’éveiller : lexique indicateur du rêve
A – L’entrée dans le rêve
B – La sortie du rêve
C – Enrichir la fin d’un rêve
a) Etoffer l’expression du réveil : l’emploi d’adverbes
b) Accentuer la surprise du réveil : la tension onirique ultime
2 – Ce n’était qu’un rêve ! L’effet de lecture rétrospective
A – Influences transtextuelles
B – Caractéristiques des rêves à effet de lecture rétrospective
C – Fréquence des rêves à effet de lecture rétrospective
3 – Classique, vernaculaire ou mixte : le choix de la langue
A – « De l’empire des mots à celui de la langue »
B – Instiller de la subjectivité : la langue dans la réécriture
a) Trois récits en langue classique : des réécritures touchant peu à la langue
b) Un récit en langue vernaculaire : la réécriture de plusieurs textes sources
c) Retour à la langue classique et investissement subjectif décuplé : le changement de point de vue
d) L’adaptation libre de l’histoire : désinvestissement subjectif et renouveau de l’imagination
4 – La langue et la prise de parole onirique
A – Langues classique et vernaculaire, absence de prise de parole du rêveur
B – Langue classique, prise de parole du rêveur
C – Langue vernaculaire, prise de parole du rêveur
III – L’intention narrative : invitation à l’interprétation ou « rêve pour le rêve » ?
1 – L’interprétation onirique : entre tradition et réinvestissement
A – L’interprétation onirique : pratique classique
a) Une tradition ancienne
b) La preuve de la véracité du rêve
B – L’interprétation réinvestie : pièges, incertitudes et modernité
a) Prédestination ou libre arbitre ?
b) La manipulation par des personnages malveillants
c) L’interprétation en trop : la réalisation littérale du rêve
d) L’interprétation impossible ou incertaine
2 – Place du rêve dans l’économie du texte
A – L’effacement de l’interprétation
a) Insertion du rêve dans le récit global
b) Absence narrative de l’interprétation
B – Le rêve libéré de sa fonction
3 – Rêve et création littéraire
A – Cadres oniriques pour la création littéraire
B – Dans l’intimité du rêve : une production littéraire tournée vers soi ?
C – Rêve et fiction : valeur équivoque
Conclusion
