« La vérité scientifique est une erreur qui a été corrigée ». Gaston Bachelard .
Contexte
La lagune de Thau est un écosystème méditerranéen dont les principaux usages anthropiques répertoriés par le Schéma de Cohésion Territoriale 2010-2030 sont la conchyliculture, la pêche, le tourisme et les activités nautiques de loisir . La conchyliculture intègre depuis les années 1970, l’élevage de l’huître creuse, Crassostrea gigas importée du Japon et du Canada (Grizel & Héral 1991; Buestel et al. 2009; Héral 1989). Les ostréiculteurs méditerranéens cultivent jusqu’à maintenant cette huître en s’approvisionnant principalement en naissains nés sur les côtes atlantiques ou en écloseries puisque cette espèce est connue pour ne pas se reproduire ou de manière très occasionnelle en lagunes méditerranéennes conchylicoles (Héral 1989; Goulletquer 1995; Héral 1986). Cependant, la raréfaction du naissain et la spéculation des prix induites par les épisodes de surmortalité de naissain à partir de 2008 (Pernet et al. 2010; Pernet, Lagarde, Jeanné, et al. 2014; Pernet, Lagarde, Le Gall, et al. 2014) ont amené la filière ostréicole méditerranéenne au souhait de développer un approvisionnement régional en naissain natif.
Pour répondre à ce souhait, plusieurs expérimentations ont été mises en œuvre sur la lagune de Thau dès 2010 dans le cadre des projets régionaux PRONAMED phase 1 de 2010 à 2011 (Rayssac et al. 2012), phase 2 de 2012 à 2014 (Lagarde, Fiandrino, et al. 2015; Lagarde, Gervasoni, et al. 2015) et d’un projet national : l’observatoire national VELYGER . L’objectif scientifique commun à ces projets était d’améliorer les connaissances de la reproduction et du recrutement de l’huître dans le contexte particulier des lagunes méditerranéennes. Les résultats du projet PRONAMED ont mis en évidence le potentiel économique du captage naturel en lagune de Thau, mais avec une forte variabilité dans son succès (Rayssac et al. 2012; Lagarde, Gervasoni, et al. 2015). Les hypothèses avancées pour expliquer cette variabilité étaient diverses sans être précises : les conditions hydrodynamiques de la lagune, son hétérogénéité écologique intrinsèque, ainsi que les conditions trophiques variables induites par les fluctuations environnementales. Les observations issues du réseau VELYGER démontrent le caractère exceptionnel de la lagune de Thau dans le panorama des bassins conchylicoles français tant sur sa nature hydrobiologique que sur les processus de reproduction (gamétogénèse et ponte) et de recrutement (développement larvaire, fixation et métamorphose) (Pouvreau 2018; Pouvreau 2016).
Il est reconnu que les conditions biotiques (Hjort 1926; Lasker 1975; Rothschild & Osborn 1988) et abiotiques comme la température (Olive et al. 1997) et l’hydrodynamisme (Parrish et al. 1981; Harvey & Bourget 1997; Jonsson et al. 2004) sont déterminantes pour le recrutement des invertébrés marins. Les connaissances sur l’huître creuse, en particulier sur ses stratégies de reproduction et de recrutement, ont été essentiellement acquises dans les écosystèmes atlantiques (His & Seaman 1992; Lagarde et al. 2018; Auby & Maurer 2004; Bernard 2011). Cependant, le fonctionnement des écosystèmes ostréicoles méditerranéens est connu pour être résolument différent des écosystèmes atlantiques en termes de régimes climatiques, de régimes de marée, d’hydrologie, d’hydrodynamique et d’écologie (Pichot et al. 1991; Héral 1989).
Dans ce contexte, l’objectif de cette thèse est donc de décrire et d’analyser les facteurs déterminants de la reproduction de l’huître creuse en écosystème lagunaire méditerranéen à partir des données du projet PRONAMED phase 2. Il s’agit en particulier de comprendre la variabilité du recrutement naturel des larves dans la perspective du développement d’un approvisionnement local en naissain soutenu par les ostréiculteurs méditerranéens.
La lagune de Thau
Géographie et usages
La lagune de Thau fait partie du complexe des lagunes côtières méditerranéennes françaises occupant près de 50% de la côte occitane sur le pourtour du golfe du Lion (Figure 1). Ces écosystèmes récents, âgés de 6 000 à 10 000 ans environ, sont la conséquence de la stabilisation du niveau de la mer au niveau actuel et de dépôts sableux et alluvionnaires. Le découpage des lagunes occitanes et leur configuration actuelle se sont dessinés au cours du 17ème siècle.
La lagune de Thau est un bassin d’une superficie de 6792 hectares, d’une profondeur de 4.0 m en moyenne s’étendant sur un axe NE- SW de Balaruc à Marseillan (Guelorget et al. 1994; Fiandrino et al. 2017). Les caractéristiques hydromorphologiques s’expliquent par sa formation d’origine tectonique avec le bassin en synclinal et un plissement anticlinal formant le massif de la Gardiole au nord-est (Jauzein 2009).
Ce bassin de 295 millions de mètres cubes est alimenté en eau de mer par des canaux artificialisés appelés « Graus » en occitan. Les principaux apports en eau de mer passent par les canaux de la ville de Sète et représentent 90% des apports marins (en moyenne 6 millions de mètres cubes par jour), alors que le grau de Pisses-Saumes, au sud, ne représente que 10% des apports en eau de mer (Fiandrino et al. 2017). Le canal du Midi et le canal du Rhône à Sète représentent des entrées d’eaux saumâtres tandis que les apports en eau douce sont issus d’un bassin versant de 280 km2 avec deux cours d’eau principaux pérennes (La Vène et le Pallas). Ce réseau hydrographique est composé d’une dizaine de cours d’eau de petite taille, non pérennes pendant la saison sèche. Ces cours d’eau sont sous l’influence directe du climat méditerranéen littoral avec des précipitations irrégulières, pouvant devenir intenses l’été pendant les orages ou à l’automne pendant les épisodes cévenols entraînant des crues aussi violentes que soudaines. D’un point de vue hydrodynamique, le bassin est sous influence d’un régime nanotidal avec une faible influence des marées, un faible taux de renouvellement des masses d’eau et des temps de résidence élevés en moyenne, mais variables d’est en ouest selon les volumes de mélange des intrusions marines avec les eaux de type lagunaire (Fiandrino et al. 2017; Guelorget et al. 1987; Rosello-Tournoud 1991).
La lagune de Thau constitue un écosystème réservoir de biodiversité propice aux pêcheries et à la conchyliculture mais également très attractif d’un point de vue touristique. Les usages du bassin versant sont dédiés aux activités agricoles, touristiques et industrielles, avec une urbanisation en phase d’expansion. Cet ensemble d’activités bénéficie des fonctions et services écosystémiques dont le développement durable nécessite une gestion environnementale intégrée. La conchyliculture a été choisie comme un des usages prioritaires de la lagune par les différents contrats de gestion environnementale, depuis 1995 par le schéma de Mise en Valeur de la Mer, puis en 2005 dans le schéma d’aménagement pour la gestion de l’eau et dans le plan de gestion de la lagune défini par le schéma de Cohésion Territoriale. La gestion environnementale est orchestrée depuis 2005 par le Syndicat Mixte de Gestion du Bassin de Thau.
Ostréiculture
La France est le pays dont la production ostréicole est la plus importante en Europe avec environ 125 000 tonnes d’huîtres creuses produites au cours des années 2015/2016 . Cette industrie est fortement représentée sur la façade Atlantique, en Manche et en Méditerranée. Elle est aujourd’hui basée à 99% sur la culture de l’huître creuse Crassostrea gigas, dont l’origine est japonaise. Importée en 1970, cette espèce a trouvé une niche écologique favorable dans les écosystèmes atlantiques, en particulier dans les bassins d’Arcachon et de Marennes Oléron où croissance, survie et reproduction ont permis une viabilité économique immédiate de la production (Grizel & Héral 1991; Debos et al. 1972; Buestel et al. 2009). Mais elle a aussi très rapidement colonisé les écosystèmes au nord de la Loire (Thomas, Pouvreau, et al. 2016) et se reproduit désormais annuellement en rade de Brest (Pouvreau 2018; Pouvreau 2016). Les élevages ostréicoles méditerranéens sont principalement en lagunes à Thau, à Leucate et en mer.
Les premiers essais de mise en culture des huîtres ont été développés pour produire et engraisser des huîtres creuses arcachonnaises ou bretonnes (Crassostrea angulata) positionnées sur radeaux dans les canaux de Sète en 1875, puis transférés pour des raisons sanitaires en 1907 en lagune de Thau, dans sa partie Est appelée « l’étang des eaux blanches ». En 1908, les premiers essais de mytiliculture ont été mis en place à Balaruc. A partir de 1925, Louis-Antoine Tudesq (entrepreneur de Bouzigues) innove en proposant l’utilisation du plâtre et du ciment pour coller des « huîtres plates » d’Arcachon ou de Bretagne. Puis Pierre-Joseph Benezech utilisa des tuteurs de vignes en bois exotique, le palétuvier. Les années 1960-70 marquent un contexte de crise ostréicole en France du fait des mortalités de Crassostrea angulata (His 1976). En Méditerranée, le développement anarchique des concessions, la surexploitation locale de la capacité trophique et la diminution de la taille commerciale des huîtres s’ajoutent à cette crise de surmortalité (Pichot 1992). La conjugaison de ces phénomènes amène à une diminution des stocks d’huîtres à moins de 2 500 t entre 1965 et 1970 en lagune de Thau (Deslous-Paoli et al. 1998). En 1970, le remembrement des parcs conchylicoles vise un double objectif pour le renouveau de l’ostréiculture en lagune. Le premier est d’accroître les rendements, en déplaçant les tables vers le large et en les espaçant afin de permettre une meilleure circulation de l’eau, améliorant ainsi la distribution des éléments nutritifs (Hamon 1983; Amanieu et al. 1989). La zone conchylicole passe ainsi de 350 ha à plus de 1300 ha à l’intérieur de laquelle la surface des concessions réservées pour 2816 tables est de 352 ha.
Le second objectif est d’harmoniser les unités de production en créant un type unique de table (50 m de long sur 10 m de large). Ces tables se répartissent d’est en ouest en trois zones (Bouzigues, Mèze et Marseillan) couvrant respectivement 160 ha, 106 ha et 86 ha (Figure 2). Ici encore la diminution d’est en ouest des secteurs cultivables trouvait sa justification dans l’éloignement progressif de la principale arrivée d’eau de mer transitant par les canaux de Sète, considérée comme le principal facteur favorisant d’une manière directe (apport de plancton) ou indirecte (mouvement des masses d’eau) l’approvisionnement en nutriment. Ces mêmes considérations furent à l’origine de la décision de recreuser le Grau de Pisses-Saumes, à l’extrémité sud du Bassin, en 1974, afin de favoriser les échanges entre les eaux de la zone de Marseillan, réputée la moins productive, et la mer.
Par ailleurs, la profondeur moyenne de la zone de Bouzigues (A) étant plus importante que celle des zones Mèze (B) et Marseillan (C), le volume d’eau, et donc la quantité totale de nourriture présente, y sont supérieurs. C’est pour cette raison que les tables ont été installées plus densément dans la zone A, séparées par des « couloirs » de 100 m de large, qu’en zones B et C, où ces « couloirs » atteignent une largeur de 150 m. Ce remembrement local du cadastre ostréicole associé à l’importation de Crassostrea gigas du Japon vers la France a permis un renouveau de l’ostréiculture avec une augmentation des stocks en élevage à partir de 1970 en lagune de Thau pour atteindre un maximum de 22 000 tonnes en 1995 avec une production allant de 9 000 à 15 000 t entre 1993 et 1997. Les parcs à perches tournantes ont été mis en place dans les années 2000, d’abord à titre expérimental pour des questions de facilitation d’accès aux outils, puis pour faciliter l’exondation des structures d’élevage dans le cadre du développement du prégrossissement. Cette nouvelle pratique culturale a accompagné l’essor des écloseries d’huîtres et est devenue une solution de nursage du naissain de petite taille (de 3 à 30 millimètres) avant la phase de grossissement. Le parcours zootechnique possède alors un cycle de prégrossissement rapide permettant de passer de quelques millimètres à un ou deux centimètres en quelques semaines au printemps, un cycle de grossissement court de 12 à 18 mois, un cycle d’affinage avec l’exondation puis un cycle d’épuration en bassin contrôlé à terre (sanitaire et affinage). Un plateau au niveau de la production maximale se maintient entre 1999 et 2007 autour de 13 000 t par an (Gangnery 1999; Gangnery 2003; Bec et al. 2018). La lagune est considérée « infertile » ou avec des évènements de captage naturel aléatoires à cause de température et de salinité trop élevées (Héral 1986), cette production intense est soutenue par les approvisionnements en naissain naturel issus des bassins traditionnellement naisseurs comme Arcachon et Marennes-Oléron, et par des approvisionnements issus des écloseries industrielles. Les années 2007 et 2008 voient l’apparition du phénomène de surmortalité de naissain de l’huître creuse Crassostrea gigas en lien avec la présence d’Ostreid-Herpes Virus µvariant (OsHV1 µvar) (Pernet, Barret, et al. 2012; Pernet, Lagarde, Jeanné, et al. 2014). Le phénomène a provoqué une crise ostréicole avec une décroissance rapide des stocks et de la production française entre 2007 et 2010. La production a atteint un minimum en 2010 de 5 600 t mais tend à remonter doucement pour atteindre environ 11 000 t en 2017 (Gervasoni & Giffon 2016). En Méditerranée, cette diminution de la production a été exacerbée par la raréfaction du naissain issu de captage naturel et d’écloserie, de sa spéculation en France et de la dépendance de la filière méditerranéenne aux approvisionnements extérieurs en juvéniles (Figure 3). Cette crise a remis en évidence la dépendance de la production d’huîtres creuses en Méditerranée à l’approvisionnement en naissain issu de captage naturel provenant de la côte Atlantique ou d’écloseries (Lagarde et al. 2017).
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Table des matières
Introduction
Contexte
La lagune de Thau
Géographie et usages
Ostréiculture
Fonctionnement écologique
Production autotrophe vs. hétérotrophe
Le risque chimique depuis 1970
Restauration écologique et oligotrophisation
La reproduction et l’ontogénie de l’huître creuse
Gamétogénèse et ponte
Développement larvaire
Transport physique et dispersion larvaire
Préfixation
Fixation et métamorphose
Recrutement
Connectivité
Objectifs de la thèse
Chapitre 1 : Gamétogénèse, comportement de ponte et abondance larvaire de l’huître creuse Crassostrea gigas en lagune de Thau : évidence d’une stratégie environnement-dépendant
Résumé de la publication en français
Introduction
Material and Methods
Study site
Hydro-climatic parameters monitoring
Sample collection and analyses
Statistical analyses
Results
Environmental factors
Spatio-temporal variability in gametogenesis
Larval abundance
Environmental spawning triggers
Discussion
Phytoplankton as a fuel for gametogenesis
An asynchronous spawning strategy
Hierarchy of spawning triggers
Conclusion
Acknowledgements
Chapitre 2 : Recrutement de l’huître creuse (Crassostrea gigas) en lagune méditerranéenne exploitée par la conchyliculture : découverte, facteurs influents et fenêtre de recrutement favorable
Résumé de la publication en français
Introduction
Materials and methods
Study site
Larval and spat abundances
Environmental measurement
Hydrological monitoring
Plankton monitoring
Data analysis
Results
Discussion
Acknowledgements
Chapitre 3 : Influence de l’environnement trophique sur la taille à la métamorphose et les performances de recrutement de l’huître creuse
Résumé de la publication en français
Introduction
Materials and Methods
Abundance of young settlers and survival rate at metamorphosis
Prodissoconch II size
Environmental measurements
Data analysis
Results
Oyster spat abundance and survival after metamorphosis
Prodissoconch II size
Relations between PII size, hydrology and plankton data
Relation between PII size and survival after metamorphosis
Discussion
Conclusion
Acknowledgements
Chapitre 4 : Effet de l’approvisionnement trophique et de la connectivité hydrodynamique sur les patrons spatiaux du recrutement de l’huître creuse
Résumé de la publication en français
Introduction
Materials and methods
Study site
Larval and recruitment abundance
Environmental measurements
Hydrodynamic connectivity index
Simulation setup, forcing and open boundary conditions of the MARS-3D model
Data analysis
Results
Spatial variability of oyster spat recruitment
Spatial variability of oyster larvae abundances
Spatial patterns of simulated connectivity
Connectivity and larval supply
Spatial variability of ecological interactions
Discussion
Conclusion
