Caléfaction et superhydrophobie
Caléfaction liquide
Une petite goutte d’eau sur une plaque de métal portée à 80◦C s’évapore en plusieurs dizaines de secondes. A 120◦C, elle bout et disparaît en moins d’une seconde. A 200◦C, elle ne bout pas, comme le montre la figure 1.1, et elle s’évapore en plusieurs dizaines de seconde. La goutte adopte une forme quasi sphérique et le trait de lumière, visible entre elle et son reflet sur le substrat, indique qu’elle n’est pas en contact avec la surface. La température élevée crée une forte évaporation sous la goutte, dont le flux est d’autant plus important et d’autant plus confiné que la perle liquide se rapproche du substrat : la pression au sein de l’écoulement peut ainsi devenir suffisante pour maintenir la goutte en lévitation. Cet effet a initialement été décrit par Boerhaave en 1732 [18, 35], puis par Leidenfrost en 1756 [72]. Ce dernier lui a donné son nom, l’effet Leidenfrost, aussi appelé caléfaction. Quant au film de vapeur, sont épaisseur typique est de 100 μm [16].
La caléfaction a des conséquences très intéressantes pour la goutte. Premièrement, cette dernière est ultra-mobile, du fait de l’absence de contact avec le substrat. Deuxièmement, la couche de vapeur entre le liquide et le substrat est un isolant thermique qui confère à la goutte un temps de vie de quelques dizaines de secondes. Cette grandeur est un bon paramètre pour la définition de la caléfaction. La figure 1.2 présente le temps de vie τ d’une goutte d’eau millimétrique en fonction de la température T du substrat. τ (T) présente un pic très marqué autour de 150◦C, séparant un régime de temps inférieurs à la seconde, autour de T = 130◦C, lié à une forte ébullition, d’un régime de temps plus élevés, pour T > 150◦ , correspondant à la caléfaction. Cette température critique à partir de laquelle la goutte est en lévitation est nommée température de Leidenfrost, notée TL. Elle dépend de la nature du liquide [33], du substrat et de sa rugosité [12]. Elle peut présenter des variations de plusieurs centaines de degrés, et même aller jusqu’à « diverger » pour des substrats fibreux [127].
Expérimentalement, la température de Leidenfrost est un paramètre crucial. Les liquides utilisés pour les expériences décrites dans ce manuscrit peuvent être classés en deux catégories vis-à-vis de leur température de Leidenfrost. On distingue d’abord les liquides classiques, principalement l’eau et l’éthanol, qui ont des températures TL élevées (quelques centaines de degrés) et nécessitent une plaque chauffante pour observer la caléfaction. Leur principal intérêt est de pouvoir être manipulés facilement et leur volume contrôlé avec précision. L’éthanol est plus volatil que l’eau et son point d’ébullition Teb est plus bas (Teb = 78◦C) : il est plus facile à mettre en caléfaction. Vers 200◦C, sur un substrat métallique quelconque, l’alcool est en lévitation tandis qu’une goutte d’eau nécessite un substrat parfaitement poli. On trouve ensuite les liquides cryogéniques, l’azote (Teb = −196◦C) et l’oxygène (Teb = −183◦C), qui sont en caléfaction à température ambiante. Ils sont plus difficiles à contrôler et leurs dimensions sont mesurées a posteriori. En revanche, on peut les utiliser dans des dispositifs difficiles à chauffer, comme par exemple des montages de grande dimension. L’oxygène liquide possède une particularité supplémentaire, intéressante pour contrôler une goutte : il est paramagnétique. Cela signifie qu’il est sensible aux gradients de champ magnétique: si l’on place un aimant sous le substrat, une goutte d’oxygène est attirée dans sa direction [91, 92]. Pour le synthétiser, on remplit un cône métallique d’azote liquide (facilement accessible en laboratoire). Le cône se refroidit à une température proche de celle de l’azote liquide (-196◦ ), inférieure à la température d’ébullition de l’oxygène (-183◦C). L’oxygène de l’air se condense sur les parois extérieures et ruisselle jusqu’à créer un goutte-à-goutte à la pointe du cône.
Superhydrophobie
Nous quittons un instant les plaques chauffantes pour nous intéresser au troisième objet non mouillant dont il sera question dans ce manuscrit. En fonction de son angle de contact θ (figure 1.4a), une goutte d’eau déposée sur un substrat horizontal peut adopter différentes formes, du film (θ ≈ 0◦ ) à la perle liquide (θ > 160◦ ). Cette dernière situation, dans laquelle la goutte ne s’étale pas mais garde une forme sphérique, porte le nom de superhydrophobie .
Pour l’observer dans la Nature, il faut se tourner vers certaines plantes comme le lotus [8, 126] ou certains animaux comme le gerris [49] ou la collembole [59]. La figure 1.5a montre la photo d’une feuille de Neptunia prise au microscope électronique. La surface, superhydrophobe, n’est pas lisse mais parsemée de plots d’une vingtaines de micromètres. Une texturation se retrouve aussi sur les pattes superhydrophobes du gerris, figure 1.5b, sous la forme de poils coniques très fins (largeur submicrométrique). Sur une surface lisse à l’échelle micrométrique, on peut obtenir des angles de contact allant jusqu’à 120◦ , en recouvrant, par exemple, le substrat de molécules perfluorées (chaînes carbonnées, type –CF2–). En revanche, il est difficile de dépasser cette valeur [111]. La rugosité observée sur les feuilles de Neptunia ou sur les pattes du gerris permet de dépasser largement de cette limite. L’explication en revient à Cassie [24, 17] : la goutte ne mouille pas toute la surface mais repose sur le sommets des rugosités (figure 1.6), comme un fakir sur son tapis de clous. Le liquide ajuste localement son angle de contact θ avec la surface mais l’angle de contact macroscopique résultant θ ∗ , aussi appelé angle apparent, est bien supérieur à θ. De cette manière, une fraction très faible de la surface inférieure de la goutte (quelques pour cents) est en contact avec le solide, le reste étant en contact avec l’air. Cependant, il est important de noter que l’angle de contact local θ doit être supérieur en général à 90◦ , c’est-à-dire la surface hydrophobe, pour obtenir une goutte en état fakir [86, 112]. Dans le cas contraire, le liquide se répandra souvent dans les rugosités et l’on a une surface superhydrophile. Une double texturation sera souvent utilisée pour obtenir une surface superhydrophobe : une texturation physique (la rugosité) et une texturation chimique (une surface hydrophobe). Du point de vue de la rugosité, les plantes sont assez remarquables : elles possèdent souvent plusieurs échelles de rugosité [13].
En laboratoire, il existe plusieurs méthodes pour réaliser une surface superhydrophobe. Une première manière consiste à graver les rugosités dans un substrat par une technique de lithographie (texturation physique) [27]. On peut alors contrôler le motif des rugosités, par exemple en faisant un réseau carré de plots (figure 1.7a). On traite ensuite le substrat avec une solution de molécules hydrophobes qui viennent se greffer à la surface (texturation chimique). Cette technique est très intéressante pour obtenir une rugosité de géométrie contrôlée ; en revanche, l’utilisation de techniques de lithographie limite la taille (quelques centimètres) et la géométrie (surface plane) des échantillons. La seconde méthode consiste à créer la rugosité en déposant à la surface du substrat des particules solides, puis à traiter chimiquement cette texturation pour la rendre hydrophobe. On ne maîtrise pas la géométrie de la rugosité, mais on peut traiter des surfaces à la géométrie plus exotique, ou sur des superficies bien plus grandes. Pour les expériences discutées dans ce manuscrit, nous utiliserons la seconde méthode avec deux traitements différents. (i) Le premier a été mis au point par Larmour et collaborateurs [69]. On passe un substrat de cuivre ou de laiton dans une solution aqueuse de AgNO3, et la surface noircit en se recouvrant de particules d’argent qui créent une rugosité micrométrique (figure 1.7). On traite ensuite la surface avec une solution alcoolique de 3,3,4,4,5,5,6,6,7,7,8,8,9,9,10,10,10-heptadecafluoro-1 décanethiol (HDFT) qui vient greffer ces longues molécules perfluorées à la surface du dépôt d’argent. Cette méthode permet d’obtenir une surface superhydrophobe assez rapidement (moins d’une heure pour le traitement complet) mais elle se limite principalement aux substrats de cuivre ou de laiton. Cependant, si la surface que l’on souhaite traiter est métallique, on peut au préalable y déposer par électrolyse une couche de cuivre. On plonge dans un bain de sulfate de cuivre aqueux la pièce en métal à recouvrir et un morceau de cuivre. On relie alors la première (la cathode) à la borne moins d’un générateur et le second (l’anode) à la borne plus. (ii) Le second traitement que nous utiliserons est une solution commercialisée par l’entreprise Soft99, le Glaco Mirror Coat Zero (figure 1.7c). Pour traiter une surface, nous la passons dans un bain de cette solution puis nous la séchons à l’étuve à 150◦C, en répétant cette procédure trois fois. Le dépôt possède l’intérêt d’être invisible, on peut donc créer des surfaces superhydrophobes transparentes. Ces deux traitements présentent un angle de contact à l’eau supérieur à 160◦.
Physique du non mouillant
La tension de surface
La tension de surface se manifeste, à l’interface entre deux phases non miscibles, sous la forme d’une énergie E = γS. S est la surface de cette interface et γ, appelée tension superficielle, est l’énergie qu’il faut fournir pour augmenter la surface d’une unité [37]. Son ordre de grandeur, pour une interface liquide/air, est typiquement de quelques dizaines de millinewtons par mètre. La première conséquence de cette énergie de surface est la forme d’une goutte liquide, comme une goutte de pluie, soumise uniquement à sa tension de surface. Le liquide cherche à minimiser son énergie γS, donc à adopter la surface la plus petite possible à volume constant : la sphère. La seconde conséquence est liée à la pression. Lorsque l’on traverse une interface courbée, la pression subit une variation ∆P, appelée pression de Laplace, due à la tension de surface : ∆P = γC. C est la courbure de l’interface, définie comme la somme de deux courbures orthogonales. Ainsi, une goutte sphérique de rayon R est en surpression ∆P = 2γ/R, de l’ordre de 100 Pa aux échelles millimétriques.
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Table des matières
Introduction
1 Des objets non mouillants
1.1 Caléfaction et superhydrophobie
1.1.1 Caléfaction liquide
1.1.2 Caléfaction solide
1.1.3 Superhydrophobie
1.2 Physique du non mouillant
1.2.1 Forme des gouttes
1.2.2 Film de vapeur et temps de vie
1.2.3 Instabilités
1.3 Transition superhydrophobie/caléfaction
2 Le toit d’usine : propulsion sur textures asymétriques
2.1 Littérature de toit d’usine
2.1.1 L’expérience de Linke
2.1.2 L’âge de glace
2.1.3 L’âge d’or
2.2 L’écoulement de vapeur
2.2.1 Vue de dessous
2.2.2 Vue de dessus
2.2.3 Vue d’ensemble
2.3 Force de propulsion
2.3.1 Mesures expérimentales
2.3.2 Modèle théorique
2.3.3 Loi d’échelle
2.3.4 Les modèles concurrents
2.4 Un toit d’usine superhydrophobe
2.4.1 Propulsion à basse température
2.4.2 Comportement critique
3 Version continue : le palet asymétrique
3.1 Un palet asymétrique en caléfaction
3.1.1 Propulsion par un petit poi(d)s
3.1.2 Le rôle de la force de pression
3.1.3 Premières mesures
3.2 Force de propulsion
3.2.1 L’approximation de lubrification
3.2.2 Loi d’échelle
3.2.3 Calcul analytique
3.2.4 Résultats et discussion
3.3 Au-delà de la ligne droite
3.3.1 Un palet en rotation
3.3.2 Deux palets en rotation
4 Friction
4.1 Sur une surface texturée
4.1.1 Un piège à goutte
4.1.2 Mesure de la force de friction
4.1.3 Mécanismes de dissipation
4.1.4 Des créneaux superhydrophobes
4.1.5 Le retour du toit d’usine
4.2 Sur une surface lisse
4.2.1 Les mécanismes de dissipation
4.2.2 Caléfaction solide
4.2.3 Caléfaction liquide
4.2.4 Bicaléfaction liquide
5 La bicaléfaction
5.1 Formation d’anneaux liquides
5.1.1 Observation de l’instabilité
5.1.2 Zoologie
5.2 Les quatre phases de l’instabilité
5.2.1 Avant l’ouverture
5.2.2 Eclatement du film liquide
5.2.3 Extension de l’anneau
5.2.4 Fragmentation du tore
Conclusion
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